Au Bonheur Des Dames - Золя Эмиль 9 стр.


Un mouvement brusque de Vallagnosc l'arrêta; et, comme celui-ci avait fouillé le salon d'un regard inquiet, il se tourna à son tour, il remarqua que Mlle de Boves ne les quittait pas des yeux. Grande et forte, Blanche ressemblait à sa mère; seulement, chez elle, le masque s'empâtait déjà, les traits gros, soufflés d'une mauvaise graisse. Paul, sur une question discrète, répondit que rien n'était fait encore; peut-être même rien ne se ferait. Il avait connu la jeune personne chez Mme Desforges, où il était venu beaucoup l'autre hiver, mais où il ne reparaissait que rarement, ce qui expliquait comment il avait pu ne pas s'y rencontrer avec Octave. À leur tour, les Boves le recevaient, et il aimait surtout le père, un ancien viveur qui prenait sa retraite dans l'administration. D'ailleurs, pas de fortune: Mme de Boves n'avait apporté à son mari que sa beauté de Junon, la famille vivait d'une dernière ferme hypothéquée, au mince produit de laquelle s'ajoutaient heureusement les neuf mille francs touchés par le comte, comme inspecteur général des haras. Et ces dames, la mère et la fille, très serrées d'argent par celui-ci, que des coups de tendresse continuaient à dévorer au-dehors, en étaient parfois réduites à refaire leurs robes elles-mêmes.

– Alors, pourquoi? demanda simplement Mouret.

– Mon Dieu! il faut bien en finir, dit Vallagnosc, avec un mouvement fatigué des paupières. Et puis, il y a des espérances, nous attendons la mort prochaine d'une tante.

Cependant, Mouret, qui ne quittait plus du regard M. de Boves, assis, près de Mme Guibal, empressé, avec le rire tendre d'un homme en campagne, se retourna vers son ami et cligna les yeux d'un air tellement significatif, que ce dernier ajouta:

– Non, pas celle-ci… Pas encore, du moins… Le malheur est que son service l'appelle aux quatre coins de la France, dans les dépôts d'étalons, et qu'il a de la sorte de continuels prétextes pour disparaître. Le mois passé, tandis que sa femme le croyait à Perpignan, il vivait à l'hôtel, en compagnie d'une maîtresse de piano, au fond d'un quartier perdu.

Il y eut un silence. Puis, le jeune homme, qui surveillait à son tour les galanteries du comte auprès de Mme Guibal, reprit tout bas:

– Ma foi, tu as raison… D'autant plus que la chère dame n'est guère farouche, à ce qu'on raconte. Il y a sur elle une histoire d'officier bien drôle… Mais regarde-le donc! est-il comique, à la magnétiser du coin de l'œil! La vieille France, mon cher I… Moi, je l'adore, cet homme-là, et il pourra bien dire que c'est pour lui, si j'épouse sa fille!

Mouret riait, très amusé. Il questionna de nouveau Vallagnosc, et quand il sut que la première idée d'un mariage, entre celui-ci et Blanche, venait de Mme Desforges, il trouva l'histoire meilleure encore. Cette bonne Henriette goûtait un plaisir de veuve à marier les gens; si bien que, lorsqu'elle avait pourvu les filles, il lui arrivait de laisser les pères, choisir des amies dans sa société; mais cela naturellement, en toute bonne grâce, sans que le monde y trouvât jamais matière à scandale. Et Mouret, qui l'aimait en homme actif et pressé, habitué à chiffrer ses tendresses, oubliait alors tout calcul de séduction et se sentait pour elle une amitié de camarade.

Justement, elle parut à la porte du petit salon, suivie d'un vieillard, âgé d'environ soixante ans, dont les deux amis n'avaient pas remarqué l'entrée. Ces dames prenaient par moments des voix aiguës, que le léger tintement des cuillers dans les tasses de Chine accompagnait; et l'on entendait de temps à autre, au milieu d'un court silence, le bruit d'une soucoupe trop vivement reposée sur le marbre du guéridon. Un brusque rayon du soleil couchant, qui venait de paraître au bord d'un grand nuage, dorait les cimes des marronniers du jardin, entrait par les fenêtres en une poussière d'or rouge, dont l'incendie allumait la brocatelle et les cuivres des meubles.

– Par ici, mon cher baron, disait Mme Desforges. Je vous présente M. Octave Mouret, qui a le plus vif désir de vous témoigner sa grande admiration.

Et, se tournant vers Octave, elle ajouta:

– M. le baron Hartmann.

Un sourire pinçait finement les lèvres du vieillard. C'était un homme petit et vigoureux, à grosse tête alsacienne, et dont la face épaisse s'éclairait d'une flamme d'intelligence, au moindre pli de la bouche, au plus léger clignement des paupières. Depuis quinze jours, il résistait au désir d'Henriette, qui lui demandait cette entrevue; non pas qu'il éprouvât une jalousie exagérée, résigné en homme d'esprit à son rôle de père; mais parce que c'était le troisième ami dont Henriette lui faisait faire la connaissance, et qu'à la longue, il craignait un peu le ridicule. Aussi, en abordant Octave, avait-il le rire discret d'un protecteur riche, qui, s'il veut bien se montrer charmant, ne consent pas à être dupe.

– Oh! monsieur, disait Mouret avec son enthousiasme de Provençal, la dernière opération du Crédit Immobilier a été si étonnante! Vous ne sauriez croire combien je suis heureux et fier de vous serrer la main.

– Trop aimable, monsieur, trop aimable, répétait le baron toujours souriant.

Henriette les regardait de ses yeux clairs, sans un embarras. Elle restait entre les deux, levait sa jolie tête, allait de l'un à l'autre; et, dans sa robe de dentelle qui découvrait ses poignets et son cou délicats, elle avait un air ravi, à les voir si bien d'accord.

– Messieurs, finit-elle par dire, je vous laisse causer.

Puis, se tournant vers Paul, qui s'était mis debout, elle ajouta:

– Voulez-vous une tasse de thé, monsieur de Vallagnosc?

– Volontiers, madame.

Et tous deux rentrèrent dans le salon.

Lorsque Mouret eut repris sa place sur le canapé, près du baron Hartmann, il se répandit en nouveaux éloges à propos des opérations du Crédit Immobilier. Puis, il attaqua le sujet, qui lui tenait au cœur, il parla de la nouvelle voie, du prolongement de la rue Réaumur, dont on allait ouvrir une section, sous le nom de rue du Dix-Décembre, entre la place de la Bourse et la place de l'Opéra. L'utilité publique était déclarée depuis dix-huit mois, le jury d'expropriation venait d'être nommé, tout le quartier se passionnait pour cette trouée énorme, s'inquiétant de l'époque des travaux, s'intéressant aux maisons condamnées. Il y avait près de trois ans que Mouret attendait ces travaux, d'abord dans la prévision d'un mouvement plus actif des affaires, ensuite avec des ambitions d'agrandissement, qu'il n'osait avouer tout haut, tant son rêve s'élargissait. Comme la rue du Dix-Décembre devait couper la rue de Choiseul et la rue de la Michodière, il voyait le Bonheur des Dames envahir tout le pâté entouré par ces rues et la rue Neuve-Saint-Augustin, il l'imaginait déjà avec une façade de palais sur la voie nouvelle, dominateur, maître de la ville conquise. Et de là était né son vif désir de connaître le baron Hartmann, lorsqu'il avait appris que le Crédit Immobilier, par un traité passé avec l'administration, prenait l'engagement de percer et d'établir la rue du Dix-Décembre, à la condition qu'on lui abandonnerait la propriété des terrains en bordure.

– Vraiment, répétait-il en tâchant de montrer un air naïf, vous leur livrerez la rue toute faite, avec les égouts, les trottoirs, les becs de gaz? Et les terrains en bordure suffiront pour vous indemniser? Oh! c'est curieux, très curieux!

Enfin, il arriva au point délicat. Il avait su que le Crédit Immobilier faisait, secrètement, acheter les maisons du pâté où se trouvait le Bonheur des Dames, non seulement celles qui devaient tomber sous la pioche des démolisseurs, mais encore les autres, celles qui allaient rester debout. Et il flairait là le projet de quelque établissement futur, il était très inquiet pour les agrandissements dont il élargissait le rêve, pris de peur à l'idée de se heurter un jour contre une société puissante, propriétaire d'immeubles qu'elle ne lâcherait certainement pas. C'était même cette peur qui l'avait décidé à mettre au plus tôt un lien entre le baron et lui, le lien aimable d'une femme, si étroit entre les hommes de nature galante. Sans doute, il aurait pu voir le financier dans son cabinet, pour causer à l'aise de la grosse affaire qu'il voulait lui proposer. Mais il se sentait plus fort chez Henriette, il savait combien la possession commune d'une maîtresse rapproche et attendrit. Être tous les deux chez elle, dans son parfum aimé, l'avoir là prête à les convaincre d'un sourire, lui semblait une certitude de succès.

– N'avez-vous pas acheté l'ancien hôtel Duvillard, cette vieille bâtisse qui me touche? finit-il par demander brusquement.

Le baron Hartmann eut une courte hésitation, puis il nia. Mais, le regardant en face, Mouret se mit à rire; et il joua dès lors le rôle d'un bon jeune homme, le cœur sur la main, rond en affaires.

– Tenez! monsieur le baron, puisque j'ai l'honneur inespéré de vous rencontrer, il faut que je me confesse… Oh! je ne vous demande pas vos secrets. Seulement, je vais vous confier les miens, persuadé que je ne saurais les placer en des mains plus sages… D'ailleurs, j'ai besoin de vos conseils, il y a longtemps que je n'osais vous aller voir.

Il se confessa en effet, il raconta ses débuts, il ne cacha même pas la crise financière qu'il traversait, au milieu de son triomphe. Tout défila, les agrandissements successifs, les gains remis continuellement dans l'affaire, les sommes apportées par ses employés, la maison risquant son existence à chaque mise en vente nouvelle, où le capital entier était joué comme sur un coup de cartes. Pourtant, ce n'était pas de l'argent qu'il demandait, car il avait en sa clientèle une foi de fanatique. Son ambition devenait plus haute, il proposait au baron une association, dans laquelle le Crédit Immobilier apporterait le palais colossal qu'il voyait en rêve, tandis que lui, pour sa part, donnerait son génie et le fonds de commerce déjà créé. On estimerait les apports, rien ne lui paraissait d'une réalisation plus facile.

– Qu'allez-vous faire de vos terrains et de vos immeubles? demandait-il avec insistance. Vous avez une idée, sans doute. Mais je suis bien certain que votre idée ne vaut pas la mienne. Songez à cela. Nous bâtissons sur les terrains une galerie de vente, nous démolissons ou nous aménageons les immeubles, et nous ouvrons les magasins les plus vastes de Paris, un bazar qui fera des millions.

Et il laissa échapper ce cri du cœur:

– Ah! si je pouvais me passer de vous!… Mais vous tenez tout, maintenant. Et puis, je n'aurais jamais les avances nécessaires… Voyons, il faut nous entendre, ce serait un meurtre.

– Comme vous y allez, cher monsieur! se contenta de répondre le baron Hartmann. Quelle imagination!

Il hochait la tête, il continuait de sourire, décidé à ne pas rendre confidence pour confidence. Le projet du Crédit Immobilier était de créer, sur la rue du Dix-Décembre, une concurrence au Grand-Hôtel, un établissement luxueux, dont la situation centrale attirerait les étrangers. D'ailleurs, comme l'hôtel devait occuper seulement les terrains en bordure, le baron aurait pu quand même accueillir l'idée de Mouret, traiter pour le reste du pâté de maisons, d'une superficie très vaste encore. Mais il avait déjà commandité deux amis d'Henriette, il se lassait un peu de son faste de protecteur complaisant. Puis, malgré sa passion de l'activité, qui lui faisait ouvrir sa bourse à tous les garçons d'intelligence et de courage, le coup de génie commercial de Mouret l'étonnait plus qu'il ne le séduisait. N'était-ce pas une opération fantaisiste et imprudente, ce magasin gigantesque? Ne risquait-on pas une catastrophe certaine, à vouloir élargir ainsi hors de toute mesure le commerce des nouveautés? Enfin, il ne croyait pas, il refusait.

– Sans doute, l'idée peut séduire, disait-il. Seulement, elle est d'un poète… Où prendriez-vous la clientèle pour emplir pareille cathédrale?

Mouret le regarda un moment en silence, comme stupéfait de son refus. Était-ce possible? un homme d'un tel flair, qui sentait l'argent à toutes les profondeurs! Et, tout d'un coup, il eut un geste de grande éloquence, il montra ces dames dans le salon, en criant:

– La clientèle, mais la voilà!

Le soleil pâlissait, la poussière d'or rouge n'était plus qu'une lueur blonde, dont l'adieu se mourait dans la soie des tentures et les panneaux des meubles. À cette approche du crépuscule, une intimité noyait la grande pièce d'une tiède douceur. Tandis que M. de Boves et Paul de Vallagnosc causaient devant une des fenêtres, les yeux perdus au loin sur le jardin, ces dames s'étaient rapprochées, faisaient là, au milieu, un étroit cercle de jupes, d'où montaient des rires, des paroles chuchotées, des questions et des réponses ardentes, toute la passion de la femme pour la dépense et le chiffon. Elles causaient toilette, Mme de Boves racontait une robe de bal.

– D'abord, un transparent de soie mauve, et puis, là-dessus, des volants de vieil Alençon, haut de trente centimètres…

– Oh! s'il est permis! interrompait Mme Marty. Il y a des femmes heureuses!

Le baron Hartmann, qui avait suivi le geste de Mouret, regardait ces dames, par la porte restée grande ouverte. Et il les écoutait d'une oreille, pendant que le jeune homme, enflammé du désir de le convaincre, se livrait davantage, lui expliquait le mécanisme du nouveau commerce des nouveautés. Ce commerce était basé maintenant sur le renouvellement continu et rapide du capital, qu'il s'agissait de faire passer en marchandises le plus de fois possible, dans la même année. Ainsi, cette année-là, son capital, qui était seulement de cinq cent mille francs, venait de passer quatre fois et avait ainsi produit deux millions d'affaires. Une misère, d'ailleurs, qu'on décuplerait, car il se disait certain de faire plus tard reparaître le capital quinze et vingt fois, dans certains comptoirs.

– Vous entendez, monsieur le baron, toute la mécanique est là. C'est bien simple, mais il fallait le trouver. Nous n'avons pas besoin d'un gros roulement de fonds. Notre effort unique est de nous débarrasser très vite de la marchandise achetée, pour la remplacer par d'autre, ce qui fait rendre au capital autant de fois son intérêt. De cette manière, nous pouvons nous contenter d'un petit bénéfice; comme nos frais généraux s'élèvent au chiffre énorme de seize pour cent, et que nous ne prélevons guère sur les objets que vingt pour cent de gain, c'est donc un bénéfice de quatre pour cent au plus; seulement, cela finira par faire des millions, lorsqu'on opérera sur des quantités de marchandises considérables et sans cesse renouvelées… Vous suivez, n'est-ce pas? rien de plus clair.

Le baron hocha de nouveau la tête. Lui, qui avait accueilli les combinaisons les plus hardies, et dont on citait encore les témérités, lors des premiers essais de l'éclairage au gaz, restait inquiet et têtu.

– J'entends bien, répondit-il. Vous vendez bon marché pour vendre beaucoup, et vous vendez beaucoup pour vendre bon marché… Seulement, il faut vendre, et j'en reviens à ma question: à qui vendrez-vous? comment espérez-vous entretenir une vente aussi colossale?

Un éclat brusque de voix, venu du salon, coupa les explications de Mouret. C'était Mme Guibal qui aurait préféré les volants de vieil Alençon en tablier seulement.

– Mais, ma chère, disait Mme de Boves, le tablier en était couvert aussi. Jamais je n'ai rien vu de plus riche.

– Tiens! vous me donnez une idée, reprenait Mme Desforges. J'ai déjà quelques mètres d'Alençon… Il faut que j'en cherche pour une garniture.

Et les voix tombèrent, ne furent plus qu'un murmure. Des chiffres sonnaient, tout un marchandage fouettait les désirs, ces dames achetaient des dentelles à pleines trains.

– Eh! dit enfin Mouret, quand il put parler, on vend ce qu'on veut, lorsqu'on sait vendre! Notre triomphe est là.

Alors, avec sa verve provençale, en phrases chaudes qui évoquaient les images, il montra le nouveau commerce à l'œuvre. Ce fut d'abord la puissance décuplée de l'entassement, toutes les marchandises accumulées sur un point, se soutenant et se poussant; jamais de chômage; toujours l'article de la saison était là; et, de comptoir en comptoir, la cliente se trouvait prise, achetait ici l'étoffe, plus loin le fil, ailleurs le manteau, s'habillait, puis tombait dans des rencontres imprévues, cédait au besoin de l'inutile et du joli. Ensuite, il célébra la marque en chiffres connus. La grande révolution des nouveautés partait de cette trouvaille. Si l'ancien commerce, le petit commerce agonisait, c'était qu'il ne pouvait soutenir la lutte des bas prix, engagée par la marque. Maintenant, la concurrence avait lieu sous les yeux mêmes du public, une promenade aux étalages établissait les prix, chaque magasin baissait, se contentait du plus léger bénéfice possible; aucune tricherie, pas de coup de fortune longtemps médité sur un tissu vendu le double de sa valeur, mais des opérations courantes, un tant pour cent régulier prélevé sur tous les articles, la fortune mise dans le bon fonctionnement d'une vente, d'autant plus large qu'elle se faisait au grand jour. N'était-ce pas une création étonnante? Elle bouleversait le marché, elle transformait Paris, car elle était faite de la chair et du sang de la femme.

– J'ai la femme, je me fiche du reste! dit-il dans un aveu brutal, que la passion lui arracha.

À ce cri, le baron Hartmann parut ébranlé. Son sourire perdait sa pointe ironique, il regardait le jeune homme, gagné peu à peu par sa foi, prit pour lui d'un commencement de tendresse.

– Chut! murmura-t-il paternellement, elles vont vous entendre.

Mais ces dames parlaient maintenant toutes à la fois, tellement excitées, qu'elles ne s'écoutaient même plus entre elles. Mme de Boves achevait la description de la toilette de soirée: une tunique de soie mauve, drapée et retenue par des nœuds de dentelle; le corsage décolleté très bas, et encore des nœuds de dentelle aux épaules.

– Vous verrez, disait-elle, je me fais faire un corsage pareil avec un satin…

– Moi, interrompait Mme Bourdelais, j'ai voulu du velours, oh! une occasion!

Mme Marty demandait:

– Hein? combien la soie?

Puis, toutes les voix repartirent ensemble. Mme Guibal, Henriette, Blanche, mesuraient, coupaient, gâchaient. C'était un saccage d'étoffes, la mise au pillage des magasins, un appétit de luxe qui se répandait en toilettes jalousées et rêvées, un bonheur tel à être dans le chiffon, qu'elles y vivaient enfoncées, ainsi que dans l'air tiède nécessaire à leur existence.

Mouret, cependant, avait jeté un coup d'œil vers le salon. Et, en quelques phrases dites à l'oreille du baron Hartmann, comme s'il lui eût fait de ces confidences amoureuses qui se risquent parfois entre hommes, il acheva d'expliquer le mécanisme du grand commerce moderne. Alors, plus haut que les faits déjà donnés, au sommet, apparut l'exploitation de la femme. Tout y aboutissait, le capital sans cesse renouvelé, le système de l'entassement des marchandises, le bon marché qui attire, la marque en chiffres connus qui tranquillise. C'était la femme que les magasins se disputaient par la concurrence, la femme qu'ils prenaient au continuel piège de leurs occasions, après l'avoir étourdie devant leurs étalages. Ils avaient éveillé dans sa chair de nouveaux désirs, ils étaient une tentation immense, où elle succombait fatalement, cédant d'abord à des achats de bonne ménagère, puis gagnée par la coquetterie, puis dévorée. En décuplant la vente, en démocratisant le luxe, ils devenaient un terrible agent de dépense, ravageaient les ménages, travaillaient au coup de folie de la mode, toujours plus chère. Et si, chez eux, la femme était reine, adulée et flattée dans ses faiblesses, entourée de prévenances, elle y régnait en reine amoureuse, dont les sujets trafiquent, et qui paye d'une goutte de son sang chacun de ses caprices. Sous la grâce même de sa galanterie, Mouret laissait ainsi passer la brutalité d'un juif vendant de la femme à la livre: il lui élevait un temple, la faisait encenser par une légion de commis, créait le rite d'un culte nouveau; il ne pensait qu'à elle, cherchait sans relâche à imaginer des séductions plus grandes; et, derrière elle, quand il lui avait vidé la poche et détraqué les nerfs, il était plein du secret mépris de l'homme auquel une maîtresse vient de faire la bêtise de se donner.

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