Alors il y eut de grandes rejouissances, et un repas qui dura trois jours et quatre nuits, dans l'illumination des flambeaux, au son des harpes, sur des jonchees de feuillages. On y mangea les plus rares epices, avec des poules grosses comme des moutons; par divertissement, un nain sortit d'un pate et, les ecuelles ne suffisant plus, car la foule augmentait toujours, on fut oblige de boire dans les oliphants et dans les casques.
La nouvelle accouchee n'assista pas a ces fetes. Elle se tenait dans son lit, tranquillement. Un soir, elle se reveilla, et elle apercut, sous un rayon de la lune qui entrait par la fenetre, comme une ombre mouvante. C'etait un vieillard en froc de bure, avec un chapelet au cote, une besace sur l'epaule, toute l'apparence d'un ermite. Il s'approcha de son chevet et lui dit, sans desserrer les levres:
«Rejouis-toi, o mere! ton fils sera un saint!»
Elle allait crier; mais, glissant sur le rai de la lune, il s'eleva dans l'air doucement, puis disparut. Les chants du banquet eclaterent plus fort. Elle entendit les voix des anges; et sa tete retomba sur l'oreiller, que dominait un os de martyr dans un cadre d'escarboucles.
Le lendemain, tous les serviteurs interroges declarerent qu'ils n'avaient pas vu d'ermite. Songe ou realite, cela devait etre une communication du ciel; mais elle eut soin de n'en rien dire, ayant peur qu'on ne l'accusat d'orgueil.
Les convives s'en allerent au petit jour; et le pere de Julien se trouvait en dehors de la poterne, ou il venait de reconduire le dernier, quand tout a coup un mendiant se dressa devant lui, dans le brouillard. C'etait un boheme a barbe tressee, avec des anneaux d'argent aux deux bras et les prunelles flamboyantes. Il begaya d'un air inspire ces mots sans suite:
«Ah! ah! ton fils!… Beaucoup de sang!… beaucoup de gloire!… toujours heureux! La famille d'un empereur.»
Et, se baissant pour ramasser son aumone, il se perdit dans l'herbe, s'evanouit.
Le bon chatelain regarda de droite et de gauche, appela tant qu'il put. Personne! Le vent sifflait, les brumes du matin s'envolaient.
Il attribua cette vision a la fatigue de sa tete pour avoir trop peu dormi. «Si j'en parle, on se moquera de moi», se dit-il. Cependant les splendeurs destinees a son fils l'eblouissaient, bien que la promesse n'en fut pas claire et qu'il doutat meme de l'avoir entendue.
Les epoux se cacherent leur secret. Mais tous deux cherissaient l'enfant d'un pareil amour; et, le respectant comme marque de Dieu, ils eurent pour sa personne des egards infinis. Sa couchette etait rembourree du plus fin duvet; une lampe en forme de colombe brulait dessus, continuellement; trois nourrices le bercaient; et, bien serre dans ses langes, la mine rose et les yeux bleus, avec son manteau de brocart et son beguin charge de perles, il ressemblait a un petit Jesus. Les dents lui pousserent sans qu'il pleurat une seule fois.
Quand il eut sept ans, sa mere lui apprit a chanter. Pour le rendre courageux, son pere le hissa sur un gros cheval. L'enfant souriait d'aise, et ne tarda pas a savoir tout ce qui concerne les destriers.
Un vieux moine tres savant lui enseigna l'Ecriture Sainte, la numeration des Arabes, les lettres latines, et a faire sur le velin des peintures mignonnes. Ils travaillaient ensemble, tout en haut d'une tourelle, a l'ecart du bruit.
La lecon terminee, ils descendaient dans le jardin, ou, se promenant pas a pas, ils etudiaient les fleurs.
Quelquefois on apercevait, cheminant au fond de la vallee, une file de betes de somme, conduites par un pieton, accoutre a l'orientale. Le chatelain, qui l'avait reconnu pour un marchand, expediait vers lui un valet. L'etranger, prenant confiance, se detournait de sa route; et, introduit dans le parloir, il retirait de ses coffres des pieces de velours et de soie, des orfevreries, des aromates, des choses singulieres d'un usage inconnu; a la fin le bonhomme s'en allait, avec un gros profit, sans avoir endure aucune violence. D'autres fois, une troupe de pelerins frappait a la porte. Leurs habits mouilles fumaient devant l'atre; et, quand ils etaient repus, ils racontaient leurs voyages: les erreurs des nefs sur la mer ecumeuse, les marches a pied dans les sables brulants, la ferocite des paiens, les cavernes de la Syrie, la Creche et le Sepulcre. Puis ils donnaient au jeune seigneur des coquilles de leur manteau.
Souvent le chatelain festoyait ses vieux compagnons d'armes. Tout en buvant ils se rappelaient leurs guerres, les assauts des forteresses avec le battement des machines et les prodigieuses blessures. Julien, qui les ecoutait, en poussait des cris; alors son pere ne doutait pas qu'il ne fut plus tard un conquerant. Mais le soir, au sortir de l'angelus, quand il passait entre les pauvres inclines, il puisait dans son escarcelle avec tant de modestie et d'un air si noble, que sa mere comptait bien le voir par la suite archeveque.
Sa place dans la chapelle etait aux cotes de ses parents; et, si longs que fussent les offices, il restait a genoux sur son prie-Dieu, la toque par terre et les mains jointes.
Un jour, pendant la messe, il apercut, en relevant la tete, une petite souris blanche qui sortait d'un trou, dans la muraille. Elle trottina sur la premiere marche de l'autel, et, apres deux ou trois tours de droite a gauche, s'enfuit du meme cote. Le dimanche suivant, l'idee qu'il pourrait la revoir le troubla. Elle revint; et chaque dimanche il l'attendait, en etait importune, fut pris de haine contre elle, et resolut de s'en defaire.
Ayant donc ferme la porte, et seme sur les marches les miettes d'un gateau, il se posta devant le trou, une baguette a la main.
Au bout de tres longtemps, un museau rose parut, puis la souris tout entiere. Il frappa un coup leger, et demeura stupefait devant ce petit corps qui ne bougeait plus. Une goutte de sang tachait la dalle. Il l'essuya bien vite avec sa manche, jeta la souris dehors, et n'en dit rien a personne.
Toutes sortes d'oisillons picoraient les graines du jardin. Il imagina de mettre des pois dans un roseau creux. Quand il entendait gazouiller dans un arbre, il en approchait avec douceur, puis levait son tube, enflait ses joues; et les bestioles lui pleuvaient sur les epaules si abondamment qu'il ne pouvait s'empecher de rire, heureux de sa malice.
Un matin, comme il s'en retournait par la courtine, il vit sur la crete du rempart un gros pigeon qui se rengorgeait au soleil. Julien s'arreta pour le regarder; le mur en cet endroit ayant une breche, un eclat de pierre se rencontra sous ses doigts. Il tourna son bras, et la pierre abattit l'oiseau qui tomba d'un bloc dans le fosse.
Il se precipita vers le fond, se dechirant aux broussailles, furetant partout, plus leste qu'un jeune chien.
Le pigeon, les ailes cassees, palpitait, suspendu dans les branches d'un troene.
La persistance de sa vie irrita l'enfant. Il se mit a l'etrangler; et les convulsions de l'oiseau faisaient battre son c?ur, l'emplissaient d'une volupte sauvage et tumultueuse. Au dernier raidissement, il se sentit defaillir.
Le soir, pendant le souper, son pere declara que l'on devait a son age apprendre la venerie; et il alla chercher un vieux cahier d'ecriture contenant, par demandes et reponses, tout le deduit des chasses. Un maitre y demontrait a son eleve l'art de dresser les chiens et d'affaiter les faucons, de tendre les pieges, comment reconnaitre le cerf a ses fumees, le renard a ses empreintes, le loup a ses dechaussures, le bon moyen de discerner leurs voies, de quelle maniere on les lance, ou se trouvent ordinairement leurs refuges, quels sont les vents les plus propices, avec l'enumeration des cris et les regles de la curee.
Quand Julien put reciter par c?ur toutes ces choses, son pere lui composa une meute.
D'abord on y distinguait vingt-quatre levriers barbaresques, plus veloces que des gazelles, mais sujets a s'emporter; puis dix-sept couples de chiens bretons, tiquetes de blanc sur fond rouge, inebranlables dans leur creance, forts de poitrine et grands hurleurs. Pour l'attaque du sanglier et les refuites perilleuses, il y avait quarante griffons poilus comme des ours. Des matins de Tartarie, presque aussi hauts que des anes, couleurs de feu, l'echine large et le jarret droit, etaient destines a poursuivre les aurochs. La robe noire des epagneuls luisait comme du satin; le jappement des talbots valait celui des bigles chanteurs. Dans une cour a part, grondaient, en secouant leur chaine et roulant leurs prunelles, huit dogues Alains, betes formidables qui sautent au ventre des cavaliers et n'ont pas peur des lions.
Tous mangeaient du pain de froment, buvaient dans des auges de pierre, et portaient un nom sonore.
Mais la Fauconnerie, peut-etre, depassait la meute; le bon seigneur, a force d'argent, s'etait procure des tiercelets du Caucase, des sacres de Babylone, des gerfauts d'Allemagne et des faucons-pelerins, captures sur les falaises, au bord des mers froides, en de lointains pays.
Ils logeaient dans un hangar couvert de chaume, et, attaches par rang de taille sur le perchoir, avaient devant eux une motte de gazon, ou de temps a autre on les posait afin de les degourdir.
Des bourses, des hamecons, des chausse-trapes, toute sorte d'engins, furent confectionnes.
Souvent, on menait dans la campagne des chiens d'oysel, qui tombaient bien vite en arret. Alors les piqueurs, s'avancant pas a pas, etendaient avec precaution sur leurs corps impassibles un immense filet. Un commandement les faisait aboyer; des cailles s'envolaient; et les dames des alentours conviees avec leurs maris, les enfants, les camerieres, tout le monde se jetait dessus, et les prenait facilement.
D'autres fois, pour debucher les lievres, on battait du tambour; des renards tombaient dans des fosses, ou bien un ressort, se debandant, attrapait un loup par le pied.
Mais Julien meprisa ces commodes artifices; il preferait chasser loin du monde, avec son cheval et son faucon. C'etait presque toujours un grand tartaret de Scythie, blanc comme la neige. Son capuchon de cuir etait surmonte d'un panache, des grelots d'or tremblaient a ses pieds bleus et il se tenait ferme sur le bras de son maitre pendant que le cheval galopait, et que les plaines se deroulaient. Julien, denouant ses longes, le lachait tout a coup; la bete hardie montait droit dans l'air comme une fleche; et l'on voyait deux taches inegales tourner, se joindre, puis disparaitre dans les hauteurs de l'azur. Le faucon ne tardait pas a descendre en dechirant quelque oiseau, et revenait se poser sur le gantelet, les deux ailes fremissantes.
Julien vola de cette maniere le heron, le milan, la corneille et le vautour.
Il aimait, en sonnant de la trompe, a suivre ses chiens qui couraient sur le versant des collines, sautaient les ruisseaux, remontaient vers le bois; et, quand le cerf commencait a gemir sous les morsures, il l'abattait prestement, puis se delectait a la furie des matins qui le devoraient, coupe en pieces sur sa peau fumante.
Les jours de brume, il s'enfoncait dans un marais pour guetter les oies, les loutres et les halbrans.
Trois ecuyers, des l'aube, l'attendaient au bas du perron; et le vieux moine, se penchant a sa lucarne, avait beau faire des signes pour le rappeler, Julien ne se retournait pas. Il allait a l'ardeur du soleil, sous la pluie, par la tempete, buvait l'eau des sources dans sa main, mangeait en trottant des pommes sauvages, s'il etait fatigue se reposait sous un chene; et il rentrait au milieu de la nuit, couvert de sang et de boue, avec des epines dans les cheveux et sentant l'odeur des betes farouches.
Il devint comme elles. Quand sa mere l'embrassait, il acceptait froidement son etreinte, paraissant rever a des choses profondes.
Il tua des ours a coups de couteau, des taureaux avec la hache, des sangliers avec l'epieu; et meme une fois, n'ayant plus qu'un baton, se defendit contre des loups qui rongeaient des cadavres au pied d'un gibet.
Un matin d'hiver, il partit avant le jour, bien equipe, une arbalete sur l'epaule et un trousseau de fleches a l'arcon de sa selle.
Son genet danois, suivi de deux bassets, en marchant d'un pas egal, faisait resonner la terre. Des gouttes de verglas se collaient a son manteau, une brise violente soufflait. Un cote de l'horizon s'eclaircit; et, dans la blancheur du crepuscule, il apercut des lapins sautillant au bord de leurs terriers. Les deux bassets, tout de suite, se precipiterent sur eux; et, ca et la, vivement, leur brisaient l'echine.
Bientot, il entra dans un bois. Au bout d'une branche, un coq de bruyere engourdi par le froid dormait la tete sous l'aile. Julien, d'un revers d'epee, lui faucha les deux pattes, et sans le ramasser continua sa route.
Trois heures apres, il se trouva sur la pointe d'une montagne tellement haute que le ciel semblait presque noir. Devant lui, un rocher pareil a un long mur s'abaissait, en surplombant un precipice; et, a l'extremite, deux boucs sauvages regardaient l'abime. Comme il n'avait pas ses fleches (car son cheval etait reste en arriere), il imagina de descendre jusqu'a eux; a demi courbe, pieds nus, il arriva enfin au premier des boucs, et lui enfonca un poignard sous les cotes. Le second, pris de terreur, sauta dans le vide. Julien s'elanca pour le frapper, et, glissant du pied droit, tomba sur le cadavre de l'autre, la face au-dessus de l'abime et les deux bras ecartes.
Redescendu dans la plaine, il suivit des saules qui bordaient une riviere. Des grues, volant tres bas, de temps a autre passaient au-dessus de sa tete. Julien les assommait avec son fouet, et n'en manqua pas une.
Cependant l'air plus tiede avait fondu le givre, de larges vapeurs flottaient, et le soleil se montra. Il fit reluire tout au loin un lac fige, qui ressemblait a du plomb. Au milieu du lac, il y avait une bete que Julien ne connaissait pas, un castor a museau noir. Malgre la distance, une fleche l'abattit; et il fut chagrin de ne pouvoir emporter la peau.
Puis il avanca dans une avenue de grands arbres, formant avec leurs cimes comme un arc de triomphe, a l'entree d'une foret. Un chevreuil bondit hors d'un fourre, un daim parut dans un carrefour, un blaireau sortit d'un trou, un paon sur le gazon deploya sa queue; et quand il les eut tous occis, d'autres chevreuils se presenterent, d'autres daims, d'autres blaireaux, d'autres paons, et des merles, des geais, des putois, des renards, des herissons, des lynx, une infinite de betes, a chaque pas plus nombreuses. Elles tournaient autour de lui, tremblantes, avec un regard plein de douceur et de supplication. Mais Julien ne se fatiguait pas de tuer, tour a tour bandant son arbalete, degainant l'epee, pointant du coutelas, et ne pensait a rien, n'avait souvenir de quoi que ce fut. Il etait en chasse dans un pays quelconque, depuis un temps indetermine, par le fait seul de sa propre existence, tout s'accomplissant avec la facilite que l'on eprouve dans les reves.