Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan 5 стр.


J’ai oublie de dire que les ambassadeurs m’avaient parle avec le secours d’un interprete. Les langues des deux empires sont tres differentes l’une de l’autre; chacune des deux nations vante l’antiquite, la beaute et la force de sa langue et meprise l’autre. Cependant l’empereur, fier de l’avantage qu’il avait remporte sur les Blefuscudiens par la prise de leur flotte, obligea les ambassadeurs a presenter leurs lettres de creance et a faire leur harangue dans la langue lilliputienne, et il faut avouer qu’a raison du trafic et du commerce qui est entre les deux royaumes, de la reception reciproque des exiles et de l’usage ou sont les Lilliputiens d’envoyer leur jeune noblesse dans le Blefuscu, afin de s’y polir et d’y apprendre les exercices, il y a tres peu de personnes de distinction dans l’empire de Lilliput, et encore moins de negociants ou de matelots dans les places maritimes qui ne parlent les deux langues.

J’eus alors occasion de rendre a Sa Majeste imperiale un service tres signale. Je fus un jour reveille, sur le minuit, par les cris d’une foule de peuple assemble a la porte de mon hotel; j’entendis le mot

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J’ignorais si l’empereur me saurait gre du service que je venais de lui rendre; car, par les lois fondamentales de l’empire, c’etait un crime capital et digne de mort de faire de l’eau dans l’etendue du palais imperial; mais je fus rassure lorsque j’appris que Sa Majeste avait donne ordre au grand juge de m’expedier des lettres de grace; mais on m’apprit que l’imperatrice, concevant la plus grande horreur de ce que je venais de faire, s’etait transportee au cote le plus eloigne de la cour, et qu’elle etait determinee a ne jamais loger dans des appartements que j’avais ose souiller par une action malhonnete et impudente.

Chapitre VI

Quoique j’aie le dessein de renvoyer la description de cet empire a un traite particulier, je crois cependant devoir en donner ici au lecteur quelque idee generale. Comme la taille ordinaire des gens du pays est un peu moins haute que de six pouces, il y a une proportion exacte dans tous les autres animaux, aussi bien que dans les plantes et dans les arbres. Par exemple, les chevaux et les b?ufs les plus hauts sont de quatre a cinq pouces, les moutons d’un pouce et demi, plus ou moins, leurs oies environ de la grosseur d’un moineau; en sorte que leurs insectes etaient presque invisibles pour moi; mais la nature a su ajuster les yeux des habitants de Lilliput a tous les objets qui leur sont proportionnes. Pour faire connaitre combien leur vue est percante a l’egard des objets qui sont proches, je dirai que je vis une fois avec plaisir un cuisinier habile plumant une alouette qui n’etait, pas si grosse qu’une mouche ordinaire, et une jeune fille enfilant une aiguille invisible avec de la soie pareillement invisible.

Ils ont des caracteres et des lettres; mais leur facon d’ecrire est remarquable, n’etant ni de la gauche a la droite, comme celle de l’Europe; ni de la droite a la gauche, comme celle des Arabes; ni de haut en bas, comme celle des Chinois; ni de bas en haut, comme celle des Cascaries; mais obliquement et d’un angle du papier a l’autre, comme celle des dames d’Angleterre.

Ils enterrent les morts la tete directement en bas, parce qu’ils s’imaginent que, dans onze mille lunes, tous les morts doivent ressusciter; qu’alors la terre, qu’ils croient plate, se tournera sens dessus dessous, et que, par ce moyen, au moment de leur resurrection, ils se trouveront tous debout sur leurs pieds. Les savants d’entre eux reconnaissent l’absurdite de cette opinion; mais l’usage subsiste, parce qu’il est ancien et fonde sur les idees du peuple.

Ils ont des lois et des coutumes tres singulieres, que j’entreprendrais peut-etre de justifier si elles n’etaient trop contraires a celles de ma chere patrie. La premiere dont je ferai mention regarde les delateurs. Tous les crimes contre l’Etat sont punis en ce pays-la avec une rigueur extreme; mais si l’accuse fait voir evidemment son innocence, l’accusateur est aussitot condamne a une mort ignominieuse, et tous ses biens confisques au profit de l’innocent. Si l’accusateur est un gueux, l’empereur, de ses propres deniers, dedommage l’accuse, suppose qu’il ait ete mis en prison ou qu’il ait ete maltraite le moins du monde.

On regarde la fraude comme un crime plus enorme que le vol; c’est pourquoi elle est toujours punie de mort; car on a pour principe que le soin et la vigilance, avec un esprit ordinaire, peuvent garantir les biens d’un homme contre les attentats des voleurs, mais que la probite n’a point de defense contre la fourberie et la mauvaise foi.

Quoique nous regardions les chatiments et les recompenses comme les grands pivots du gouvernement, je puis dire neanmoins que la maxime de punir et de recompenser n’est pas observee en Europe avec la meme sagesse que dans l’empire de Lilliput. Quiconque peut apporter des preuves suffisantes qu’il a observe exactement les lois de son pays pendant soixante-treize lunes, a droit de pretendre a certains privileges, selon sa naissance et son etat, avec une certaine somme d’argent tiree d’un fonds destine a cet usage; il gagne meme le titre de

, ou de

Dans le choix qu’on fait des sujets pour remplir les emplois, on a plus d’egard a la probite qu’au grand genie. Comme le gouvernement est necessaire au genre humain, on croit que la Providence n’eut jamais dessein de faire de l’administration des affaires publiques une science difficile et mysterieuse, qui ne put etre possedee que par un petit nombre d’esprits rares et sublimes, tel qu’il en nait au plus deux ou trois dans un siecle; mais on juge que la verite, la justice, la temperance et les autres vertus sont a la portee de tout le monde, et que la pratique de ces vertus, accompagnee d’un peu d’experience et de bonne intention, rend quelque personne que ce soit propre au service de son pays, pour peu qu’elle ait de bon sens et de discernement.

On est persuade que tant s’en faut que le defaut des vertus morales soit supplee par les talents superieurs de l’esprit, que les emplois ne pourraient etre confies a de plus dangereuses mains qu’a celles des grands esprits qui n’ont aucune vertu, et que les erreurs nees de l’ignorance, dans un ministre honnete homme, n’auraient jamais de si funestes suites, a l’egard du bien public, que les pratiques tenebreuses d’un ministre dont les inclinations seraient corrompues, dont les vues seraient criminelles, et qui trouverait dans les ressources de son esprit de quoi faire le mal impunement.

Qui ne croit pas a la Providence divine parmi les Lilliputiens est declare incapable de posseder aucun emploi public. Comme les rois se pretendent, a juste titre, les deputes de la Providence, les Lilliputiens jugent qu’il n’y a rien de plus absurde et de plus inconsequent que la conduite d’un prince qui se sert de gens sans religion, qui nient cette autorite supreme dont il se dit le depositaire, et dont, en effet, il emprunte la sienne.

En rapportant ces lois et les suivantes, je ne parle que des lois primitives des Lilliputiens.

Je sais que, par des lois modernes, ces peuples sont tombes dans un grand exces de corruption: temoin cet usage honteux d’obtenir les grandes charges en dansant sur la corde, et les marques de distinction en sautant par-dessus un baton. Le lecteur doit observer que cet indigne usage fut introduit par le pere de l’empereur regnant.

L’ingratitude est, parmi ces peuples, un crime enorme, comme nous apprenons dans l’histoire qu’il l’a ete autrefois aux yeux de quelques nations vertueuses. Celui, disent les Lilliputiens, qui rend de mauvais offices a son bienfaiteur meme doit etre necessairement l’ennemi de tous les autres hommes.

Les Lilliputiens jugent que le pere et la mere ne doivent point etre charges de l’education de leurs propres enfants, et il y a, dans chaque ville, des seminaires publics, ou tous les peres et les meres excepte les paysans et les ouvriers, sont obliges d’envoyer leurs enfants de l’un et l’autre sexe, pour etre eleves et formes. Quand ils sont parvenus a l’age de vingt lunes, on les suppose dociles et capables d’apprendre. Les ecoles sont de differentes especes, suivant la difference du rang et du sexe. Des maitres habiles forment les enfants pour un etat de vie conforme a leur naissance, a leurs propres talents et a leurs inclinations.

Les seminaires pour les jeunes gens d’une naissance illustre sont pourvus de maitres serieux et savants. L’habillement et la nourriture des enfants sont simples. On leur inspire des principes d’honneur, de justice, de courage, de modestie, de clemence, de religion et d’amour pour la patrie; ils sont habilles par des hommes jusqu’a l’age de quatre ans, et, apres cet age, ils sont obliges de s’habiller eux-memes, de quelque grande naissance qu’ils soient. Il ne leur est permis de prendre leurs divertissements qu’en presence d’un maitre. On permet a leurs pere et mere de les voir deux fois par an. La visite ne peut durer qu’une heure, avec la liberte d’embrasser leurs fils en entrant et en sortant; mais un maitre, qui est toujours present en ces occasions, ne leur permet pas de parler secretement a leur fils, de le flatter, de le caresser, ni de lui donner des bijoux ou des dragees et des confitures.

Dans les seminaires feminins, les jeunes filles de qualite sont elevees presque comme les garcons. Seulement, elles sont habillees par des domestiques en presence d’une maitresse, jusqu’a ce qu’elles aient atteint l’age de cinq ans, qu’elles s’habillent elles-memes. Lorsque l’on decouvre que les nourrices ou les femmes de chambre entretiennent ces petites filles d’histoires extravagantes, de contes insipides ou capables de leur faire peur (ce qui est, en Angleterre, fort ordinaire aux gouvernantes), elles sont fouettees publiquement trois fois par toute la ville, emprisonnees pendant un an, et exilees le reste de leur vie dans l’endroit le plus desert du pays. Ainsi, les jeunes filles, parmi ces peuples, sont aussi honteuses que les hommes d’etre laches et sottes; elles meprisent tous les ornements exterieurs, et n’ont egard qu’a la bienseance et a la proprete. Leurs exercices ne sont pas si violents que ceux des garcons, et on les fait un peu moins etudier; car on leur apprend aussi les sciences et les belles-lettres. C’est une maxime parmi eux qu’une femme devant etre pour son mari une compagnie toujours agreable, elle doit s’orner l’esprit, qui ne vieillit point.

Les Lilliputiens sont persuades, autrement que nous ne le sommes en Europe, que rien ne demande plus de soin et d’application que l’education des enfants. Ils disent qu’il en est de cela comme de conserver certaines plantes, de les faire croitre heureusement, de les defendre contre les rigueurs de l’hiver, contre les ardeurs et les orages de l’ete, contre les attaques des insectes, de leur faire enfin porter des fruits en abondance, ce qui est l’effet de l’attention et des peines d’un jardinier habile.

Ils prennent garde que le maitre ait plutot un esprit bien fait qu’un esprit sublime, plutot des m?urs que de la science; ils ne peuvent souffrir ces maitres qui etourdissent sans cesse les oreilles de leurs disciples de combinaisons grammaticales, de discussions frivoles, de remarques pueriles, et qui, pour leur apprendre l’ancienne langue de leur pays, qui n’a que peu de rapport a celle qu’on y parle aujourd’hui, accablent leur esprit de regles et d’exceptions, et laissent la l’usage et l’exercice, pour farcir leur memoire de principes superflus et de preceptes epineux: ils veulent que le maitre se familiarise avec dignite, rien n’etant plus contraire a la bonne education que le pedantisme et le serieux affecte; il doit, selon eux, plutot s’abaisser que s’elever devant son disciple, et ils jugent l’un plus difficile que l’autre, parce qu’il faut souvent plus d’effort et de vigueur, et toujours plus d’attention pour descendre surement que pour monter.

Ils pretendent que les maitres doivent bien plus s’appliquer a former l’esprit des jeunes gens pour la conduite de la vie qu’a l’enrichir de connaissances curieuses, presque toujours inutiles. On leur apprend donc de bonne heure a etre sages et philosophes, afin que, dans la saison meme des plaisirs, ils sachent les gouter philosophiquement. N’est-il pas ridicule, disent-ils, de n’en connaitre la nature et le vrai usage que lorsqu’on y est devenu inhabile, d’apprendre a vivre quand la vie est presque passee, et de commencer a etre homme lorsqu’on va cesser de l’etre?

On leur propose des recompenses pour l’aveu ingenu et sincere de leurs fautes, et ceux qui savent mieux raisonner sur leurs propres defauts obtiennent des graces et des honneurs. On veut qu’ils soient curieux et qu’ils fassent souvent des questions sur tout ce qu’ils voient et sur tout ce qu’ils entendent, et l’on punit tres severement ceux qui, a la vue d’une chose extraordinaire et remarquable, temoignent peu d’etonnement et de curiosite.

On leur recommande d’etre tres fideles, tres soumis, tres attaches au prince, mais d’un attachement general et de devoir, et non d’aucun attachement particulier, qui blesse souvent la conscience et toujours la liberte, et qui expose a de grands malheurs.

Les maitres d’histoire se mettent moins en peine d’apprendre a leurs eleves la date de tel ou tel evenement, que de leur peindre le caractere, les bonnes et les mauvaises qualites des rois, des generaux d’armee et des ministres; ils croient qu’il leur importe assez peu de savoir qu’en telle annee et en tel mois telle bataille a ete donnee; mais qu’il leur importe de considerer combien les hommes, dans tous les siecles, sont barbares, brutaux, injustes, sanguinaires, toujours prets a prodiguer leur propre vie sans necessite et a attenter sur celle des autres sans raison; combien les combats deshonorent l’humanite et combien les motifs doivent etre puissants pour en venir a cette extremite funeste; ils regardent l’histoire de l’esprit humain comme la meilleure de toutes, et ils apprennent moins aux jeunes gens a retenir les faits qu’a en juger.

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