Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan 7 стр.


J’eus quelque envie de faire de la resistance; car, etant en liberte, toutes les forces de cet empire ne seraient pas venues a bout de moi, et j’aurais pu facilement, a coups de pierres, battre et renverser la capitale; mais je rejetai aussitot ce projet avec horreur, me ressouvenant du serment que j’avais prete a Sa Majeste, des graces que j’avais recues d’elle et de la haute dignite de

Enfin, je pris une resolution qui, selon les apparences, sera censuree de quelques personnes avec justice; car je confesse que ce fut une grande temerite a moi et un tres mauvais procede de ma part d’avoir voulu conserver mes yeux, ma liberte et ma vie, malgre les ordres de la cour. Si j’avais mieux connu le caractere des princes et des ministres d’Etat, que j’ai depuis observe dans plusieurs autres cours, et leur methode de traiter des accuses moins criminels que moi, je me serais soumis sans difficulte a une peine si douce; mais, emporte par le feu de la jeunesse et ayant eu ci-devant la permission de Sa Majeste imperiale de me rendre aupres du roi de Blefuscu, je me hatai, avant l’expiration des trois jours, d’envoyer une lettre a mon ami le secretaire, par laquelle je lui faisais savoir la resolution que j’avais prise de partir ce jour-la meme pour Blefuscu, suivant la permission que j’avais obtenue; et, sans attendre la reponse, je m’avancai vers la cote de l’ile ou etait la flotte. Je me saisis d’un gros vaisseau de guerre, j’attachai un cable a la proue, et, levant les ancres, je me deshabillai, mis mon habit (avec ma couverture que j’avais apportee sous mon bras) sur le vaisseau, et, le tirant apres moi, tantot gueant, tantot nageant, j’arrivai au port royal de Blefuscu, ou le peuple m’avait attendu longtemps. On m’y fournit deux guides pour me conduire a la capitale, qui porte le meme nom. Je les tins dans mes mains jusqu’a ce que je fusse arrive a cent toises de la porte de la ville, et je les priai de donner avis de mon arrivee a un des secretaires d’Etat, et de lui faire savoir que j’attendais les ordres de Sa Majeste. Je recus reponse, au bout d’une heure, que Sa Majeste, avec toute la maison royale, venait pour me recevoir. Je m’avancai de cinquante toises: le roi et sa suite descendirent de leurs chevaux, et la reine, avec les dames, sortirent de leurs carrosses, et je n’apercus pas qu’ils eussent peur de moi. Je me couchai a terre pour baiser les mains du roi et de la reine. Je dis a Sa Majeste que j’etais venu, suivant ma promesse, et avec la permission de l’empereur mon maitre, pour avoir l’honneur de voir un si puissant prince, et pour lui offrir tous les services qui dependaient de moi et qui ne seraient pas contraires a ce que je devais a mon souverain, mais sans parler de ma disgrace.

Je n’ennuierai point le lecteur du detail de ma reception a la cour, qui fut conforme a la generosite d’un si grand prince, ni des incommodites que j’essuyai faute d’une maison et d’un lit, etant oblige de me coucher a terre enveloppe de ma couverture.

Chapitre VIII

Trois jours apres mon arrivee, me promenant par curiosite du cote de l’ile qui regarde le nord-est, je decouvris, a une demi-lieue de distance dans la mer, quelque chose qui me sembla etre un bateau renverse. Je tirai mes souliers et mes bas, et, allant dans l’eau cent ou cent cinquante toises, je vis que l’objet s’approchait par la force de la maree, et je connus alors que c’etait une chaloupe, qui, a ce que je crus, pouvait avoir ete detachee d’un vaisseau par quelque tempete; sur quoi, je revins incessamment a la ville, et priai Sa Majeste de me preter vingt des plus grands vaisseaux qui lui restaient depuis la perte de sa flotte, et trois mille matelots, sous les ordres du vice-amiral. Cette flotte mit a la voile, faisant le tour, pendant que j’allai par le chemin le plus court a la cote ou j’avais premierement decouvert la chaloupe. Je trouvai que la maree l’avait poussee encore plus pres du rivage. Quand les vaisseaux m’eurent joint, je me depouillai de mes habits, me mis dans l’eau, m’avancai jusqu’a cinquante toises de la chaloupe; apres quoi je fus oblige de nager jusqu’a ce que je l’eusse atteinte; les matelots me jeterent un cable, dont j’attachai un bout a un trou sur le devant du bateau, et l’autre bout a un vaisseau de guerre; mais je ne pus continuer mon voyage, perdant pied dans l’eau. Je me mis donc a nager derriere la chaloupe et a la pousser en avant avec une de mes mains; en sorte qu’a la faveur de la maree, je m’avancai tellement vers le rivage, que je pus avoir le menton hors de l’eau et trouver pied. Je me reposai deux ou trois minutes, et puis je poussai le bateau encore jusqu’a ce que la mer ne fut pas plus haute que mes aisselles, et alors la plus grande fatigue etait passee; je pris d’autres cables apportes dans un des vaisseaux, et, les attachant premierement au bateau et puis a neuf des vaisseaux qui m’attendaient, le vent etant assez favorable et les matelots m’aidant, je fis en sorte que nous arrivames a vingt toises du rivage, et, la mer s’etant retiree, je gagnai la chaloupe a pied sec, et, avec le secours de deux mille hommes et celui des cordes et des machines, je vins a bout de la relever, et trouvai qu’elle n’avait ete que tres peu endommagee.

Je fus dix jours a faire entrer ma chaloupe dans le port royal de Blefuscu, ou il s’amassa un grand concours de peuple, plein d’etonnement a la vue d’un vaisseau si prodigieux.

Je dis au roi que ma bonne fortune m’avait fait rencontrer ce vaisseau pour me transporter a quelque autre endroit, d’ou je pourrais retourner dans mon pays natal, et je priai Sa Majeste de vouloir bien donner ses ordres pour mettre ce vaisseau en etat de me servir, et de me permettre de sortir de ses Etats, ce qu’apres quelques plaintes obligeantes il lui plut de m’accorder.

J’etais fort surpris que l’empereur de Lilliput, depuis mon depart, n’eut fait aucune recherche a mon sujet; mais j’appris que Sa Majeste imperiale, ignorant que j’avais eu avis de ses desseins, s’imaginait que je n’etais alle a Blefuscu que pour accomplir ma promesse, suivant la permission qu’elle m’en avait donnee, et que je reviendrais dans peu de jours; mais, a la fin, ma longue absence la mit en peine, et, ayant tenu conseil avec le tresorier et le reste de la cabale, une personne de qualite fut depechee avec une copie des articles dresses contre moi. L’envoye avait des instructions pour representer au souverain de Blefuscu la grande douceur de son maitre, qui s’etait contente de me punir par la perte de mes yeux; que je m’etais soustrait a la justice, et que, si je ne retournais pas dans deux jours, je serais depouille de mon titre de

Le roi de Blefuscu, ayant pris trois jours pour deliberer sur cette affaire, rendit une reponse tres honnete et tres sage. Il representa qu’a l’egard de me renvoyer lie, l’empereur n’ignorait pas que cela etait impossible; que, quoique je lui eusse enleve la flotte, il m’etait redevable de plusieurs bons offices que je lui avais rendus, par rapport au traite de paix; d’ailleurs, qu’ils seraient bientot l’un et l’autre delivres de moi, parce que j’avais trouve sur le rivage un vaisseau prodigieux, capable de me porter sur la mer, qu’il avait donne ordre d’accommoder avec mon secours et suivant mes instructions; en sorte qu’il esperait que, dans peu de semaines, les deux empires seraient debarrasses d’un fardeau si insupportable.

Avec cette reponse, l’envoye retourna a Lilliput, et le roi de Blefuscu me raconta tout ce qui s’etait passe, m’offrant en meme temps, mais secretement et en confidence, sa gracieuse protection si je voulais rester a son service. Quoique je crusse sa proposition sincere, je pris la resolution de ne me livrer jamais a aucun prince ni a aucun ministre, lorsque je me pourrais passer d’eux; c’est pourquoi, apres avoir temoigne a Sa Majeste ma juste reconnaissance de ses intentions favorables, je la priai humblement de me donner mon conge, en lui disant que, puisque la fortune, bonne ou mauvaise, m’avait offert un vaisseau, j’etais resolu de me livrer a l’Ocean plutot que d’etre l’occasion d’une rupture entre deux si puissants souverains. Le roi ne me parut pas offense de ce discours, et j’appris meme qu’il etait bien aise de ma resolution, aussi bien que la plupart de ses ministres.

Ces considerations m’engagerent a partir un peu plus tot que je n’avais projete, et la cour, qui souhaitait mon depart, y contribua avec empressement. Cinq cents ouvriers furent employes a faire deux voiles a mon bateau, suivant mes ordres, en doublant treize fois ensemble leur plus grosse toile et la matelassant. Je pris la peine de faire des cordes et des cables, en joignant ensemble dix, vingt ou trente des plus forts des leurs. Une grosse pierre, que j’eus le bonheur de trouver, apres une longue recherche, pres du rivage de la mer, me servit d’ancre; j’eus le suif de trois cents b?ufs pour graisser ma chaloupe et pour d’autres usages. Je pris des peines infinies a couper les plus grands arbres pour en faire des rames et des mats, en quoi cependant je fus aide par des charpentiers des navires de Sa Majeste.

Au bout d’environ un mois, quand tout fut pret, j’allai pour recevoir les ordres de Sa Majeste et pour prendre conge d’elle. Le roi, accompagne de la maison royale, sortit du palais. Je me couchai sur le visage pour avoir l’honneur de lui baiser la main, qu’il me donna tres gracieusement, aussi bien que la reine et les jeunes princes du sang. Sa Majeste me fit present de cinquante bourses de deux cents

chacune, avec son portrait en grand, que je mis aussitot dans un de mes gants pour le mieux conserver.

Je chargeai sur ma chaloupe cent b?ufs et trois cents moutons, avec du pain et de la boisson a proportion, et une certaine quantite de viande cuite, aussi grande que quatre cents cuisinieres m’avaient pu fournir. Je pris avec moi six vaches et six taureaux vivants, et un meme nombre de brebis et de beliers, ayant dessein de les porter dans mon pays pour en multiplier l’espece; je me fournis aussi de foin et de ble. J’aurais ete bien aise d’emmener six des gens du pays, mais le roi ne le voulut pas permettre; et, outre une tres exacte visite de mes poches, Sa Majeste me fit donner ma parole d’honneur que je n’emporterais aucun de ses sujets, quand meme ce serait de leur propre consentement et a leur requete.

Ayant ainsi prepare toutes choses, je mis a la voile le vingt-quatrieme jour de septembre 1701, sur les six heures du matin; et, quand j’eus fait quatre lieues tirant vers le nord, le vent etant au sud-est, sur les six heures du soir je decouvris une petite ile longue d’environ une demi-lieue vers le nord-est. Je m’avancai et jetai l’ancre vers la cote de l’ile qui etait a l’abri du vent; elle me parut inhabitee. Je pris des rafraichissements et m’allai reposer. Je dormis environ six heures, car le jour commenca a paraitre deux heures apres que je fus eveille. Je dejeunai, et, le vent etant favorable, je levai l’ancre, et fis la meme route que le jour precedent, guide par mon compas de poche. C’etait mon dessein de me rendre, s’il etait possible, a une de ces iles que je croyais, avec raison, situees au nord-est de la terre de Van-Diemen.

Je ne decouvris rien ce jour-la; mais le lendemain, sur les trois heures apres midi, quand j’eus fait, selon mon calcul, environ vingt-quatre lieues, je decouvris un navire faisant route vers le sud-est. Je mis toutes mes voiles, et, au bout d’une demi-heure, le navire, m’ayant apercu, arbora son pavillon et tira un coup de canon. Il n’est pas facile de representer la joie que je ressentis de l’esperance que j’eus de revoir encore une fois mon aimable pays et les chers gages que j’y avais laisses. Le navire relacha ses voiles, et je le joignis a cinq ou six heures du soir, le 26 septembre. J’etais transporte de joie de voir le pavillon d’Angleterre. Je mis mes vaches et mes moutons dans les poches de mon justaucorps et me rendis a bord avec toute ma petite cargaison de vivres. C’etait un vaisseau marchand anglais, revenant du Japon par les mers du nord et du sud, commande par le capitaine Jean Bidell, de Deptford, fort honnete homme et excellent marin.

Il y avait environ cinquante hommes sur le vaisseau, parmi lesquels je rencontrai un de mes anciens camarades nomme Pierre Williams, qui parla avantageusement de moi au capitaine. Ce galant homme me fit un tres bon accueil et me pria de lui apprendre d’ou je venais et ou j’allais, ce que je fis en peu de mots; mais il crut que la fatigue et les perils que j’avais courus m’avaient fait tourner la tete; sur quoi je tirai mes vaches et mes moutons de ma poche, ce qui le jeta dans un grand etonnement, en lui faisant voir la verite de ce que je venais de lui raconter. Je lui montrai les pieces d’or que m’avait donnees le roi de Blefuscu, aussi bien que le portrait de Sa Majeste en grand, avec plusieurs autres raretes de ce pays. Je lui donnai deux bourses de deux cents

chacune, et promis, a notre arrivee en Angleterre, de lui faire present d’une vache et d’une brebis pleines, pour qu’il en eut la race quand ces betes feraient leurs petits.

Je n’entretiendrai point le lecteur du detail de ma route; nous arrivames a l’entree de la Tamise le 13 d’avril 1702. Je n’eus qu’un seul malheur, c’est que les rats du vaisseau emporterent une de mes brebis. Je debarquai le reste de mon betail en sante, et le mis paitre dans un parterre de jeu de boules a Greenwich.

Pendant le peu de temps que je restai en Angleterre, je fis un profit considerable en montrant mes animaux a plusieurs gens de qualite et meme au peuple, et, avant que je commencasse mon second voyage, je les vendis six cents livres sterling. Depuis mon dernier retour, j’en ai inutilement cherche la race, que je croyais considerablement augmentee, surtout les moutons; j’esperais que cela tournerait a l’avantage de nos manufactures de laine par la finesse des toisons.

Je ne restai que deux mois avec ma femme et ma famille: la passion insatiable de voir les pays etrangers ne me permit pas d’etre plus longtemps sedentaire. Je laissai quinze cents livres sterling a ma femme et l’etablis dans une bonne maison a Redriff; je portai le reste de ma fortune avec moi, partie en argent et partie en marchandises, dans la vue d’augmenter mes fonds. Mon oncle Jean m’avait laisse des terres proches d’Epping, de trente livres sterling de rente, et j’avais un long bail des Taureaux noirs, en Fetterlane, qui me fournissait le meme revenu: ainsi, je ne courais pas risque de laisser ma famille a la charite de la paroisse. Mon fils Jean, ainsi nomme du nom de son oncle, apprenait le latin et allait au college, et ma fille Elisabeth, qui est a present mariee et a des enfants, s’appliquait au travail de l’aiguille. Je dis adieu a ma femme, a mon fils et a ma fille, et, malgre beaucoup de larmes qu’on versa de part et d’autres, je montai courageusement sur l’Aventure, vaisseau marchand de trois cents tonneaux, commande par le capitaine Jean Nicolas, de Liverpool.

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