Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan


Jonathan Swift

Premiere publication 1721

Traduit par l’abbe Desfontaines en 1727

VOYAGE A LILLIPUT

Chapitre I

Mon pere, dont le bien, situe dans la province de Nottingham, etait mediocre, avait cinq fils: j’etais le troisieme, et il m’envoya au college d’Emmanuel, a Cambridge, a l’age de quatorze ans. J’y demeurai trois annees, que j’employai utilement. Mais la depense de mon entretien au college etait trop grande, on me mit en apprentissage sous M. Jacques Bates, fameux chirurgien a Londres, chez qui je demeurai quatre ans. Mon pere m’envoyant de temps en temps quelques petites sommes d’argent, je les employai a apprendre le pilotage et les autres parties des mathematiques les plus necessaires a ceux qui forment le dessein de voyager sur mer, ce que je prevoyais etre ma destinee. Ayant quitte M. Bates, je retournai chez mon pere; et, tant de lui que de mon oncle Jean et de quelques autres parents, je tirai la somme de quarante livres sterling par an pour me soutenir a Leyde. Je m’y rendis et m’y appliquai a l’etude de la medecine pendant deux ans et sept mois, persuade qu’elle me serait un jour tres utile dans mes voyages.

Bientot apres mon retour de Leyde, j’eus, a la recommandation de mon bon maitre M. Bates, l’emploi de chirurgien sur l’

Mais mon cher maitre M. Bates etant mort deux ans apres, et n’ayant plus de protecteur, ma pratique commenca a diminuer. Ma conscience ne me permettait pas d’imiter la conduite de la plupart des chirurgiens, dont la science est trop semblable a celle des procureurs: c’est pourquoi, apres avoir consulte ma femme et quelques autres de mes intimes amis, je pris la resolution de faire encore un voyage de mer. Je fus chirurgien successivement dans deux vaisseaux; et plusieurs autres voyages que je fis, pendant six ans, aux Indes orientales et occidentales, augmenterent un peu ma petite fortune. J’employais mon loisir a lire les meilleurs auteurs anciens et modernes, etant toujours fourni d’un certain nombre de livres, et, quand je me trouvais a terre, je ne negligeais pas de remarquer les m?urs et les coutumes des peuples, et d’apprendre en meme temps la langue du pays, ce qui me coutait peu, ayant la memoire tres bonne.

Le dernier de ces voyages n’ayant pas ete heureux, je me trouvai degoute de la mer, et je pris le parti de rester chez moi avec ma femme et mes enfants. Je changeai de demeure, et me transportai de l’Old-Jewry a la rue de Fetter-Lane, et de la a Wapping, dans l’esperance d’avoir de la pratique parmi les matelots; mais je n’y trouvai pas mon compte.

Apres avoir attendu trois ans, et espere en vain que mes affaires iraient mieux, j’acceptai un parti avantageux qui me fut propose par le capitaine Guillaume Prichard, pret a monter l’

et a partir pour la mer du Sud. Nous nous embarquames a Bristol, le 4 de mai 16 99, et notre voyage fut d’abord tres heureux.

Il est inutile d’ennuyer le lecteur par le detail de nos aventures dans ces mers; c’est assez de lui faire savoir que, dans notre passage aux Indes orientales, nous essuyames une tempete dont la violence nous poussa; vers le nord-ouest de la terre de Van-Diemen. Par une observation que je fis, je trouvai que nous etions a 30° 2’ de latitude meridionale. Douze hommes de notre equipage etaient morts par le travail excessif et par la mauvaise nourriture. Le 5 novembre, qui etait le commencement de l’ete dans ces pays-la, le temps etant un peu noir, les mariniers apercurent un roc qui n’etait eloigne du vaisseau que de la longueur d’un cable; mais le vent etait si fort que nous fumes directement pousses contre l’ecueil, et que nous echouames dans un moment. Six hommes de l’equipage, dont j’etais un, s’etant jetes a propos dans la chaloupe, trouverent le moyen de se debarrasser du vaisseau et du roc. Nous allames a la rame environ trois lieues; mais a la fin la lassitude ne nous permit plus de ramer; entierement epuises, nous nous abandonnames au gre des flots, et bientot nous fumes renverses par un coup de vent du nord:

Je ne sais quel fut le sort de mes camarades de la chaloupe, ni de ceux qui se sauverent sur le roc, ou qui resterent dans le vaisseau; mais je crois qu’ils perirent tous; pour moi, je nageai a l’aventure, et fus pousse, vers la terre par le vent et la maree. Je laissai souvent tomber mes jambes, mais sans toucher le fond. Enfin, etant pres de m’abandonner, je trouvai pied dans l’eau, et alors la tempete etait bien diminuee. Comme la pente etait presque insensible, je marchai une demi-lieue dans la mer avant que j’eusse pris terre. Je fis environ un quart de lieue sans decouvrir aucune maison ni aucun vestige d’habitants, quoique ce pays fut tres peuple. La fatigue, la chaleur et une demi-pinte d’eau-de-vie que j’avais bue en abandonnant le vaisseau, tout cela m’excita a dormir. Je me couchai sur l’herbe, qui etait tres fine, ou je fus bientot enseveli dans un profond sommeil, qui dura neuf heures. Au bout de ce temps-la, m’etant eveille, j’essayai de me lever; mais ce fut en vain. Je m’etais couche sur le dos; je trouvai mes bras et mes jambes attaches a la terre de l’un et de l’autre cote, et mes cheveux attaches de la meme maniere. Je trouvai meme plusieurs ligatures tres minces qui entouraient mon corps, depuis mes aisselles jusqu’a mes cuisses. Je ne pouvais que regarder en haut; le soleil commencait a etre fort chaud, et sa grande clarte blessait mes yeux. J’entendis un bruit confus autour de moi, mais, dans la posture ou j’etais, je ne pouvais rien voir que le soleil. Bientot je sentis remuer quelque chose sur ma jambe gauche, et cette chose, avancant doucement sur ma poitrine, monter presque jusqu’a mon menton. Quel fut mon etonnement lorsque j’apercus une petite figure de creature humaine haute tout au plus de trois pouces, un arc et une fleche a la main, avec un carquois sur le dos! J’en vis en meme temps au moins quarante autres de la meme espece. Je me mis soudain a jeter des cris si horribles, que tous ces petits animaux se retirerent transis de peur; et il y en eut meme quelques-uns, comme je l’ai appris ensuite, qui furent dangereusement blesses par les chutes precipitees qu’ils firent en sautant de dessus mon corps a terre. Neanmoins ils revinrent bientot, et l’un d’eux, qui eut la hardiesse de s’avancer si pres qu’il fut en etat de voir entierement mon visage, levant les mains et les yeux par une espece d’admiration, s’ecria d’une voix aigre, mais distincte:

Tolgo Phonac, et aussitot je me sentis perce a la main de plus de cent fleches qui me piquaient comme autant d’aiguilles. Ils firent ensuite une autre decharge en l’air, comme nous tirons des bombes en Europe, dont plusieurs, je crois, tombaient paraboliquement sur mon corps, quoique je ne les apercusse pas, et d’autres sur mon visage, que je tachai de decouvrir avec ma main droite. Quand cette grele de fleches fut passee, je m’efforcai encore de me detacher; mais on fit alors une autre decharge plus grande que la premiere, et quelques-uns tachaient de me percer de leurs lances; mais, par bonheur, je portais une veste impenetrable de peau de buffle. Je crus donc que le meilleur parti etait de me tenir en repos et de rester comme j’etais jusqu’a la nuit; qu’alors, degageant mon bras gauche, je pourrais me mettre tout a fait en liberte, et, a l’egard dos habitants, c’etait avec raison que je me croyais d’une force egale aux plus puissantes armees qu’ils pourraient mettre sur pied pour m’attaquer, s’ils etaient tous de la meme taille que ceux que j’avais vus jusque-la. Mais la fortune me reservait un autre sort.

Quand ces gens durent remarque que j’etais tranquille, ils cesserent de me decocher des fleches; mais, par le bruit que j’entendis, je connus que leur nombre s’augmentait considerablement, et, environ a deux toises loin de moi, vis-a-vis de mon oreille gauche, j’entendis un bruit pendant plus d’une heure comme des gens qui travaillaient. Enfin, tournant un peu ma tete de ce cote-la, autant que les chevilles et les cordons me le permettaient, je vis un echafaud eleve de terre d’un pied et demi, ou quatre de ces petits hommes pouvaient se placer, et une echelle pour y monter; d’ou un d’entre eux, qui me semblait etre une personne de condition, me fit une harangue assez longue, dont je ne compris pas un mot. Avant que de commencer, il s’ecria trois fois:

L’

Apres m’avoir vu faire toutes ces merveilles, ils pousserent des cris de joie et se mirent a danser, repetant plusieurs fois, comme ils avaient fait d’abord:

Peplom Selan

Tandis que je dormais, l’empereur de Lilliput (c’etait le nom de ce pays) ordonna de me faire conduire vers lui. Cette resolution semblera peut-etre hardie et dangereuse, et je suis sur qu’en pareil cas elle ne serait du gout d’aucun souverain de l’Europe; cependant, a mon avis, c’etait un dessein egalement prudent et dangereux; car, en cas que ces peuples eussent tente de me tuer avec leurs lances et leurs fleches pendant que je dormais, je me serais certainement eveille au premier sentiment de douleur, ce qui aurait excite ma fureur et augmente mes forces a un tel degre, que je me serais trouve en etat de rompre le reste des cordons; et, apres cela, comme ils n’etaient pas capables de me resister, je les aurais tous ecrases et foudroyes.

On fit donc travailler a la hate cinq mille charpentiers et ingenieurs pour construire une voiture: c’etait un chariot eleve de trois pouces, ayant sept pieds de longueur et quatre de largeur, avec vingt-deux roues. Quand il fut acheve, on le conduisit au lieu ou j’etais. Mais la principale difficulte fut de m’elever et de me mettre sur cette voiture. Dans cette vue, quatre-vingts perches, chacune de deux pieds de hauteur, furent employees; et des cordes tres fortes, de la grosseur d’une ficelle, furent attachees, par le moyen de plusieurs crochets, aux bandages que les ouvriers avaient ceints autour de mon cou, de mes mains, de mes jambes et de tout mon corps. Neuf cents hommes des plus robustes furent employes a elever ces cordes par le moyen d’un grand nombre de poulies attachees aux perches; et, de cette facon, dans moins de trois heures de temps, je fus eleve, place et attache dans la machine. Je sais tout cela par le rapport qu’on m’en a fait depuis, car, pendant cette man?uvre, je dormais tres profondement. Quinze cents chevaux, les plus grands de l’ecurie de l’empereur, chacun d’environ quatre pouces et demi de haut, furent atteles au chariot, et me trainerent vers la capitale, eloignee d’un quart de lieue.

Il y avait quatre heures que nous etions en chemin, lorsque je fus subitement eveille par un accident assez ridicule. Les voituriers s’etant arretes un peu de temps pour raccommoder quelque chose, deux ou trois habitants du pays avaient eu la curiosite de regarder ma mine pendant que je dormais; et, s’avancant tres doucement jusqu’a mon visage, l’un d’entre eux, capitaine aux gardes, avait mis la pointe aigue de son esponton bien avant dans ma narine gauche, ce qui me chatouilla le nez, m’eveilla, et me fit eternuer trois fois. Nous fimes une grande marche le reste de ce jour-la, et nous campames la nuit avec cinq cents gardes, une moitie avec des flambeaux, et l’autre avec des arcs et des fleches, prete a tirer si j’eusse essaye de me remuer. Le lendemain au lever du soleil, nous continuames notre voyage, et nous arrivames sur le midi a cent toises des portes de la ville. L’empereur et toute la cour sortirent pour nous voir; mais les grands officiers ne voulurent jamais consentir que Sa Majeste hasardat sa personne en montant sur mon corps, comme plusieurs autres avaient ose faire.

A l’endroit ou la voiture s’arreta, il y avait un temple ancien, estime le plus grand de tout le royaume, lequel, ayant ete souille quelques annees auparavant par un meurtre, etait, selon la prevention de ces peuples, regarde comme profane, et, pour cette raison, employe a divers usages. Il fut resolu que je serais loge dans ce vaste edifice. La grande porte, regardant le nord, etait environ de quatre pieds de haut, et presque de deux pieds de large; de chaque cote de la porte, il y avait une petite fenetre elevee de six pouces. A celle qui etait du cote gauche, les serruriers du roi attacherent quatre-vingt-onze chaines, semblables a celles qui sont attachees a la montre d’une dame d’Europe, et presque aussi larges; elles furent par l’autre bout attachees a ma jambe gauche avec trente-six cadenas. Vis-a-vis de ce temple, de l’autre cote du grand chemin, a la distance de vingt pieds, il y avait une tour d’au moins cinq pieds de haut; c’etait la que le roi devait monter avec plusieurs des principaux seigneurs de sa cour pour avoir la commodite de me regarder a son aise. On compte qu’il y eut plus de cent mille habitants qui sortirent de la ville, attires par la curiosite, et, malgre mes gardes, je crois qu’il n’y aurait pas eu moins de dix mille hommes qui, a differentes fois, auraient monte sur mon corps par des echelles, si on n’eut publie un arret du conseil d’Etat pour le defendre. On ne peut s’imaginer le bruit et l’etonnement du peuple quand il me vit debout et me promener: les chaines qui tenaient mon pied gauche etaient environ de six pieds de long, et me donnaient la liberte d’aller et de venir dans un demi-cercle.

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