Je descendis aussitot et commencai par deteler les chevaux; puis je pris sur mes epaules la voiture avec ses quatre roues et ses bagages, et je sautai avec cette charge dans les champs, par-dessus le talus et la haie du bord, haute d’au moins neuf pieds, ce qui n’etait pas une bagatelle, vu le poids du fardeau: au moyen d’un second saut, je reportai ma chaise de poste sur la route, au-dela de l’autre voiture. Cela fait, je revins vers les chevaux, j’en pris un sous chaque bras, et je les transportai par le meme procede aupres de la chaise; apres quoi nous attelames et nous atteignimes sans encombre la station de poste.
J’ai oublie de vous dire que l’un de mes chevaux, qui etait jeune et tres fougueux, faillit me donner beaucoup de mal: car au moment que je franchissais pour la seconde fois la haie, il se mit a ruer et a remuer les jambes si violemment que je me trouvai un instant fort embarrasse. Mais je l’empechai de continuer cette gymnastique en fourrant ses deux jambes de derriere dans les poches de mon habit.
Arrives a l’auberge, le postillon accrocha son cor a un clou dans la cheminee, et nous nous mimes a table. Or, ecoutez, messieurs, ce qui arriva! –
Sans amour et sans vin»
Quand je suis triste
Tout repose dans les bois»
CHAPITRE VI Premiere aventure de mer.
Le premier voyage que je fis dans ma vie, peu de temps avant celui de Russie dont je vous ai raconte les episodes les plus remarquables, fut un voyage sur mer.
J’etais encore en proces avec les oies, comme avait coutume de me le repeter mon oncle le major – une fiere moustache de colonel de hussards -, et l’on ne savait pas encore au juste si le duvet blanc qui parsemait mon menton serait chiendent ou barbe, que deja les voyages etaient mon unique poesie, la seule aspiration de mon c?ur.
Mon pere avait passe la plus grande partie de sa jeunesse a voyager, et il abregeait les longues soirees d’hiver par le recit veridique de ses aventures. Aussi peut-on attribuer mon gout autant a la nature qu’a l’influence de l’exemple paternel. Bref, je saisissais toutes les occasions que je croyais devoir me fournir les moyens de satisfaire mon insatiable desir de voir le monde; mais tous mes efforts furent vains.
Si par hasard je parvenais a faire une petite breche a la volonte de mon pere, ma mere et ma tante n’en resistaient que plus opiniatrement, et, en quelques instants, j’avais perdu les avantages que j’avais eu tant de peine a conquerir. Enfin le hasard voulut qu’un de mes parents maternels vint nous faire une visite. Je fus bientot son favori; il me disait souvent que j’etais un gentil et joyeux garcon, et qu’il voulait faire tout son possible pour m’aider dans l’accomplissement de mon desir. Son eloquence fut plus persuasive que la mienne, et apres un echange de representations et de repliques, d’objections et de refutations, il fut decide, a mon extreme joie, que je l’accompagnerais a Ceylan, ou son oncle avait ete gouverneur pendant plusieurs annees.
Nous partimes d’Amsterdam, charges d’une mission importante de la part de Leurs Hautes Puissances les Etats de Hollande. Notre voyage ne presenta rien de bien remarquable, a l’exception d’une terrible tempete, a laquelle je dois consacrer quelques mots, a cause des singulieres consequences qu’elle amena. Elle eclata juste au moment ou nous etions a l’ancre devant une ile, pour faire de l’eau et du bois: elle sevissait si furieuse, qu’elle deracina et souleva en l’air nombre d’arbres enormes. Bien que quelques-uns pesassent plusieurs centaines de quintaux, la hauteur prodigieuse a laquelle ils etaient enleves les faisait paraitre pas plus gros que ces petites plumes que l’on voit parfois voltiger dans l’air.
Cependant, des que la tempete se fut apaisee, chaque arbre retomba juste a sa place, et reprit aussitot racine, de sorte qu’il ne resta pas la moindre trace des ravages causes par les elements. Seul, le plus gros de ces arbres fit exception. Au moment ou il avait ete arrache de terre par la violence de la tempete, un homme etait occupe avec sa femme a y cueillir des concombres; car, dans cette partie du monde, cet excellent fruit croit sur les arbres. L’honnete couple accomplit aussi patiemment que le mouton de Blanchard le voyage aerien; mais par son poids il modifia la direction de l’arbre, qui retomba horizontalement sur le sol. Or, le tres gracieux cacique de l’ile avait, ainsi que la plupart des habitants, abandonne sa demeure, par crainte d’etre enseveli sous les ruines de son palais; a la fin de l’ouragan il revenait chez lui en passant par son jardin, lorsque l’arbre tomba precisement en ce moment et, par bonheur, le tua net.
«Par bonheur, dites-vous?
– Oui, oui, par bonheur; car, messieurs, le cacique etait, sauf votre respect, un abominable tyran, et les habitants de l’ile, sans en excepter ses favoris et ses maitresses, etaient les plus malheureuses creatures qu’on put trouver sous la calotte des cieux. Des masses d’approvisionnements pourrissaient dans ses magasins et ses greniers, tandis que son peuple, a qui il les avait extorques, mourait litteralement de faim.»
Son ile n’avait rien a craindre de l’etranger: malgre cela il mettait la main sur tous les jeunes gens pour en faire des heros suivant l’ordonnance, et de temps en temps vendait sa collection au voisin le plus le plus offrant, pour ajouter de nouveaux millions de coquillages aux millions qu’il avait herites de son pere. On nous dit qu’il avait rapporte ce procede inoui d’un voyage qu’il avait fait dans le Nord; c’est la une assertion que, malgre tout notre patriotisme, nous n’essayames pas de refuter; quoique, chez ces insulaires, un voyage dans le Nord puisse signifier aussi bien un voyage aux Canaries qu’une excursion au Groenland; mais nous avions plusieurs raisons de ne pas insister sur ce point.
En reconnaissance du grand service que ces cueilleurs de concombres avaient rendu a leurs compatriotes, on les placa sur le trone laisse vacant par la mort du cacique. Il est vrai de dire que ces braves gens avaient dans leur voyage aerien vu le soleil de si pres, que l’eclat de cette lumiere leur avait pas mal obscurci les yeux, et quelque peu aussi l’intelligence; mais ils n’en regnerent que mieux, si bien que personne ne mangeait de concombre sans dire: «Dieu protege notre cacique!»
Apres avoir repare notre batiment, qui n’avait pas peu souffert de la tourmente, et pris conge des nouveaux souverains, nous mimes a la voile par un vent favorable, et, au bout de six semaines, nous fumes a Ceylan.
Quinze jours environ apres notre arrivee, le fils aine de gouverneur me proposa d’aller a la chasse avec lui, ce que j’acceptai de grand c?ur. Mon ami etait grand et fort, habitue a la chaleur du climat; mais moi, je ne tardai pas, quoique je ne me fusse pas beaucoup remue, a etre si accable, que, lorsque nous arrivames en foret, je me trouvai en arriere de lui.
Je me disposai a m’asseoir, pour prendre quelque repos, au bord d’une riviere qui depuis quelque temps attirait mon attention, lorsqu’il se fit tout a coup un grand bruit derriere moi. Je me retournai et restai comme petrifie en apercevant un enorme lion qui se dirigeait sur moi, et me donnait a entendre qu’il desirait vivement dejeuner de ma pauvre personne, sans m’en demander la permission. Mon fusil etait charge a petit plomb. Je n’avais ni le temps ni la presence d’esprit necessaires pour reflechir longuement; je resolus donc de faire feu sur la bete, sinon pour la blesser, du moins pour l’effrayer. Mais au moment ou je le visai, l’animal devinant sans doute mes intentions, devint furieux et s’elanca sur moi. Par instinct plutot que par raisonnement, j’essayai une chose impossible, c’est-a-dire de fuir. Je me retourne et – j’en frissonne encore rien que d’y penser! – je vois a quelques pas devant moi un monstrueux crocodile, qui ouvrait deja formidablement sa gueule pour m’avaler.
Representez-vous, messieurs, l’horreur de ma situation: par-derriere, le lion; par-devant, le crocodile; a gauche, une riviere rapide; a droite, un precipice hante, comme je l’appris plus tard par des serpents venimeux!
Etourdi, stupefie – Hercule lui-meme l’eut ete dans une pareille circonstance -, je tombai a terre. La seule pensee qui occupait mon ame etait l’attente du moment ou je sentirais la pression des dents du lion furieux, ou bien l’etreinte des machoires du crocodile. Mais au bout de quelques secondes j’entendis un bruit violent et etrange, quoique je n’eprouvasse aucune douleur. Je leve doucement la tete et je vois, a ma grande joie, que le lion, emporte par l’elan qu’il avait pris pour se jeter sur moi, etait tombe juste dans la gueule du crocodile. Sa tete avait penetre jusque dans le gosier de l’autre bete, et il faisait de vains efforts pour se degager. Je me relevai aussitot, tirai mon coutelas, et d’un coup je tranchai la tete du lion, dont le corps vint rouler a mes pieds; puis, avec la crosse de mon fusil, j’enfoncai sa tete aussi avant que je pus dans le gosier du crocodile, qui ne tarda pas a etouffer miserablement.
Quelques instants apres que j’eus remporte cette eclatante victoire sur ces deux terribles ennemis, mon camarade arriva, inquiet de mon absence. Il me felicita chaudement, et nous mesurames le crocodile: il comptait quarante pieds de Paris et sept pouces de long.
Des que nous eumes raconte cette aventure extraordinaire au gouverneur, il envoya un chariot avec des gens pour chercher les deux animaux. Un pelletier de l’endroit me fit avec la peau du lion un certain nombre de blagues a tabac, dont je distribuai une partie a mes connaissances a Ceylan. Celles qui me restaient, j’en fis hommage plus tard aux bourgmestres d’Amsterdam qui voulurent absolument me faire en retour un cadeau de mille ducats, que j’eus toutes les peines du monde a refuser.
La peau du crocodile fut empaillee suivant la methode ordinaire et fait aujourd’hui le plus bel ornement du Museum d’Amsterdam, dont le gardien raconte mon histoire a chaque visiteur. Je dois dire cependant qu’il y ajoute plusieurs details de son invention, qui offensent gravement la verite et la vraisemblance. Par exemple, il dit que le lion a traverse le crocodile dans toute sa longueur, et qu’au moment ou il sortait par le cote oppose a celui par lequel il etait entre, monsieur l’illustrissime baron – c’est ainsi qu’il a coutume de m’appeler – avait coupe, en lui tranchant la tete, trois pieds de queue de crocodile.
«Le crocodile, ajoute le drole, profondement humilie de cette mutilation, se retourna, arracha le coutelas des mains de monsieur le baron, et l’avala avec tant de fureur, qu’il se le fit passer droit a travers le c?ur, et mourut instantanement.»
Je n’ai pas besoin de vous dire, messieurs, combien je suis peine de l’impudence de ce coquin. Dans le siecle de scepticisme ou nous vivons, les gens qui ne me connaissent point pourraient etre amenes, par suite de ces grossiers mensonges, a revoquer en doute la verite de mes aventures reelles, chose qui lese gravement un homme d’honneur.
CHAPITRE VII Deuxieme aventure de mer.
En l’annee 1776, je m’embarquai a Portsmouth pour l’Amerique du Nord, sur un vaisseau de guerre anglais de premier rang, portant cent canons et quatorze cents hommes d’equipage. Je pourrais vous raconter ici differentes aventures qui m’arriverent en Angleterre, mais je les reserve pour une autre fois. Il en est une cependant que je veux mentionner. J’eus une fois le plaisir de voir passer le roi, se rendant en grande pompe au Parlement, dans sa voiture de gala. Le siege etait occupe par un enorme cocher dans la barbe duquel se trouvaient tres artistement decoupees les armes d’Angleterre, et, avec son fouet, il decrivait dans l’air, de la facon la plus intelligible le chiffre du roi, un G et un R, surmontes d’une couronne royale, et si habilement entrelaces que le meilleur calligraphe aurait eu de la peine a faire mieux.
Dans notre traversee, il ne nous arriva rien d’extraordinaire. Le premier incident eut lieu a environ trois cents milles du fleuve Saint-Laurent: notre vaisseau heurta avec une violence extreme contre quelque chose qui nous sembla etre un rocher.
Cependant, quand nous jetames la sonde, nous ne trouvames pas le fond a cinq cents brasses. Ce qui rendait cet incident encore plus extraordinaire et plus incomprehensible, c’est que nous avions du coup perdu notre gouvernail; notre beaupre etait casse en deux, tous nos mats s’etaient fendus dans la longueur, et deux s’etaient abattus sur le pont. Un pauvre diable de matelot, qui etait occupe dans les agres a serrer la grand-voile, fut enleve a plus de trois lieues du vaisseau avant de tomber a l’eau. Heureusement, pendant ce trajet, il eut la presence d’esprit de saisir au vol la queue d’une grue, ce qui non seulement diminua la rapidite de sa chute, mais encore lui permit de nager jusqu’au vaisseau en se prenant au cou de la bete.
Le choc avait ete si violent que tout l’equipage, qui se trouvait sur le pont, fut lance contre le tillac. J’en eus, du coup, la tete renfoncee dans les epaules, et il fallut plusieurs mois avant qu’elle reprit sa position naturelle. Nous nous trouvions tous dans un etat de stupefaction et de trouble difficile a decrire, lorsque l’apparition d’une enorme baleine qui sommeillait sur la surface de l’ocean vint nous donner l’explication de cet evenement. Le monstre avait trouve mauvais que notre vaisseau l’eut heurte, et s’etait mis a donner de grands coups de queue sur nos bordages; dans sa colere, il avait saisi dans sa bouche la maitresse ancre qui se trouvait, suivant l’usage, suspendue a l’arriere, et l’avait emportee en entrainant notre vaisseau sur un parcours de pres de soixante mille, a raison de dix milles a l’heure.