Les Trois Mousquetaires
© КАРО, 2022
Préface
Dans laquelle il est établi que, malgré leurs nom en OS et en IS, les héros de lhistoire que nous allons avoir lhonneur de raconter a nos lecteurs nont rien de mythologique.
Il y a un an à peu près, quen faisant à la Bibliothèque royale des recherches pour mon histoire de Louis XIV, je tombai par hasard sur les Mémoires de M. dArtagnan, imprimés comme la plus grande partie des ouvrages de cette époque, où les auteurs tenaient à dire la vérité sans aller faire un tour plus ou moins long à la Bastille à Amsterdam, chez Pierre Rouge. Le titre me séduisit : je les emportai chez moi, avec la permission de M. le conservateur ; bien entendu, je les dévorai.
Mon intention nest pas de faire ici une analyse de ce curieux ouvrage, et je me contenterai dy renvoyer ceux de mes lecteurs qui apprécient les tableaux dépoques. Ils y trouveront des portraits crayonnés de main de maître ; et, quoique les esquisses soient, pour la plupart du temps, tracées sur des portes de caserne et sur des murs de cabaret, ils ny reconnaîtront pas moins, aussi ressemblantes que dans lhistoire de M. Anquetil, les images de Louis XIII, dAnne dAutriche, de Richelieu, de Mazarin et de la plupart des courtisans de lépoque.
Mais, comme on le sait, ce qui frappe lesprit capricieux du poète nest pas toujours ce qui impressionne la masse des lecteurs. Or, tout en admirant, comme les autres admireront sans doute, les détails que nous avons signalés, la chose qui nous préoccupa le plus est une chose à laquelle bien certainement personne avant nous navait fait la moindre attention.
DArtagnan raconte quà sa première visite à M. de Tréville, le capitaine des mousquetaires du roi, il rencontra dans son antichambre trois jeunes gens servant dans lillustre corps où il sollicitait lhonneur dêtre reçu, et ayant nom Athos, Porthos et Aramis.
Nous lavouons, ces trois noms étrangers nous frappèrent, et il nous vint aussitôt à lesprit quils nétaient que des pseudonymes à laide desquels dArtagnan avait déguisé des noms peut-être illustres, si toutefois les porteurs de ces noms demprunt ne les avaient pas choisis eux-mêmes le jour où, par caprice, par mécontentement ou par défaut de fortune, ils avaient endossé la simple casaque de mousquetaire.
Dès lors nous neûmes plus de repos que nous neussions retrouvé, dans les ouvrages contemporains, une trace quelconque de ces noms extraordinaires qui avaient fort éveillé notre curiosité.
Le seul catalogue des livres que nous lûmes pour arriver à ce but remplirait un feuilleton tout entier, ce qui serait peut-être fort instructif, mais à coups sûr peu amusant pour nos lecteurs. Nous nous contenterons donc de leur dire quau moment où, découragé de tant dinvestigations infructueuses, nous allions abandonner notre recherche, nous trouvâmes enfin, guidé par les conseils de notre illustre et savant ami Paulin Paris, un manuscrit in-folio, coté le n° 4772 ou 4773, nous ne nous le rappelons plus bien, ayant pour titre :
« Mémoires de M. le comte de La Fère, concernant quelques-uns des événements qui se passèrent en France vers la fin du règne du roi Louis XIII et le commencement du règne du roi Louis XIV. »
On devine si notre joie fut grande, lorsquen feuilletant ce manuscrit, notre dernier espoir, nous trouvâmes à la vingtième page le nom dAthos, à la vingt-septième le nom de Porthos, et à la trente et unième le nom dAramis.
La découverte dun manuscrit complètement inconnu, dans une époque où la science historique est poussée à un si haut degré, nous parut presque miraculeuse. Aussi nous hâtâmes-nous de solliciter la permission de le faire imprimer, dans le but de nous présenter un jour avec le bagage des autres à lAcadémie des inscriptions et belles-lettres, si nous narrivions, chose fort probable, à entrer à lAcadémie française avec notre propre bagage. Cette permission, nous devons le dire, nous fut gracieusement accordée ; ce que nous consignons ici pour donner un démenti public aux malveillants qui prétendent que nous vivons sous un gouvernement assez médiocrement disposé à lendroit des gens de lettres.
Or, cest la première partie de ce précieux manuscrit que nous offrons aujourdhui à nos lecteurs, en lui restituant le titre qui lui convient, prenant lengagement, si, comme nous nen doutons pas, cette première partie obtient le succès quelle mérite, de publier incessamment la seconde.
En attendant, comme le parrain est un second père, nous invitons le lecteur à sen prendre à nous, et non au comte de La Fère, de son plaisir ou de son ennui.
Cela posé, passons à notre histoire.
Alexandre DumasI. Les trois présents de M. dartagnan père
Le premier lundi du mois davril 1625, le bourg de Meung, où naquit lauteur du Roman de la Rose, semblait être dans une révolution aussi entière que si les huguenots en fussent venus faire une seconde Rochelle. Plusieurs bourgeois, voyant senfuir les femmes du côté de la Grande-Rue, entendant les enfants crier sur le seuil des portes, se hâtaient dendosser la cuirasse et, appuyant leur contenance quelque peu incertaine dun mousquet ou dune pertuisane, se dirigeaient vers lhôtellerie du Franc Meunier, devant laquelle sempressait, en grossissant de minute en minute, un groupe compact, bruyant et plein de curiosité.
En ce temps-là les paniques étaient fréquentes, et peu de jours se passaient sans quune ville ou lautre enregistrât sur ses archives quelque événement de ce genre. Il y avait les seigneurs qui guerroyaient entre eux ; il y avait le roi qui faisait la guerre au cardinal ; il y avait lEspagnol qui faisait la guerre au roi. Puis, outre ces guerres sourdes ou publiques, secrètes ou patentes, il y avait encore les voleurs, les mendiants, les huguenots, les loups et les laquais, qui faisaient la guerre à tout le monde. Les bourgeois sarmaient toujours contre les voleurs, contre les loups, contre les laquais, souvent contre les seigneurs et les huguenots, quelquefois contre le roi, mais jamais contre le cardinal et lEspagnol. Il résulta donc de cette habitude prise, que, ce susdit premier lundi du mois davril 1625, les bourgeois, entendant du bruit, et ne voyant ni le guidon jaune et rouge, ni la livrée du duc de Richelieu, se précipitèrent du côté de lhôtel du Franc Meunier.
Arrivé là, chacun put voir et reconnaître la cause de cette rumeur.
Un jeune homme traçons son portrait dun seul trait de plume : figurez-vous don Quichotte à dix-huit ans, don Quichotte décorcelé, sans haubert et sans cuissards, don Quichotte revêtu dun pourpoint de laine dont la couleur bleue sétait transformée en une nuance insaisissable de lie-de-vin et dazur céleste. Visage long et brun ; la pommette des joues saillante, signe dastuce ; les muscles maxillaires énormément développés, indice infaillible auquel on reconnaît le Gascon, même sans béret, et notre jeune homme portait un béret orné dune espèce de plume ; loeil ouvert et intelligent ; le nez crochu, mais finement dessiné ; trop grand pour un adolescent, trop petit pour un homme fait, et quun oeil peu exercé eût pris pour un fils de fermier en voyage, sans sa longue épée qui, pendue à un baudrier de peau, battait les mollets de son propriétaire quand il était à pied, et le poil hérissé de sa monture quand il était à cheval.
Car notre jeune homme avait une monture, et cette monture était même si remarquable, quelle fut remarquée : cétait un bidet du Béarn, âgé de douze ou quatorze ans, jaune de robe, sans crins à la queue, mais non pas sans javarts aux jambes, et qui, tout en marchant la tête plus bas que les genoux, ce qui rendait inutile lapplication de la martingale, faisait encore également ses huit lieues par jour. Malheureusement les qualités de ce cheval étaient si bien cachées sous son poil étrange et son allure incongrue, que dans un temps où tout le monde se connaissait en chevaux, lapparition du susdit bidet à Meung, où il était entré il y avait un quart dheure à peu près par la porte de Beaugency, produisit une sensation dont la défaveur rejaillit jusquà son cavalier.
Et cette sensation avait été dautant plus pénible au jeune dArtagnan (ainsi sappelait le don Quichotte de cette autre Rossinante), quil ne se cachait pas le côté ridicule que lui donnait, si bon cavalier quil fût, une pareille monture ; aussi avait-il fort soupiré en acceptant le don que lui en avait fait M. dArtagnan père. Il nignorait pas quune pareille bête valait au moins vingt livres : il est vrai que les paroles dont le présent avait été accompagné navaient pas de prix.
« Mon fils, avait dit le gentilhomme gascon dans ce pur patois de Béarn dont Henri IV navait jamais pu parvenir à se défaire , mon fils, ce cheval est né dans la maison de votre père, il y a tantôt treize ans, et y est resté depuis ce temps-là, ce qui doit vous porter à laimer. Ne le vendez jamais, laissez-le mourir tranquillement et honorablement de vieillesse, et si vous faites campagne avec lui, ménagez-le comme vous ménageriez un vieux serviteur. À la cour, continua M. dArtagnan père, si toutefois vous avez lhonneur dy aller, honneur auquel, du reste, votre vieille noblesse vous donne des droits, soutenez dignement votre nom de gentilhomme, qui a été porté dignement par vos ancêtres depuis plus de cinq cents ans. Pour vous et pour les vôtres par les vôtres, jentends vos parents et vos amis , ne supportez jamais rien que de M. le cardinal et du roi. Cest par son courage, entendez-vous bien, par son courage seul, quun gentilhomme fait son chemin aujourdhui. Quiconque tremble une seconde laisse peut-être échapper lappât que, pendant cette seconde justement, la fortune lui tendait. Vous êtes jeune, vous devez être brave par deux raisons : la première, cest que vous êtes Gascon, et la seconde, cest que vous êtes mon fils. Ne craignez pas les occasions et cherchez les aventures. Je vous ai fait apprendre à manier lépée ; vous avez un jarret de fer, un poignet dacier ; battez-vous à tout propos ; battez-vous dautant plus que les duels sont défendus, et que, par conséquent, il y a deux fois du courage à se battre. Je nai, mon fils, à vous donner que quinze écus, mon cheval et les conseils que vous venez dentendre. Votre mère y ajoutera la recette dun certain baume quelle tient dune bohémienne, et qui a une vertu miraculeuse pour guérir toute blessure qui natteint pas le coeur. Faites votre profit du tout, et vivez heureusement et longtemps. Je nai plus quun mot à ajouter, et cest un exemple que je vous propose, non pas le mien, car je nai, moi, jamais paru à la cour et nai fait que les guerres de religion en volontaire ; je veux parler de M. de Tréville, qui était mon voisin autrefois, et qui a eu lhonneur de jouer tout enfant avec notre roi Louis treizième, que Dieu conserve ! Quelquefois leurs jeux dégénéraient en bataille et dans ces batailles le roi nétait pas toujours le plus fort. Les coups quil en reçut lui donnèrent beaucoup destime et damitié pour M. de Tréville. Plus tard, M. de Tréville se battit contre dautres dans son premier voyage à Paris, cinq fois ; depuis la mort du feu roi jusquà la majorité du jeune sans compter les guerres et les sièges, sept fois ; et depuis cette majorité jusquaujourdhui, cent fois peut-être ! Aussi, malgré les édits, les ordonnances et les arrêts, le voilà capitaine des mousquetaires, cest-à-dire chef dune légion de Césars, dont le roi fait un très grand cas, et que M. le cardinal redoute, lui qui ne redoute pas grand-chose, comme chacun sait. De plus, M. de Tréville gagne dix mille écus par an ; cest donc un fort grand seigneur. Il a commencé comme vous, allez le voir avec cette lettre, et réglez-vous sur lui, afin de faire comme lui. »
Sur quoi, M. dArtagnan père ceignit à son fils sa propre épée, lembrassa tendrement sur les deux joues et lui donna sa bénédiction.
En sortant de la chambre paternelle, le jeune homme trouva sa mère qui lattendait avec la fameuse recette dont les conseils que nous venons de rapporter devaient nécessiter un assez fréquent emploi. Les adieux furent de ce côté plus longs et plus tendres quils ne lavaient été de lautre, non pas que M. dArtagnan naimât son fils, qui était sa seule progéniture, mais M. dArtagnan était un homme, et il eût regardé comme indigne dun homme de se laisser aller à son émotion, tandis que Mme dArtagnan était femme et, de plus, était mère. Elle pleura abondamment, et, disons-le à la louange de M. dArtagnan fils, quelques efforts quil tentât pour rester ferme comme le devait être un futur mousquetaire, la nature lemporta et il versa force larmes, dont il parvint à grand-peine à cacher la moitié.
Le même jour le jeune homme se mit en route, muni des trois présents paternels et qui se composaient, comme nous lavons dit, de quinze écus, du cheval et de la lettre pour M. de Tréville ; comme on le pense bien, les conseils avaient été donnés par-dessus le marché.
Avec un pareil vade-mecum, dArtagnan se trouva, au moral comme au physique, une copie exacte du héros de Cervantes, auquel nous lavons si heureusement comparé lorsque nos devoirs dhistorien nous ont fait une nécessité de tracer son portrait. Don Quichotte prenait les moulins à vent pour des géants et les moutons pour des armées, dArtagnan prit chaque sourire pour une insulte et chaque regard pour une provocation. Il en résulta quil eut toujours le poing fermé depuis Tarbes jusquà Meung, et que lun dans lautre il porta la main au pommeau de son épée dix fois par jour ; toutefois le poing ne descendit sur aucune mâchoire, et lépée ne sortit point de son fourreau. Ce nest pas que la vue du malencontreux bidet jaune népanouît bien des sourires sur les visages des passants ; mais, comme au-dessus du bidet sonnait une épée de taille respectable et quau-dessus de cette épée brillait un oeil plutôt féroce que fier, les passants réprimaient leur hilarité, ou, si lhilarité lemportait sur la prudence, ils tâchaient au moins de ne rire que dun seul côté, comme les masques antiques. DArtagnan demeura donc majestueux et intact dans sa susceptibilité jusquà cette malheureuse ville de Meung.
Mais là, comme il descendait de cheval à la porte du Franc Meunier sans que personne, hôte, garçon ou palefrenier, fût venu prendre létrier au montoir, dArtagnan avisa à une fenêtre entrouverte du rez-de-chaussée un gentilhomme de belle taille et de haute mine, quoique au visage légèrement renfrogné, lequel causait avec deux personnes qui paraissaient lécouter avec déférence. DArtagnan crut tout naturellement, selon son habitude, être lobjet de la conversation et écouta. Cette fois, dArtagnan ne sétait trompé quà moitié : ce nétait pas de lui quil était question, mais de son cheval. Le gentilhomme paraissait énumérer à ses auditeurs toutes ses qualités, et comme, ainsi que je lai dit, les auditeurs paraissaient avoir une grande déférence pour le narrateur, ils éclataient de rire à tout moment. Or, comme un demi-sourire suffisait pour éveiller lirascibilité du jeune homme, on comprend quel effet produisit sur lui tant de bruyante hilarité.
Cependant dArtagnan voulut dabord se rendre compte de la physionomie de limpertinent qui se moquait de lui. Il fixa son regard fier sur létranger et reconnut un homme de quarante à quarante-cinq ans, aux yeux noirs et perçants, au teint pâle, au nez fortement accentué, à la moustache noire et parfaitement taillée ; il était vêtu dun pourpoint et dun haut-de-chausses violet avec des aiguillettes de même couleur, sans aucun ornement que les crevés habituels par lesquels passait la chemise. Ce haut-de-chausses et ce pourpoint, quoique neufs, paraissaient froissés comme des habits de voyage longtemps renfermés dans un portemanteau. DArtagnan fit toutes ces remarques avec la rapidité de lobservateur le plus minutieux, et sans doute par un sentiment instinctif qui lui disait que cet inconnu devait avoir une grande influence sur sa vie à venir.