Je ne ferai point ici le detail des curiosites renfermees dans ce palais; je les reserve pour un plus grand ouvrage, et qui est presque pret a etre mis sous presse, contenant une description generale de cet empire depuis sa premiere fondation, l’histoire de ses empereurs pendant une longue suite de siecles, des observations sur leurs guerres, leur politique, leurs lois, les lettres et la religion du pays, les plantes et animaux qui s’y trouvent, les m?urs et les coutumes des habitants, avec, plusieurs, autres matieres prodigieusement curieuses et excessivement utiles. Mon but n’est a present que de raconter ce qui m’arriva pendant un sejour de neuf mois dans ce merveilleux empire.»
Quinze jours apres que j’eus obtenu ma liberte, Reldresal, secretaire d’Etat pour le departement des affaires particulieres, se rendit chez moi, suivi d’un seul domestique. Il ordonna que son carrosse l’attendit a quelque distance, et me pria de lui donner un entretien d’une heure. Je lui offris de me coucher, afin qu’il put etre de niveau a mon oreille; mais il aima mieux que je le tinsse dans ma main pendant la conversation. Il commenca par me faire des compliments sur ma liberte et me dit qu’il pouvait se flatter d’y avoir un peu contribue. Puis il ajouta que, sans l’interet que la cour y avait, je ne l’eusse pas sitot obtenue; «car, dit-il; quelque florissant que notre Etat paraisse aux etrangers, nous avons deux grands fleaux a combattre: une faction puissante au dedans, et au dehors l’invasion dont nous sommes menaces par un ennemi formidable. A l’egard du premier, il faut que vous sachiez que, depuis plus de soixante et dix lunes, il y a eu deux partis opposes dans cet empire, sous les noms de
hauts
hauts talons
bas talons
drurr
tramecksans
hauts-talons
gros
Blundecral
Que tous les fideles casseront leurs ?ufs au bout le plus commode
gros-boutiens
Je repondis au secretaire que je le priais d’assurer l’empereur de mes tres humbles respects, et de lui faire savoir que j’etais pret a sacrifier ma vie pour defendre sa personne sacree et son empire contre toutes les entreprises et invasions de ses ennemis. Il me quitta fort satisfait de ma reponse.
Chapitre V
Ayant marche quelque temps, et me trouvant hors de la portee des traits, je m’arretai un peu pour tirer toutes les fleches qui s’etaient attachees a mon visage et a mes mains; puis, conduisant ma prise, je tachai de me rendre au port imperial de Lilliput.
L’empereur, avec toute sa cour, etait sur le bord de la mer, attendant le succes de mon entreprise. Ils voyaient de loin avancer une flotte sous la forme d’un grand croissant; mais, comme j’etais dans l’eau jusqu’au cou, ils ne s’apercevaient pas que c’etait moi qui la conduisais vers eux.
L’empereur crut donc que j’avais peri et que la flotte ennemie s’approchait pour faire une descente; mais ses craintes furent bientot dissipees; car, ayant pris pied, on me vit a la tete de tous les vaisseaux, et l’on m’entendit crier d’une voix forte:
Ce prince, a mon arrivee, me donna des louanges infinies, et, sur-le-champ, me crea
Sa Majeste me pria de prendre des mesures pour amener dans ses ports tous les autres vaisseaux de l’ennemi. L’ambition de ce prince ne lui faisait pretendre rien moins que de se rendre maitre de tout l’empire de Blefuscu, de le reduire en province de son empire et de le faire gouverner par un vice-roi; de faire perir tous les exiles gros-boutiens et de contraindre tous ses peuples a casser les ?ufs par le petit bout, ce qui l’aurait fait parvenir a la monarchie universelle; mais je tachai de le detourner de ce dessein par plusieurs raisonnements fondes sur la politique et sur la justice, et je protestai hautement que je ne serais jamais l’instrument dont il se servirait pour opprimer la liberte d’un peuple libre, noble et courageux. Quand on eut delibere sur cette affaire dans le conseil, la plus saine partie fut de mon avis.
Cette declaration ouverte et hardie etait si opposee aux projets et a la politique de Sa Majeste imperiale, qu’il etait difficile qu’elle put me le pardonner; elle en parla dans le conseil d’une maniere tres artificieuse, et mes ennemis secrets s’en prevalurent pour me perdre: tant il est vrai que les services les plus importants rendus aux souverains sont bien peu de chose lorsqu’ils sont suivis du refus de servir aveuglement leurs passions.
Environ trois semaines apres mon expedition eclatante, il arriva une ambassade solennelle de Blefuscu avec des propositions de paix. Le traite fut bientot conclu, a des conditions tres avantageuses pour l’empereur. L’ambassade etait composee de six seigneurs, avec une suite de cinq cents personnes, et l’on peut dire que leur entree fut conforme a la grandeur de leur maitre et a l’importance de leur negociation.
Apres la conclusion du traite, Leurs Excellences, etant averties secretement des bons offices que j’avais rendus a leur nation par la maniere dont j’avais parle a l’empereur, me rendirent une visite en ceremonie. Ils commencerent par me faire beaucoup de compliments sur ma valeur et sur ma generosite, et m’inviterent, au nom de leur maitre, a passer dans son royaume. Je les remerciai et les priai de me faire l’honneur de presenter mes tres humbles respects a Sa Majeste blefuscudienne, dont les vertus eclatantes etaient repandues par tout l’univers. Je promis de me rendre aupres de sa personne royale avant que de retourner dans mon pays.
Peu de jours apres, je demandai a l’empereur la permission de faire mes compliments au grand roi de Blefuscu; il me repondit froidement qu’il le voulait bien.