Chaque photo demeurait un certain temps sur l’écran, afin de permettre la comparaison entre les deux documents. Celui de gauche avait été transmis aux stations de la CIA traitant la Somalie : Djibouti, au nord et Nairobi, au sud. Djibouti s’occupait principalement du Somaliland, autogéré depuis quelques années par un gouvernement installé à Berbera, sur le golfe d’Aden. Et, également de sa continuation vers le sud, le Puntland, englobant la « Corne de l’Afrique » et une partie de la côte somalienne de l’océan Indien. Deux morceaux de l’ancienne Somalie, relativement calmes sur le plan du terrorisme, ce qui permettait aux Américains, désormais installés en force à Djibouti, de se concentrer sur le Yemen, juste de l’autre côté de la mer Rouge, où les « malfaisants » pullulaient.
Grâce à des drones « Predator », équipés de missiles « Hellfire » lancés du camp des Spécial Forces Lemonnier, les Américains arrivaient à frapper de petits groupes terroristes en plein désert yéménite où ils se croyaient en sûreté jusqu’au moment où ils étaient pulvérisés par ce feu venu du ciel.
Le travail de la station de Nairobi était beaucoup plus important, car c’est dans la partie sud du pays démantelé qui avait gardé le nom de Somalie et conservé Mogadiscio comme capitale d’un pays fantôme, que pullulaient les groupes islamistes plus ou moins liés à Al Qaida. Même si l’armée éthiopienne en avait chassé certains, ils renaissaient sans cesse de leurs cendres, sous de nouvelles appellations. C’est ainsi que les Tribunaux Islamiques avaient cédé la place aux « Shebabs », sorte de talibans somaliens.
Là aussi, les drones faisaient merveille, à condition d’avoir localisé la cible.
Pour ce faire, la CIA avait recruté les plus avides des « warlords » qui se partageaient le territoire pour traquer et, ensuite, kidnapper les terroristes supposés. Quelques rares « field officers », triés sur le volet, dirigeaient les opérations sous des couvertures de journalistes ou d’humanitaires. Ensuite, lorsque le « suspect » avait été échangé contre une valise de dollars, il n’y avait plus qu’à appeler par téléphone satellite un hélicoptère basé sur un des navires de guerre américains croisant au large de la côte somalienne.
Emprisonnés et interrogés dans ces prisons flottantes, les suspects étaient ensuite répartis dans différents pays, pas trop regardants sur les droits de l’homme.
Fin 2006, les Américains étaient passés à la vitesse supérieure, en finançant et encourageant une invasion éthiopienne dont les troupes avaient mis les infâmes Tribunaux Islamiques en déroute.
Hélas, trois fois hélas, dix-huit mois plus tard, tout était à recommencer. Une nouvelle race d’Islamistes déchaînés, les Shebabs, repartaient à l’assaut, menaçant de submerger tout le pays, se noyant dans les centaines de milliers de réfugiés chassés de Mogadiscio.
Dernier pathétique effort pour contrer le chaos, le Gouvernement Fédéral Transitoire, installé d’abord à Baidoa, puis à Mogadiscio, sous le double parapluie américain et éthiopien, se révélait un échec à peu près total.
Le président de cette entité floue, Abdullahi Yusuf Ahmed, 82 ans, parkinsonien, plus vieux greffé du foie au monde, passait beaucoup plus de temps à Londres ou à Nairobi que dans sa « green zone » de Mogadiscio, protégée par quelques centaines de fidèles. Quant à son « gouvernement » et aux membres de son Parlement dont la corruption faisait exploser les normes africaines plutôt tolérantes dans ce domaine, ils se contentaient de toucher leurs subsides et de les faire fructifier... Quasi impuissante, la CIA regardait le chaos monter, priant pour que les deux derniers fléaux somaliens, les Shebabs et les pirates, ne fassent pas leur jonction.
C’est pourquoi la photo de l’homme au keffieh rose endormi dans la dunette du MV Faina, transmise aux Américains par son armateur, avait fait dresser les cheveux sur la tête des analystes de Langley.
Le keffieh rose était le signe distinctif des Shebabs, mais les pirates aimaient bien se déguiser.
Mark Roll, qui n’en pouvait plus de voir défiler des barbus djihadistes sur son écran, repoussa son fauteuil à roulettes et lança à Tom Kricker, son « deputy ».
—
camiz-charouar
une longue barbe, une Kalach accrochée à l’épaule et des chargeurs ceinturant sa poitrine, au milieu d’un groupe de combattants armés comme lui, dont un homme âgé portant trois roquettes de RPG 7 sur le dos.
Доступ к книге ограничен фрагменом по требованию правообладателя.
Fiévreusement, le chef de Station tapa le code secret permettant l’accès à une bio plus complète et l’imprimante cracha quelques instants plus tard des abominations.
Hashi Farah avait rejoint Al Qaida en Afghanistan en 2002, juste après la défaite des talibans. Il avait combattu dans le sud et l’est, en compagnie de plusieurs autres Somaliens dont le plus « connu » était un certain Farug Abdullah « Ayro », son beau-frère. Celui-ci était accusé de nombreux crimes et enlèvements, en Somalie et dans le Puntland. Entre autres, le meurtre en 2005 d’une journaliste britannique, Kate Peyton.
Dans l’entourage somalien de Hashi Farah, on avait repéré des membres d’Al Qaida ayant participé à l’attentat contre l’ambassade américaine de Nairobi, en 1998, qui avait fait 243 morts.
Tout cela constituait déjà un beau pedigree, mais le dernier paragraphe de la « bio » envoya le pouls de Mark Roll au plafond. Hashi Farah « Al Afghani » était le « deputy » de celui considéré par les Américains comme le chef militaire des Shebabs. Moktar Ali Robow, 40 ans, ayant combattu en Afghanistan de 2001 à 2003, connu aussi sous le nom de « Abu Mansour », opérant désormais à partir de Mogadiscio et considéré comme responsable de toutes les opérations importantes des shebabs.
Son alter ego, Haweys, un ancien officier du NSS, le KGB somalien, sous le dictateur Syad Barré, représentait l’idéologue de l’équipe.
Mark Roll contempla longuement les deux photos affichées sur l’écran.
La présence de Hashi Farah sur le MV Faina ne pouvait pas être un hasard. Donc, cette opération de piraterie était une « joint-venture », Shebabs pirates.
Logique : les Shebabs avaient besoin d’argent, ayant promis à leurs combattants une « solde » de 70 dollars par mois. On savait peu de choses de leur financement sinon qu’il était assuré par la diaspora somalienne et les Services soudanais. Désormais, il semblait y avoir une troisième source. L’alliance des pirates et des Shebabs pouvait s’avérer explosive.
Mark Roll décida de renoncer provisoirement à sa pause sandwich et s’installa à son bureau pour préparer une note urgente à destination de Langley. Qui allait s’ajouter à la litanie des mauvaises nouvelles quotidiennes. Les colonnes de Shebabs progressaient régulièrement depuis Kismayo, en direction de Mogadiscio. Prenant possesssion, sans tirer un coup de feu, de toutes les villes côtières. Dès qu’ils étaient installés, ils établissaient la charia, flagellant les fumeurs de
Mais comme ils coupaient la main des voleurs et avaient chassé les
La CIA voyait monter du sud cette vague inquiétante qui ne se déplaçait pourtant qu’avec quelques 4x4, des Toyota armées d’une mitrailleuse, entourées de Shebabs équipés d’armes légères. Après avoir pris le port de Marka, ils n’étaient plus qu’à une cinquantaine de kilomètres de Mogadiscio où d’autres Shebabs combattaient, noyés dans la population, et de plus en plus actifs. Pour la première fois, on avait été obligé de fermer l’aéroport international de Mogadiscio, qui servait pourtant de support à tous les trafics et à l’arrivée du précieux
La piraterie, nouveau sport national somalien, se développait à toute vitesse. Au début de 2008, les pirates n’étaient qu’une centaine, opérant surtout dans le golfe d’Aden et, plus au sud à partir du petit port de Eyl.
Depuis, ils s’étaient multipliés comme des petits pains et on évaluait désormais leur nombre à 1200 ! Équipés de « motherships », de chalutiers de haute mer, de matériel sophistiqué comme les AIS, de barques rapides. Leur activité avait explosé, déversant sur ce pays misérable des dizaines de millions de dollars. Les armateurs de navires kidnappés préféraient payer pour récupérer leur bien...
Jusque-là, Langley avait considéré cela comme un phénomène désagréable certes, mais déconnecté de la sacro-sainte lutte contre le terrorisme : les pirates somaliens étaient des bandits qu’on pourrait toujours acheter, comme leurs cousins les « warlords ». L’administration américaine n’était pas loin de considérer, au contraire, que toute cette agitation pouvait pousser les feux de la lutte contre ce que Washington considérait comme le vrai danger : les Shebabs, qui risquaient de transformer la Corne de l’Afrique en base d’Al Qaida... C’est eux qu’il fallait combattre : on s’occuperait des pirates plus tard.
Et voilà que la présence d’Hashi Farah sur le MV Faina faisait exploser cette vision rassurante...
Le fait que le MV Faina transporte une importante cargaison d’armes, dont 33 chars lourds équipés de canons tirant des projectiles à uranium appauvri, et un stock important d’armes légères et de munitions, était peut-être l’explication de cette nouvelle alliance.
Dans ce cas, le choix du cargo ukrainien n’était pas une coïncidence...
Mark Roll se demanda soudain si le MV Faina n’avait pas été « ciblé » par les pirates à la demande des Shebabs. Pour récupérer à la fois des armes et de l’argent. Cette idée lui donnait la chair de poule.
Il fallait coûte que coûte savoir ce qui se passait vraiment en Somalie.
Or, c’est là que le bât blessait : ce n’était même pas la peine de demander à un
Si les Américains n’avaient pas oublié le sinistre épisode de 1993 où les miliciens somaliens avaient abattu deux hélicoptères US, massacrant ensuite sauvagement dix-huit Rangers, les Somaliens avaient toujours gardé en mémoire la riposte américaine qui avait fait 4000 morts somaliens. civils compris.
« Black Hawk Down » avait traumatisé les Américains, qui considéraient la Somalie comme une terre où il était suicidaire d’aller, mais les Somaliens nourrissaient à leur égard une haine qui ne cessait de grandir. Si les Shebabs arrivaient à capitaliser sur cette haine, ils risquaient de créer la base djihadiste la plus dangereuse du monde.
Donc, il fallait coûte que coûte faire quelque chose. Mark Roll se demanda comment ses chefs allaient résoudre la quadrature du cercle. Envoyer un
CHAPITRE IV
Grâce à la rapacité des Services kenyans...
La limousine tourna à droite, découvrant les hideux bâtiments des Nations-Unies, et, en face, un majestueux building blanc planté au milieu d’une immense pelouse et séparé de la route par de hautes grilles noires : la nouvelle ambassade américaine, isolée dans ce quartier résidentiel. Les Américains avaient de bonnes raisons d’être prudents : la précédente, érigée en pleine ville, avenue Jomo Kenyatta, avait été transformée en un tas de gravats par une puissante explosion en 1998, entraînant la mort de deux cent quatre-vingt-dix Kenyans et de onze Américains. Un des premiers attentats d’Al Qaida.
Lorsque Malko s’était rendu pour l’affaire Ocalan à Nairobi, les diplomates américains s’étaient réfugiés dans deux immeubles jumeaux en brique rouge de Crescent street, où ils étaient entassés comme des sardines. Désormais, avec ce bunker ultramoderne, tout était rentré dans l’ordre.
La Buick, après avoir franchi trois portiques, une barrière escamotable et avoir été inspectée par un vigile qui avait passé un miroir sous la carrosserie, s’était enfin arrêtée devant le bâtiment principal, face à celui de l’US AID. Malko dut encore passer sous un portique magnétique surveillé par une Noire superbe, sanglée dans un uniforme impeccable. Tout y passa : ceinture, chevalière, montre, stylo. Si Mark Roll n’était pas arrivé, elle l’aurait probablement déshabillé...