Au moyen d'une planchette, Loulou fut etabli sur un corps de cheminee qui avancait dans l'appartement. Chaque matin, en s'eveillant, elle l'apercevait a la clarte de l'aube, et se rappelait alors les jours disparus, et d'insignifiantes actions jusqu'en leurs moindres details, sans douleur, pleine de tranquillite.
Ne communiquant avec personne, elle vivait dans une torpeur de somnambule. Les processions de la Fete-Dieu la ranimaient. Elle allait queter chez les voisines des flambeaux et des paillassons, afin d'embellir le reposoir que l'on dressait dans la rue.
A l'eglise, elle contemplait toujours le Saint-Esprit, et observa qu'il avait quelque chose du perroquet. Sa ressemblance lui parut encore plus manifeste sur une image d'Epinal, representant le bapteme de Notre-Seigneur. Avec ses ailes de pourpre et son corps d'emeraude, c'etait vraiment le portrait de Loulou.
L'ayant achete, elle le suspendit a la place du comte d'Artois, de sorte que, du meme coup d'?il, elle les voyait ensemble. Ils s'associerent dans sa pensee, le perroquet se trouvant sanctifie par ce rapport avec le Saint-Esprit, qui devenait plus vivant a ses yeux et intelligible. Le Pere, pour s'enoncer, n'avait pu choisir une colombe, puisque ces betes-la n'ont pas de voix, mais plutot un des ancetres de Loulou. Et Felicite priait en regardant l'image, mais de temps a autre se tournait un peu vers l'oiseau.
Elle eut envie de se mettre dans les demoiselles de la Vierge. Mme Aubain l'en dissuada.
Un evenement considerable surgit: le mariage de Paul.
Apres avoir ete d'abord clerc de notaire, puis dans le commerce, dans la douane, dans les contributions, et meme avoir commence des demarches pour les eaux et forets, a trente-six ans, tout a coup, par une inspiration du ciel, il avait decouvert sa voie: l'enregistrement! et y montrait de si hautes facultes qu'un verificateur lui avait offert sa fille, en lui promettant sa protection.
Paul, devenu serieux, l'amena chez sa mere.
Elle denigra les usages de Pont-l'Eveque, fit la princesse, blessa Felicite; et Mme Aubain, a son depart, sentit un allegement.
La semaine suivante, on apprit la mort de M. Bourais, en Basse Bretagne, dans une auberge. La rumeur d'un suicide se confirma; des doutes s'eleverent sur sa probite. Mme Aubain etudia ses comptes, et ne tarda pas a connaitre la kyrielle de ses noirceurs: detournements d'arrerages, ventes de bois dissimulees, fausses quittances, etc. De plus, il avait un enfant naturel, et «des relations avec une personne de Dozule».
Ces turpitudes l'affligerent beaucoup. Au mois de mars 1853, elle fut prise d'une douleur dans la poitrine; sa langue paraissait couverte de fumee, les sangsues ne calmerent pas l'oppression; et le neuvieme soir elle expira, ayant juste soixante-douze ans.
On la croyait moins vieille, a cause de ses cheveux bruns, dont les bandeaux entouraient sa figure bleme, marquee de petite verole. Peu d'amis la regretterent, ses facons etant d'une hauteur qui eloignait.
Felicite la pleura, comme on ne pleure pas les maitres. Que Madame mourut avant elle, cela troublait ses idees, lui semblait contraire a l'ordre des choses, inadmissible et monstrueux.
Dix jours apres (le temps d'accourir de Besancon), les heritiers survinrent. La bru fouilla les tiroirs, choisit des meubles, vendit les autres, puis ils regagnerent l'enregistrement.
Le fauteuil de Madame, son gueridon, sa chaufferette, les huit chaises, etaient partis. La place des gravures se dessinait en carres jaunes au milieu des cloisons. Ils avaient emporte les deux couchettes, avec leurs matelas, et dans le placard on ne voyait plus rien de toutes les affaires de Virginie. Felicite remonta les etages, ivre de tristesse.
Le lendemain il y avait sur la porte une affiche; l'apothicaire lui cria dans l'oreille que la maison etait a vendre.
Elle chancela, et fut obligee de s'asseoir.
Ce qui la desolait principalement, c'etait d'abandonner sa chambre, si commode pour le pauvre Loulou! En l'enveloppant d'un regard d'angoisse, elle implorait le Saint-Esprit, et contracta l'habitude idolatre de dire ses oraisons agenouillee devant le perroquet. Quelquefois, le soleil entrant par la lucarne frappait son ?il de verre, et en faisait jaillir un grand rayon lumineux qui la mettait en extase.
Elle avait une rente de trois cent quatre-vingts francs, leguee par sa maitresse. Le jardin lui fournissait des legumes. Quant aux habits, elle possedait de quoi se vetir jusqu'a la fin de ses jours, et epargnait l'eclairage en se couchant des le crepuscule.
Elle ne sortait guere, afin d'eviter la boutique du brocanteur, ou s'etalaient quelques-uns des anciens meubles. Depuis son etourdissement, elle trainait une jambe; et, ses forces diminuant, la mere Simon, ruinee dans l'epicerie, venait tous les matins fendre son bois et pomper de l'eau.
Ses yeux s'affaiblirent. Les persiennes n'ouvraient plus. Bien des annees se passerent. Et la maison ne se louait pas, et ne se vendait pas.
Dans la crainte qu'on ne la renvoyat, Felicite ne demandait aucune reparation. Les lattes du toit pourrissaient; pendant tout un hiver son traversin fut mouille. Apres Paques, elle cracha du sang.
Alors la mere Simon eut recours a un docteur. Felicite voulut savoir ce qu'elle avait. Mais, trop sourde pour entendre, un seul mot lui parvint: «pneumonie». Il lui etait connu, et elle repliqua doucement: «Ah! comme Madame», trouvant naturel de suivre sa maitresse.
Le moment des reposoirs approchait.
Le premier etait toujours au bas de la cote, le second devant la poste, le troisieme vers le milieu de la rue. Il y eut des rivalites a propos de celui-la; et les paroissiennes choisirent finalement la cour de Mme Aubain.
Les oppressions et la fievre augmentaient. Felicite se chagrinait de ne rien faire pour le reposoir. Au moins, si elle avait pu y mettre quelque chose! Alors elle songea au perroquet. Ce n'etait pas convenable, objecterent les voisines. Mais le cure accorda cette permission; elle en fut tellement heureuse qu'elle le pria d'accepter, quand elle serait morte, Loulou, sa seule richesse.
Du mardi au samedi, veille de la Fete-Dieu, elle toussa plus frequemment. Le soir son visage etait grippe, ses levres se collaient a ses gencives, des vomissements parurent; et le lendemain, au petit jour, se sentant tres bas, elle fit appeler un pretre.
Trois bonnes femmes l'entouraient pendant l'extreme-onction. Puis elle declara qu'elle avait besoin de parler a Fabu.
Il arriva en toilette des dimanches, mal a son aise dans cette atmosphere lugubre.
«Pardonnez-moi», dit-elle avec un effort pour etendre le bras, «je croyais que c'etait vous qui l'aviez tue!»
Que signifiaient des potins pareils? L'avoir soupconne d'un meurtre! un homme comme lui! et il s'indignait, allait faire du tapage. «Elle n'a plus sa tete, vous voyez bien!»
Felicite de temps a autre parlait a des ombres. Les bonnes femmes s'eloignerent. La Simonne dejeuna.
Un peu plus tard, elle prit Loulou, et, l'approchant de Felicite:
«Allons! dites-lui adieu!»
Bien qu'il ne fut pas un cadavre, les vers le devoraient; une de ses ailes etait cassee, l'etoupe lui sortait du ventre. Mais, aveugle a present, elle le baisa au front, et le gardait contre sa joue. La Simonne le reprit, pour le mettre sur le reposoir.
V
Les herbages envoyaient l'odeur de l'ete; des mouches bourdonnaient; le soleil faisait luire la riviere, chauffait les ardoises. La mere Simon, revenue dans la chambre, s'endormait doucement.
Des coups de cloche la reveillerent; on sortait des vepres. Le delire de Felicite tomba. En songeant a la procession, elle la voyait, comme si elle l'eut suivie.
Tous les enfants des ecoles, les chantres et les pompiers marchaient sur les trottoirs, tandis qu'au milieu de la rue, s'avancaient premierement: le suisse arme de sa hallebarde, le bedeau avec une grande croix, l'instituteur surveillant les gamins, la religieuse inquiete de ses petites filles; trois des plus mignonnes, frisees comme des anges, jetaient dans l'air des petales de roses; le diacre, les bras ecartes, moderait la musique; et deux encenseurs se retournaient a chaque pas vers le Saint-Sacrement, que portait, sous un dais de velours ponceau tenu par quatre fabriciens, M. le cure, dans sa belle chasuble. Un flot de monde se poussait derriere, entre les nappes blanches couvrant le mur des maisons; et l'on arriva au bas de la cote.
Une sueur froide mouillait les tempes de Felicite. La Simonne l'epongeait avec un linge, en se disant qu'un jour il lui faudrait passer par la.
Le murmure de la foule grossit, fut un moment tres fort, s'eloignait.
Une fusillade ebranla les carreaux. C'etait les postillons saluant l'ostensoir. Felicite roula ses prunelles, et elle dit, le moins bas qu'elle put:
«Est-il bien?» tourmentee du perroquet.
Son agonie commenca. Un rale, de plus en plus precipite, lui soulevait les cotes. Des bouillons d'ecume venaient aux coins de sa bouche, et tout son corps tremblait.
Bientot, on distingua le ronflement des ophicleides, les voix claires des enfants, la voix profonde des hommes. Tout se taisait par intervalles, et le battement des pas, que des fleurs amortissaient, faisait le bruit d'un troupeau sur du gazon.
Le clerge parut dans la cour. La Simonne grimpa sur une chaise pour atteindre a l'?il-de-b?uf, et de cette maniere dominait le reposoir.
Des guirlandes vertes pendaient sur l'autel, orne d'un falbala en point d'Angleterre. Il y avait au milieu un petit cadre enfermant des reliques, deux orangers dans les angles, et, tout le long, des flambeaux d'argent et des vases en porcelaine, d'ou s'elancaient des tournesols, des lis, des pivoines, des digitales, des touffes d'hortensias. Ce monceau de couleurs eclatantes descendait obliquement, du premier etage jusqu'au tapis se prolongeant sur les paves; et des choses rares tiraient les yeux. Un sucrier de vermeil avait une couronne de violettes, des pendeloques en pierres d'Alencon brillaient sur de la mousse, deux ecrans chinois montraient leurs paysages. Loulou, cache sous des roses, ne laissait voir que son front bleu, pareil a une plaque de lapis.
Les fabriciens, les chantres, les enfants se rangerent sur les trois cotes de la cour. Le pretre gravit lentement les marches et posa sur la dentelle son grand soleil d'or qui rayonnait. Tous s'agenouillerent. Il se fit un grand silence. Et les encensoirs, allant a pleine volee, glissaient sur leurs chainettes.
Une vapeur d'azur monta dans la chambre de Felicite. Elle avanca les narines, en la humant avec une sensualite mystique; puis ferma les paupieres. Ses levres souriaient. Les mouvements de son c?ur se ralentirent un a un, plus vagues chaque fois, plus doux, comme une fontaine s'epuise, comme un echo disparait; et, quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir, dans les cieux entrouverts, un perroquet gigantesque, planant au-dessus de sa tete.
LA LEGENDE DE SAINT JULIEN L'HOSPITALIER
I
Le pere et la mere de Julien habitaient un chateau, au milieu des bois, sur la pente d'une colline.
Les quatre tours aux angles avaient des toits pointus recouverts d'ecailles de plomb, et la base des murs s'appuyait sur les quartiers de rocs, qui devalaient abruptement jusqu'au fond des douves.
Les paves de la cour etaient nets comme le dallage d'une eglise. De longues gouttieres, figurant des dragons la gueule en bas, crachaient l'eau des pluies vers la citerne; et sur le bord des fenetres, a tous les etages, dans un pot d'argile peinte, un basilic ou un heliotrope s'epanouissait.
Une seconde enceinte, faite de pieux, comprenait d'abord un verger d'arbres a fruits, ensuite un parterre ou des combinaisons de fleurs dessinaient des chiffres, puis une treille avec des berceaux pour prendre le frais, et un jeu de mail qui servait au divertissement des pages. De l'autre cote se trouvaient le chenil, les ecuries, la boulangerie, le pressoir et les granges. Un paturage de gazon vert se developpait tout autour, enclos lui-meme d'une forte haie d'epines.
On vivait en paix depuis si longtemps que la herse ne s'abaissait plus; les fosses etaient pleins d'eau; des hirondelles faisaient leur nid dans la fente des creneaux, et l'archer qui tout le long du jour se promenait sur la courtine, des que le soleil brillait trop fort rentrait dans l'echauguette, et s'endormait comme un moine.
A l'interieur, les ferrures partout reluisaient; des tapisseries dans les chambres protegeaient du froid; et les armoires regorgeaient de linge, les tonnes de vin s'empilaient dans les celliers, les coffres de chene craquaient sous le poids des sacs d'argent.
On voyait dans la salle d'armes, entre des etendards et des mufles de betes fauves, des armes de tous les temps et de toutes les nations, depuis les frondes des Amalecites et les javelots des Garamantes jusqu'aux braquemarts des Sarrasins et aux cottes de mailles des Normands.
La maitresse broche de la cuisine pouvait faire tourner un b?uf; la chapelle etait somptueuse comme l'oratoire d'un roi. Il y avait meme, dans un endroit ecarte, une etuve a la romaine; mais le bon seigneur s'en privait, estimant que c'est un usage des idolatres.
Toujours enveloppe d'une pelisse de renard, il se promenait dans sa maison, rendait la justice a ses vassaux, apaisait les querelles de ses voisins. Pendant l'hiver, il regardait les flocons de neige tomber, ou se faisait lire des histoires. Des les premiers beaux jours, il s'en allait sur sa mule le long des petits chemins, au bord des bles qui verdoyaient, et causait avec les manants, auxquels il donnait des conseils. Apres beaucoup d'aventures, il avait pris pour femme une demoiselle de haut lignage.
Elle etait tres blanche, un peu fiere et serieuse. Les cornes de son hennin frolaient le linteau des portes; la queue de sa robe de drap trainait de trois pas derriere elle. Son domestique etait regle comme l'interieur d'un monastere; chaque matin elle distribuait la besogne a ses servantes, surveillait les confitures et les onguents, filait a la quenouille ou brodait des nappes d'autel. A force de prier Dieu, il lui vint un fils.