Les Trois Mousquetaires / Три мушкетера - Александр Дюма 20 стр.


Il resta donc ainsi sur la banquette, le dos appuyé au mur et les bras pendants, à lendroit même où les gardes lavaient déposé.

Cependant, comme, en regardant autour de lui, il ne voyait aucun objet menaçant, comme rien nindiquait quil courût un danger réel, comme la banquette était convenablement rembourrée, comme la muraille était recouverte dun beau cuir de Cordoue, comme de grands rideaux de damas rouge flottaient devant la fenêtre, retenus par des embrasses dor, il comprit peu à peu que sa frayeur était exagérée, et il commença de remuer la tête à droite et à gauche et de bas en haut.

À ce mouvement, auquel personne ne sopposa, il reprit un peu de courage et se risqua à ramener une jambe, puis lautre ; enfin, en saidant de ses deux mains, il se souleva sur sa banquette et se trouva sur ses pieds.

En ce moment, un officier de bonne mine ouvrit une portière, continua déchanger encore quelques paroles avec une personne qui se trouvait dans la pièce voisine, et se retournant vers le prisonnier :

« Cest vous qui vous nommez Bonacieux ? dit-il.

 Oui, monsieur lofficier, balbutia le mercier, plus mort que vif, pour vous servir.

 Entrez », dit lofficier.

Et il seffaça pour que le mercier pût passer. Celui-ci obéit sans réplique, et entra dans la chambre où il paraissait être attendu.

Cétait un grand cabinet, aux murailles garnies darmes offensives et défensives, clos et étouffé, et dans lequel il y avait déjà du feu, quoique lon fût à peine à la fin du mois de septembre. Une table carrée, couverte de livres et de papiers sur lesquels était déroulé un plan immense de la ville de La Rochelle, tenait le milieu de lappartement.

Debout devant la cheminée était un homme de moyenne taille, à la mine haute et fière, aux yeux perçants, au front large, à la figure amaigrie quallongeait encore une royale surmontée dune paire de moustaches. Quoique cet homme eût trente-six à trente-sept ans à peine, cheveux, moustache et royale sen allaient grisonnant. Cet homme, moins lépée, avait toute la mine dun homme de guerre, et ses bottes de buffle encore légèrement couvertes de poussière indiquaient quil avait monté à cheval dans la journée.

Cet homme, cétait Armand-Jean Duplessis, cardinal de Richelieu, non point tel quon nous le représente, cassé comme un vieillard, souffrant comme un martyr, le corps brisé, la voix éteinte, enterré dans un grand fauteuil comme dans une tombe anticipée, ne vivant plus que par la force de son génie, et ne soutenant plus la lutte avec lEurope que par léternelle application de sa pensée, mais tel quil était réellement à cette époque, cest-à-dire adroit et galant cavalier, faible de corps déjà, mais soutenu par cette puissance morale qui a fait de lui un des hommes les plus extraordinaires qui aient existé ; se préparant enfin, après avoir soutenu le duc de Nevers dans son duché de Mantoue, après avoir pris Nîmes, Castres et Uzès, à chasser les Anglais de lîle de Ré et à faire le siège de La Rochelle.

À la première vue, rien ne dénotait donc le cardinal, et il était impossible à ceux-là qui ne connaissaient point son visage de deviner devant qui ils se trouvaient.

Le pauvre mercier demeura debout à la porte, tandis que les yeux du personnage que nous venons de décrire se fixaient sur lui, et semblaient vouloir pénétrer jusquau fond du passé.

« Cest là ce Bonacieux ? demanda-t-il après un moment de silence.

 Oui, Monseigneur, reprit lofficier.

 Cest bien, donnez-moi ces papiers et laissez-nous. »

Lofficier prit sur la table les papiers désignés, les remit à celui qui les demandait, sinclina jusquà terre, et sortit.

Bonacieux reconnut dans ces papiers ses interrogatoires de la Bastille. De temps en temps, lhomme de la cheminée levait les yeux de dessus les écritures, et les plongeait comme deux poignards jusquau fond du coeur du pauvre mercier.

Au bout de dix minutes de lecture et dix secondes dexamen, le cardinal était fixé.

« Cette tête-là na jamais conspiré », murmura-t-il ; mais nimporte, voyons toujours.

 Vous êtes accusé de haute trahison, dit lentement le cardinal.

 Cest ce quon ma déjà appris, Monseigneur, sécria Bonacieux, donnant à son interrogateur le titre quil avait entendu lofficier lui donner ; mais je vous jure que je nen savais rien. »

Le cardinal réprima un sourire.

« Vous avez conspiré avec votre femme, avec Mme de Chevreuse et avec Milord duc de Buckingham.

 En effet, Monseigneur, répondit le mercier, je lai entendue prononcer tous ces noms-là.

 Et à quelle occasion ?

 Elle disait que le cardinal de Richelieu avait attiré le duc de Buckingham à Paris pour le perdre et pour perdre la reine avec lui.

 Elle disait cela ? sécria le cardinal avec violence.

 Oui, Monseigneur ; mais moi je lui ai dit quelle avait tort de tenir de pareils propos, et que Son Éminence était incapable

 Taisez-vous, vous êtes un imbécile, reprit le cardinal.

 Cest justement ce que ma femme ma répondu, Monseigneur.

 Savez-vous qui a enlevé votre femme ?

 Non, Monseigneur.

 Vous avez des soupçons, cependant ?

 Oui, Monseigneur ; mais ces soupçons ont paru contrarier M. le commissaire, et je ne les ai plus.

 Votre femme sest échappée, le saviez-vous ?

 Non, Monseigneur, je lai appris depuis que je suis en prison, et toujours par lentremise de M. le commissaire, un homme bien aimable ! »

Le cardinal réprima un second sourire.

« Alors vous ignorez ce que votre femme est devenue depuis sa fuite ?

 Absolument, Monseigneur ; mais elle a dû rentrer au Louvre.

 À une heure du matin elle ny était pas rentrée encore.

 Ah ! mon Dieu ! mais quest-elle devenue alors ?

 On le saura, soyez tranquille ; on ne cache rien au cardinal ; le cardinal sait tout.

 En ce cas, Monseigneur, est-ce que vous croyez que le cardinal consentira à me dire ce quest devenue ma femme ?

 Peut-être ; mais il faut dabord que vous avouiez tout ce que vous savez relativement aux relations de votre femme avec Mme de Chevreuse.

 Mais, Monseigneur, je nen sais rien ; je ne lai jamais vue.

 Quand vous alliez chercher votre femme au Louvre, revenait-elle directement chez vous ?

 Presque jamais : elle avait affaire à des marchands de toile, chez lesquels je la conduisais.

 Et combien y en avait-il de marchands de toile ?

 Deux, Monseigneur.

 Où demeurent-ils ?

 Un, rue de Vaugirard ; lautre, rue de La Harpe.

 Entriez-vous chez eux avec elle ?

 Jamais, Monseigneur ; je lattendais à la porte.

 Et quel prétexte vous donnait-elle pour entrer ainsi toute seule ?

 Elle ne men donnait pas ; elle me disait dattendre, et jattendais.

 Vous êtes un mari complaisant, mon cher monsieur Bonacieux ! » dit le cardinal.

« Il mappelle son cher monsieur ! dit en lui-même le mercier. Peste ! les affaires vont bien ! »

« Reconnaîtriez-vous ces portes ?

 Oui.

 Savez-vous les numéros ?

 Oui.

 Quels sont-ils ?

 N° 25, dans la rue de Vaugirard ; n° 75, dans la rue de La Harpe.

 Cest bien », dit le cardinal.

À ces mots, il prit une sonnette dargent, et sonna ; lofficier rentra.

« Allez, dit-il à demi-voix, me chercher Rochefort ; et quil vienne à linstant même, sil est rentré.

 Le comte est là, dit lofficier, il demande instamment à parler à Votre Éminence ! »

« À Votre Éminence ! murmura Bonacieux, qui savait que tel était le titre quon donnait dordinaire à M. le cardinal, à Votre Éminence ! »

« Quil vienne alors, quil vienne ! » dit vivement Richelieu.

Lofficier sélança hors de lappartement, avec cette rapidité que mettaient dordinaire tous les serviteurs du cardinal à lui obéir.

« À Votre Éminence ! » murmurait Bonacieux en roulant des yeux égarés.

Cinq secondes ne sétaient pas écoulées depuis la disparition de lofficier, que la porte souvrit et quun nouveau personnage entra.

« Cest lui, sécria Bonacieux.

 Qui lui ? demanda le cardinal.

 Celui qui ma enlevé ma femme. »

Le cardinal sonna une seconde fois. Lofficier reparut.

« Remettez cet homme aux mains de ses deux gardes, et quil attende que je le rappelle devant moi.

 Non, Monseigneur ! non, ce nest pas lui ! sécria Bonacieux ; non, je métais trompé : cest un autre qui ne lui ressemble pas du tout ! Monsieur est un honnête homme.

 Emmenez cet imbécile ! » dit le cardinal.

Lofficier prit Bonacieux sous le bras, et le reconduisit dans lantichambre où il trouva ses deux gardes.

Le nouveau personnage quon venait dintroduire suivit des yeux avec impatience Bonacieux jusquà ce quil fût sorti, et dès que la porte se fut refermée sur lui :

« Ils se sont vus, dit-il en sapprochant vivement du cardinal.

 Qui ? demanda Son Éminence.

 Elle et lui.

 La reine et le duc ? sécria Richelieu.

 Oui.

 Et où cela ?

 Au Louvre.

 Vous en êtes sûr ?

 Parfaitement sûr.

 Qui vous la dit ?

 Mme de Lannoy, qui est toute à Votre Éminence, comme vous le savez.

 Pourquoi ne la-t-elle pas dit plus tôt ?

 Soit hasard, soit défiance, la reine a fait coucher Mme de Fargis dans sa chambre, et la gardée toute la journée.

 Cest bien, nous sommes battus. Tâchons de prendre notre revanche.

 Je vous y aiderai de toute mon âme, Monseigneur, soyez tranquille.

 Comment cela sest-il passé ?

 À minuit et demi, la reine était avec ses femmes

 Où cela ?

 Dans sa chambre à coucher

 Bien.

 Lorsquon est venu lui remettre un mouchoir de la part de sa dame de lingerie

 Après ?

 Aussitôt la reine a manifesté une grande émotion, et, malgré le rouge dont elle avait le visage couvert, elle a pâli.

 Après ! après !

 Cependant, elle sest levée, et dune voix altérée : « Mesdames, a-t-elle dit, attendez-moi dix minutes, puis je reviens. » Et elle a ouvert la porte de son alcôve, puis elle est sortie.

 Pourquoi Mme de Lannoy nest-elle pas venue vous prévenir à linstant même ?

 Rien nétait bien certain encore ; dailleurs, la reine avait dit : « Mesdames, attendez-moi » ; et elle nosait désobéir à la reine.

 Et combien de temps la reine est-elle restée hors de la chambre ?

 Trois quarts dheure.

 Aucune de ses femmes ne laccompagnait ?

 Doña Estefania seulement.

 Et elle est rentrée ensuite ?

 Oui, mais pour prendre un petit coffret de bois de rose à son chiffre, et sortir aussitôt.

 Et quand elle est rentrée, plus tard, a-t-elle rapporté le coffret ?

 Non.

 Mme de Lannoy savait-elle ce quil y avait dans ce coffret ?

 Oui : les ferrets en diamants que Sa Majesté a donnés à la reine.

 Et elle est rentrée sans ce coffret ?

 Oui.

 Lopinion de Mme de Lannoy est quelle les a remis alors à Buckingham ?

 Elle en est sûre.

 Comment cela ?

 Pendant la journée, Mme de Lannoy, en sa qualité de dame datour de la reine, a cherché ce coffret, a paru inquiète de ne pas le trouver et a fini par en demander des nouvelles à la reine.

 Et alors, la reine ?

 La reine est devenue fort rouge et a répondu quayant brisé la veille un de ses ferrets, elle lavait envoyé raccommoder chez son orfèvre.

 Il faut y passer et sassurer si la chose est vraie ou non.

 Jy suis passé.

 Eh bien, lorfèvre ?

 Lorfèvre na entendu parler de rien.

 Bien ! bien ! Rochefort, tout nest pas perdu, et peut-être peut-être tout est-il pour le mieux !

 Le fait est que je ne doute pas que le génie de Votre Éminence

 Ne répare les bêtises de mon agent, nest-ce pas ?

 Cest justement ce que jallais dire, si Votre Éminence mavait laissé achever ma phrase.

 Maintenant, savez-vous où se cachaient la duchesse de Chevreuse et le duc de Buckingham ?

 Non, Monseigneur, mes gens nont pu rien me dire de positif là-dessus.

 Je le sais, moi.

 Vous, Monseigneur ?

 Oui, ou du moins je men doute. Ils se tenaient, lun rue de Vaugirard, n° 25, et lautre rue de La Harpe, n° 75.

 Votre Éminence veut-elle que je les fasse arrêter tous deux ?

 Il sera trop tard, ils seront partis.

 Nimporte, on peut sen assurer.

 Prenez dix hommes de mes gardes, et fouillez les deux maisons.

 Jy vais, Monseigneur. »

Et Rochefort sélança hors de lappartement.

Le cardinal, resté seul, réfléchit un instant et sonna une troisième fois.

Le même officier reparut.

« Faites entrer le prisonnier », dit le cardinal.

Maître Bonacieux fut introduit de nouveau, et, sur un signe du cardinal, lofficier se retira.

« Vous mavez trompé, dit sévèrement le cardinal.

 Moi, sécria Bonacieux, moi, tromper Votre Éminence !

 Votre femme, en allant rue de Vaugirard et rue de La Harpe, nallait pas chez des marchands de toile.

 Et où allait-elle, juste Dieu ?

 Elle allait chez la duchesse de Chevreuse et chez le duc de Buckingham.

 Oui, dit Bonacieux rappelant tous ses souvenirs ; oui, cest cela, Votre Éminence a raison. Jai dit plusieurs fois à ma femme quil était étonnant que des marchands de toile demeurassent dans des maisons pareilles, dans des maisons qui navaient pas denseignes, et chaque fois ma femme sest mise à rire. Ah ! Monseigneur, continua Bonacieux en se jetant aux pieds de lÉminence, ah ! que vous êtes bien le cardinal, le grand cardinal, lhomme de génie que tout le monde révère. »

Le cardinal, tout médiocre quétait le triomphe remporté sur un être aussi vulgaire que létait Bonacieux, nen jouit pas moins un instant ; puis, presque aussitôt, comme si une nouvelle pensée se présentait à son esprit, un sourire plissa ses lèvres, et tendant la main au mercier :

« Relevez-vous, mon ami, lui dit-il, vous êtes un brave homme.

 Le cardinal ma touché la main ! jai touché la main du grand homme ! sécria Bonacieux ; le grand homme ma appelé son ami !

 Oui, mon ami ; oui ! dit le cardinal avec ce ton paterne quil savait prendre quelquefois, mais qui ne trompait que les gens qui ne le connaissaient pas ; et comme on vous a soupçonné injustement, eh bien, il vous faut une indemnité : tenez ! prenez ce sac de cent pistoles, et pardonnez-moi.

 Que je vous pardonne, Monseigneur ! dit Bonacieux hésitant à prendre le sac, craignant sans doute que ce prétendu don ne fût quune plaisanterie. Mais vous étiez bien libre de me faire arrêter, vous êtes bien libre de me faire torturer, vous êtes bien libre de me faire pendre : vous êtes le maître, et je naurais pas eu le plus petit mot à dire. Vous pardonner, Monseigneur ! Allons donc, vous ny pensez pas !

 Ah ! mon cher monsieur Bonacieux ! vous y mettez de la générosité, je le vois, et je vous en remercie. Ainsi donc, vous prenez ce sac, et vous vous en allez sans être trop mécontent ?

 Je men vais enchanté, Monseigneur.

 Adieu donc, ou plutôt à revoir, car jespère que nous nous reverrons.

 Tant que Monseigneur voudra, et je suis bien aux ordres de Son Éminence.

 Ce sera souvent, soyez tranquille, car jai trouvé un charme extrême à votre conversation.

 Oh ! Monseigneur !

 Au revoir, monsieur Bonacieux, au revoir.

Et le cardinal lui fit un signe de la main, auquel Bonacieux répondit en sinclinant jusquà terre ; puis il sortit à reculons, et quand il fut dans lantichambre, le cardinal lentendit qui, dans son enthousiasme, criait à tue-tête : « Vive Monseigneur ! vive Son Éminence ! vive le grand cardinal ! » Le cardinal écouta en souriant cette brillante manifestation des sentiments enthousiastes de maître Bonacieux ; puis, quand les cris de Bonacieux se furent perdus dans léloignement :

« Bien, dit-il, voici désormais un homme qui se fera tuer pour moi. »

Et le cardinal se mit à examiner avec la plus grande attention la carte de La Rochelle qui, ainsi que nous lavons dit, était étendue sur son bureau, traçant avec un crayon la ligne où devait passer la fameuse digue qui, dix-huit mois plus tard, fermait le port de la cité assiégée.

Comme il en était au plus profond de ses méditations stratégiques, la porte se rouvrit, et Rochefort rentra.

« Eh bien ? dit vivement le cardinal en se levant avec une promptitude qui prouvait le degré dimportance quil attachait à la commission dont il avait chargé le comte.

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