Bel-Ami / Милый друг - Мопассан Ги Де 10 стр.


Il la sentait contre lui, si près, enfermée avec lui dans cette boîte noire, qu'éclairaient brusquement, pendant un instant, les becs de gaz des trottoirs. Il sentait, à travers sa manche, la chaleur de son épaule, et il ne trouvait rien à lui dire, absolument rien, ayant l'esprit paralysé par le désir impérieux de la saisir dans ses bras. «Si j'osais, que ferait-elle?» pensait-il. Et le souvenir de toutes les polissonneries chuchotées pendant le dîner l'enhardissait, mais la peur du scandale le retenait en même temps.

Elle ne disait rien non plus, immobile, enfoncée en son coin. Il eût pensé qu'elle dormait s'il n'avait vu briller ses yeux chaque fois qu'un rayon de lumière pénétrait dans la voiture.

«Que pensait-elle?» Il sentait fort bien qu'il ne fallait point parler, qu'un mot, un seul mot, rompant le silence, emporterait ses chances; mais l'audace lui manquait, l'audace de l'action brusque et brutale.

Tout à coup il sentit remuer son pied. Elle avait fait un mouvement, un mouvement sec, nerveux, d'impatience ou d'appel peut-être. Ce geste, presque insensible, lui fit courir, de la tête aux pieds, un grand frisson sur la peau, et se tournant vivement, il se jeta sur elle, cherchant la bouche avec ses lèvres et la chair nue avec ses mains.

Elle jeta un cri, un petit cri, voulut se dresser, se débattre, le repousser; puis elle céda, comme si la force lui eût manqué pour résister plus longtemps.

Mais la voiture s'étant arrêtée bientôt devant la maison qu'elle habitait, Duroy, surpris, n'eut point à chercher des paroles passionnées pour la remercier, la bénir et lui exprimer son amour reconnaissant. Cependant elle ne se levait pas, elle ne remuait point, étourdie par ce qui venait de se passer. Alors il craignit que le cocher n'eût des doutes, et il descendit le premier pour tendre la main à la jeune femme.

Elle sortit enfin du fiacre en trébuchant et sans prononcer une parole. Il sonna, et, comme la porte s'ouvrait, il demanda, en tremblant:

 Quand vous reverrai-je?

Elle murmura, si bas qu'il entendit à peine:

 Venez déjeuner avec moi demain.

Et elle disparut dans l'ombre du vestibule en repoussant le lourd battant, qui fit un bruit de coup de canon.

Il donna cent sous au cocher et se mit à marcher devant lui, d'un pas rapide et triomphant, le cœur débordant de joie.

Il en tenait une, enfin, une femme mariée! une femme du monde! du vrai monde! du monde parisien! Comme ça avait été facile et inattendu!

Il s'était imaginé jusque-là que pour aborder et conquérir une de ces créatures tant désirées, il fallait des soins infinis, des attentes interminables, un siège habile fait de galanteries, de paroles d'amour, de soupirs et de cadeaux. Et voilà que tout d'un coup, à la moindre attaque, la première qu'il rencontrait s'abandonnait à lui, si vite qu'il en demeurait stupéfait.

«Elle était grise, pensait-il; demain, ce sera une autre chanson. J'aurai les larmes.» Cette idée l'inquiéta, puis il se dit: «Ma foi, tant pis. Maintenant que je la tiens, je saurai bien la garder.»

Et, dans le mirage confus où s'égaraient ses espérances, espérances de grandeur, de succès, de renommée, de fortune et d'amour, il aperçut tout à coup, pareilles à ces guirlandes de figurantes qui se déroulent dans le ciel des apothéoses, une procession de femmes élégantes, riches, puissantes, qui passaient en souriant pour disparaître l'une après l'autre au fond du nuage doré de ses rêves.

Et son sommeil fut peuplé de visions.

Il était un peu ému, le lendemain, en montant l'escalier de Mme de Marelle. Comment allait-elle le recevoir? Et si elle ne le recevait pas? Si elle avait défendu l'entrée de sa demeure? Si elle racontait? Mais non, elle ne pouvait rien dire sans laisser deviner la vérité tout entière. Donc il était maître de la situation.

La petite bonne ouvrit la porte. Elle avait son visage ordinaire. Il se rassura, comme s'il se fût attendu à ce que la domestique lui montrât une figure bouleversée.

Il demanda:

 Madame va bien?

Elle répondit:

 Oui, monsieur, comme toujours.

Et elle le fit entrer dans le salon.

Il alla droit à la cheminée pour constater l'état de ses cheveux et de sa toilette; et il rajustait sa cravate devant la glace, quand il aperçut dedans la jeune femme qui le regardait, debout sur le seuil de la chambre.

Il fit semblant de ne l'avoir point vue, et ils se considérèrent quelques secondes, au fond du miroir, s'observant, s'épiant avant de se trouver face à face.

Il se retourna. Elle n'avait point bougé, et semblait attendre. Il s'élança, balbutiant:

 Comme je vous aime! comme je vous aime!

Elle ouvrit les bras, et tomba sur sa poitrine; puis, ayant levé la tête vers lui, ils s'embrassèrent longtemps.

Il pensait: «C'est plus facile que je n'aurais cru. Ça va très bien.» Et, leurs lèvres s'étant séparées, il souriait sans dire un mot, en tâchant de mettre dans son regard une infinité d'amour.

Elle aussi souriait, de ce sourire qu'elles ont pour offrir leur désir, leur consentement, leur volonté de se donner. Elle murmura:

 Nous sommes seuls. J'ai envoyé Laurine déjeuner chez une camarade.

Il soupira, en lui baisant les poignets:

 Merci, je vous adore.

Alors elle lui prit le bras, comme s'il eût été son mari, pour aller jusqu'au canapé où ils s'assirent côte à côte.

Il lui fallait un début de causerie habile et séduisant; ne le découvrant point à son gré, il balbutia:

 Alors vous ne m'en voulez pas trop?

Elle lui mit une main sur la bouche:

 Tais-toi!

Ils demeurèrent silencieux, les regards mêlés, les doigts enlacés et brûlants.

 Comme je vous désirais! dit-il.

Elle répéta:

 Tais-toi.

On entendait la bonne remuer les assiettes dans la salle derrière le mur.

Il se leva:

 Je ne veux pas rester si près de vous. Je perdrais la tête.

La porte s'ouvrit:

 Madame est servie.

Et il offrit son bras avec gravité.

Ils déjeunèrent face à face, se regardant et se souriant sans cesse, occupés uniquement d'eux, tout enveloppés par le charme si doux d'une tendresse qui commence. Ils mangeaient sans savoir quoi. Il sentit un pied, un petit pied, qui rôdait sous la table. Il le prit entre les siens et l'y garda, le serrant de toute sa force.

La bonne allait, venait, apportait et enlevait les plats d'un air nonchalant, sans paraître rien remarquer.

Quand ils eurent fini de manger, ils rentrèrent dans le salon et reprirent leur place sur le canapé, côte à côte.

Peu à peu, il se serrait contre elle, essayant de l'étreindre. Mais elle le repoussait avec calme:

 Prenez garde, on pourrait entrer.

Il murmura:

 Quand pourrai-je vous voir bien seule pour vous dire comme je vous aime?

Elle se pencha vers son oreille, et prononça tout bas:

 J'irai vous faire une petite visite chez vous un de ces jours.

Il se sentit rougir:

 C'est que chez moi c'est c'est bien modeste

Elle sourit:

 Ça ne fait rien. C'est vous que j'irai voir et non pas l'appartement.

Alors il la pressa pour savoir quand elle viendrait. Elle fixa un jour éloigné de la semaine suivante, et il la supplia d'avancer la date, avec des paroles balbutiées, des yeux luisants, en lui maniant et lui broyant les mains, le visage rouge, enfiévré, ravagé de désir, de ce désir impétueux qui suit les repas en tête-à-tête.

Elle s'amusait de le voir l'implorer avec cette ardeur, et cédait un jour de temps en temps. Mais il répétait:

 Demain dites demain.

Elle y consentit à la fin:

 Oui. Demain. Cinq heures.

Il poussa un long soupir de joie; et ils causèrent presque tranquillement, avec des allures d'intimité, comme s'ils se fussent connus depuis vingt ans.

Un coup de timbre les fit tressaillir; et, d'une secousse, ils s'éloignèrent l'un de l'autre.

Elle murmura:

 Ce doit être Laurine.

L'enfant parut, puis s'arrêta interdite, puis courut vers Duroy en battant des mains, transportée de plaisir en l'apercevant, et elle cria:

 Ah! Bel-Ami!

Mme de Marelle se mit à rire:

 Tiens! Bel-Ami! Laurine vous a baptisé! C'est un bon petit nom d'amitié pour vous, ça; moi aussi je vous appellerai Bel-Ami!

Il avait pris sur ses genoux la fillette, et il dut jouer avec elle à tous les petits jeux qu'il lui avait appris.

Il se leva à trois heures moins vingt minutes, pour se rendre au journal; et, sur l'escalier, par la porte entr'ouverte, il murmura encore du bout des lèvres:

 Demain. Cinq heures.

La jeune femme répondit: «Oui», d'un sourire, et disparut.

Dès qu'il eut fini sa besogne journalière, il songea à la façon dont il arrangerait sa chambre pour recevoir sa maîtresse et dissimuler le mieux possible la pauvreté du local. Il eut l'idée d'épingler sur les murs de menus bibelots japonais, et il acheta pour cinq francs toute une collection de crépons, de petits éventails et de petits écrans, dont il cacha les taches trop visibles du papier. Il appliqua sur les vitres de la fenêtre des images transparentes représentant des bateaux sur des rivières, des vols d'oiseaux à travers des ciels rouges, des dames multicolores sur des balcons et des processions de petits bonshommes noirs dans les plaines remplies de neige.

Son logis, grand tout juste pour y dormir et s'y asseoir, eut bientôt l'air de l'intérieur d'une lanterne de papier peint. Il jugea l'effet satisfaisant, et il passa la soirée à coller sur le plafond des oiseaux découpés dans des feuilles coloriées qui lui restaient.

Puis il se coucha, bercé par le sifflet des trains.

Il rentra de bonne heure le lendemain, portant un sac de gâteaux et une bouteille de madère achetée chez l'épicier. Il dut ressortir pour se procurer deux assiettes et deux verres; et il disposa cette collation sur sa table de toilette, dont le bois sale fut caché par une serviette, la cuvette et le pot à l'eau étant dissimulés par-dessous.

Puis il attendit.

Elle arriva vers cinq heures un quart, et, séduite par le papillotement coloré des dessins, elle s'écria:

 Tiens, c'est gentil chez vous. Mais il y a bien du monde dans l'escalier.

Il l'avait prise dans ses bras, et il baisait ses cheveux avec emportement, entre le front et le chapeau, à travers le voile.

Une heure et demie plus tard, il la reconduisit à la station de fiacres de la rue de Rome. Lorsqu'elle fut dans la voiture, il murmura:

 Mardi, à la même heure.

Elle dit:

 À la même heure, mardi.

Et, comme la nuit était venue, elle attira sa tête dans la portière et le baisa sur les lèvres. Puis, le cocher ayant fouetté sa bête, elle cria: «Adieu, Bel-Ami!» et le vieux coupé s'en alla au trot fatigué d'un cheval blanc.

Pendant trois semaines, Duroy reçut ainsi Mme de Marelle tous les deux ou trois jours, tantôt le matin, tantôt le soir.

Comme il l'attendait un après-midi, un grand bruit dans l'escalier l'attira sur sa porte. Un enfant hurlait. Une voix furieuse, celle d'un homme, cria:

 Qu'est-ce qu'il a encore à gueuler, ce bougre-là?

La voix glapissante et exaspérée d'une femme répondit:

 C'est c'te sale cocotte qui vient chez l'journalisse d'en haut qu'a renversé Nicolas sur l'palier. Comme si on devrait laisser entrer des roulures comme ça qui n'font seulement pas attention aux éfants dans les escaliers!

Duroy, éperdu, se recula, car il entendait un rapide frôlement de jupes et un pas précipité gravissant l'étage au-dessous de lui.

On frappa bientôt à sa porte, qu'il venait de refermer. Il ouvrit, et Mme de Marelle se jeta dans la chambre, essoufflée, affolée, balbutiant:

 As-tu entendu?

Il fit semblant de ne rien savoir.

 Non, quoi?

 Comme ils m'ont insultée?

 Qui ça?

 Les misérables qui habitent au-dessous.

 Mais non, qu'est-ce qu'il y a, dis-moi?

Elle se mit à sangloter sans pouvoir prononcer un mot.

Il dut la décoiffer, la délacer, l'étendre sur le lit, lui tapoter les tempes avec un linge mouillé: elle suffoquait; puis, quand son émotion se fut un peu calmée, toute sa colère indignée éclata.

Elle voulait qu'il descendît tout de suite, qu'il se battît, qu'il les tuât.

Il répétait:

 Mais ce sont des ouvriers, des rustres. Songe qu'il faudrait aller en justice, que tu pourrais être reconnue, arrêtée, perdue. On ne se commet pas avec des gens comme ça.

Elle passa à une autre idée:

 Comment ferons-nous, maintenant? Moi, je ne peux pas rentrer ici.

Il répondit:

 C'est bien simple, je vais déménager.

Elle murmura:

 Oui, mais ce sera long.

Puis, tout d'un coup, elle imagina une combinaison, et, rassérénée brusquement:

 Non, écoute, j'ai trouvé, laisse-moi faire, ne t'occupe de rien. Je t'enverrai un petit bleu demain matin.

Elle appelait des «petits bleus» les télégrammes fermés circulant dans Paris.

Elle souriait maintenant, ravie de son invention, qu'elle ne voulait pas révéler; et elle fit mille folies d'amour.

Elle était bien émue cependant, en redescendant l'escalier, et elle s'appuyait de toute sa force sur le bras de son amant, tant elle sentait fléchir ses jambes.

Ils ne rencontrèrent personne.

Comme il se levait tard, il était encore au lit, le lendemain vers onze heures, quand le facteur du télégraphe lui apporta le petit bleu promis.

Duroy l'ouvrit et lut:

«Rendez-vous tantôt, cinq heures, rue de Constantinople, 127. Tu te feras ouvrir l'appartement loué par Mme Duroy.

«Clo t'embrasse.»

À cinq heures précises, il entrait chez le concierge d'une grande maison meublée et demandait:

 C'est ici que Mme Duroy a loué un appartement?

 Oui, monsieur.

 Voulez-vous m'y conduire, s'il vous plaît.

L'homme, habitué sans doute aux situations délicates où la prudence est nécessaire, le regardait dans les yeux, puis, choisissant dans la longue file de clefs:

 Vous êtes bien M. Duroy?

 Mais oui, parfaitement.

Et il ouvrit un petit logement composé de deux pièces et situé au rez-de-chaussée, en face de la loge.

Le salon, tapissé de papier ramagé, assez frais, possédait un meuble d'acajou recouvert en reps verdâtre à dessins jaunes, et un maigre tapis à fleurs, si mince que le pied sentait le bois par-dessous.

La chambre à coucher était si exiguë que le lit l'emplissait aux trois quarts. Il tenait le fond, allant d'un mur à l'autre, un grand lit de maison meublée, enveloppé de rideaux bleus et lourds, également en reps, et écrasé sous un édredon de soie rouge maculé de taches suspectes.

Duroy, inquiet et mécontent, pensait: «Ça va me coûter un argent fou, ce logis-là. Il va falloir que j'emprunte encore. C'est idiot, ce qu'elle a fait.»

La porte s'ouvrit, et Clotilde se précipita en coup de vent, avec un grand bruit de robe, les bras ouverts. Elle était enchantée:

 Est-ce gentil, dis, est-ce gentil? Et pas à monter, c'est sur la rue, au rez-de-chaussée! On peut entrer et sortir par la fenêtre sans que le concierge vous voie. Comme nous nous aimerons, là dedans!

Il l'embrassait froidement, n'osant faire la question qui lui venait aux lèvres.

Elle avait posé un gros paquet sur le guéridon, au milieu de la pièce. Elle l'ouvrit et en tira un savon, une bouteille d'eau de Lubin, une éponge, une boîte d'épingles à cheveux, un tire-bouchon et un petit fer à friser pour rajuster les mèches de son front qu'elle défaisait toutes les fois.

Et elle joua à l'installation, cherchant la place de chaque chose, s'amusant énormément.

Elle parlait tout en ouvrant les tiroirs:

 Il faudra que j'apporte un peu de linge, pour pouvoir en changer à l'occasion. Ce sera très commode. Si je reçois une averse, par hasard, en faisant des courses, je viendrai me sécher ici. Nous aurons chacun notre clef, outre celle laissée dans la loge pour le cas où nous oublierions les nôtres. J'ai loué pour trois mois, à ton nom, bien entendu, puisque je ne pouvais donner le mien.

Alors il demanda:

 Tu me diras quand il faudra payer?

Elle répondit simplement:

 Mais c'est payé, mon chéri!

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