Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan 6 стр.


Ils veulent que l’amour des sciences soit borne et que chacun choisisse le genre d’etude qui convient le plus a son inclination et a son talent; ils font aussi peu de cas d’un homme qui etudie trop que d’un homme qui mange trop, persuades que l’esprit a ses indigestions comme le corps. Il n’y a que l’empereur seul qui ait une vaste et nombreuse bibliotheque. A l’egard de quelques particuliers qui en ont de trop grandes, on les regarde comme des anes charges de livres.

La philosophie chez ces peuples est tres gaie, et ne consiste pas en

, que

On les exhorte a bien choisir leur etat de vie, et on tache de leur faire prendre celui qui leur convient le mieux, ayant moins d’egard aux facultes de leurs parents qu’aux facultes de leur ame; en sorte que le fils d’un laboureur est quelquefois ministre d’Etat, et le fils d’un seigneur est marchand.

Ces peuples n’estiment la physique et les mathematiques qu’autant que ces sciences sont avantageuses a la vie et aux progres des arts utiles. En general, ils se mettent peu en peine de connaitre toutes les parties de l’univers, et aiment moins a raisonner sur l’ordre et le mouvement des corps physiques qu’a jouir de la nature sans l’examiner. A l’egard de la metaphysique, ils la regardent comme une source de visions et de chimeres.

Ils haissent l’affectation dans le langage et le style precieux, soit en prose, soit en vers, et ils jugent qu’il est aussi impertinent de se distinguer par sa maniere de parler que par celle de s’habiller. Un auteur qui quitte le style pur, clair et serieux, pour employer un jargon bizarre et guinde, et des metaphores recherchees et inouies, est couru et hue dans les rues comme un masque de carnaval.

On cultive, parmi eux, le corps et l’ame tout a la fois, parce qu’il s’agit de dresser un homme, et que l’on ne doit pas former l’un sans l’autre. C’est, selon eux, un couple de chevaux atteles ensemble qu’il faut conduire a pas egaux. Tandis que vous ne formez, disent-ils, que l’esprit d’un enfant, son exterieur devient grossier et impoli; tandis que vous ne lui formez que le corps, la stupidite et l’ignorance s’emparent de son esprit.

Il est defendu aux maitres de chatier les enfants par la douleur; ils le font par le retranchement de quelque douceur sensible, par la honte, et surtout par la privation de deux ou trois lecons, ce qui les mortifie extremement, parce qu’alors on les abandonne a eux-memes, et qu’on fait semblant de ne les pas juger dignes d’instruction. La douleur, selon eux, ne sert qu’a les rendre timides, defaut tres prejudiciable et dont on ne guerit jamais.

Chapitre VII

Avant que je parle de ma sortie de l’empire de Lilliput, il sera peut-etre a propos d’instruire le lecteur d’une intrigue secrete qui se forma contre moi.

J’etais peu fait au manege de la cour, et la bassesse de mon etat m’avait refuse les dispositions necessaires pour devenir un habile courtisan, quoique plusieurs d’aussi basse extraction que moi aient souvent reussi a la cour et y soient parvenus aux plus grands emplois; mais aussi n’avaient-ils pas peut-etre la meme delicatesse que moi sur la probite et sur l’honneur. Quoi qu’il en soit, pendant que je me disposais a partir pour me rendre aupres de l’empereur de Blefuscu, une personne de grande consideration a la cour, et a qui j’avais rendu des services importants, me vint trouver secretement pendant la nuit, et entra chez moi avec sa chaise sans se faire annoncer. Les porteurs furent congedies. Je mis la chaise avec Son Excellence dans la poche de mon justaucorps, et, donnant ordre a un domestique de tenir la porte de ma maison fermee, je mis la chaise sur la table et je m’assis aupres. Apres les premiers compliments, remarquant que l’air de ce seigneur etait triste et inquiet, et lui en ayant demande la raison, il me pria de le vouloir bien ecouter sur un sujet qui interessait mon honneur et ma vie.

«Je vous apprends, me dit-il, qu’on a convoque depuis peu plusieurs comites secrets a votre sujet, et que depuis deux jours Sa Majeste a pris une facheuse resolution. Vous n’ignorez pas que Skyresh Bolgolam (

Cet exorde me frappa tellement, que j’allais l’interrompre, quand il me pria de ne rien dire et de l’ecouter, et il continua ainsi:

«Pour reconnaitre les services que vous m’avez rendus, je me suis fait instruire de tout le proces, et j’ai obtenu une copie des articles; c’est une affaire dans laquelle je risque ma tete pour votre service.

ARTICLES DE L’ACCUSATION INTENTEE CONTRE QUINBUS FLESTRIN (L’HOMME-MONTAGNE)

Article premier. – D’autant que, par une loi portee sous le regne de Sa Majeste imperiale Cabin Deffar Plune, il est ordonne que quiconque fera de l’eau dans l’etendue du palais imperial sera sujet aux peines et chatiments du crime de lese-majeste, et que, malgre cela ledit Quinbus Flestrin, par un violement ouvert de ladite loi, sous le pretexte d’eteindre le feu allume dans l’appartement de la chere imperiale epouse de Sa Majeste, aurait malicieusement, traitreusement et diaboliquement, par la decharge de sa vessie, eteint ledit feu allume dans ledit appartement, etant alors entre dans l’etendue dudit palais imperial;

Article II. – Que ledit Quinbus Flestrin, ayant amene la flotte royale de Blefuscu dans notre port imperial, et lui ayant ete ensuite enjoint par Sa Majeste imperiale de se rendre maitre de tous les autres vaisseaux dudit royaume de Blefuscu, et de le reduire a la forme d’une province qui put etre gouvernee par un vice-roi de notre pays, et de faire perir et mourir non seulement tous les gros-boutiens exiles, mais aussi tout le peuple de cet empire qui ne voudrait incessamment quitter l’heresie gros-boutienne; ledit Flestrin, comme un traitre rebelle a Sa tres heureuse imperiale Majeste, aurait represente une requete pour etre dispense dudit service, sous le pretexte frivole d’une repugnance de se meler de contraindre les consciences et d’opprimer la liberte d’un peuple innocent;

Article III. – Que certains ambassadeurs etant venus depuis peu a la cour de Blefuscu pour demander la paix a Sa Majeste, ledit Flestrin, comme un sujet deloyal, aurait secouru, aide, soulage et regale lesdits ambassadeurs, quoiqu’il les connut pour etre ministres d’un prince qui venait d’etre recemment l’ennemi declare de Sa Majeste imperiale, et dans une guerre ouverte contre Sadite Majeste;

Article IV. – Que ledit Quinbus Flestrin, contre le devoir d’un fidele sujet, se disposerait actuellement a faire un voyage a la cour de Blefuscu, pour lequel il n’a recu qu’une permission verbale de Sa Majeste imperiale, et, sous pretexte de ladite permission, se proposerait temerairement et perfidement de faire ledit voyage, et de secourir, soulager et aider le roi de Blefuscu…

«Il y a encore d’autres articles, ajouta-t-il; mais ce sont les plus importants dont je viens de vous lire un abrege. Dans les differentes deliberations sur cette accusation, il faut avouer que Sa Majeste a fait voir sa moderation, sa douceur et son equite, representant plusieurs fois vos services et tachant de diminuer vos crimes. Le tresorier et l’amiral ont opine qu’on devait vous faire mourir d’une mort cruelle et ignominieuse, en mettant le feu a votre hotel pendant la nuit, et le general devait vous attendre avec vingt mille hommes armes de fleches empoisonnees, pour vous frapper au visage et aux mains. Des ordres secrets devaient etre donnes a quelques-uns de vos domestiques pour repandre un suc venimeux sur vos chemises, lequel vous aurait fait bientot dechirer votre propre chair et mourir dans des tourments excessifs. Le general s’est rendu au meme avis, en sorte que, pendant quelque temps, la pluralite des voix a ete contre vous; mais Sa Majeste, resolue de vous sauver la vie, a gagne le suffrage du chambellan. Sur ces entrefaites, Reldresal, premier secretaire d’Etat pour les affaires secretes, a recu ordre de l’empereur de donner son avis, ce qu’il a fait conformement a celui de Sa Majeste, et certainement il a bien justifie l’estime que vous avez pour lui: il a reconnu que vos crimes etaient grands, mais qu’ils meritaient neanmoins quelque indulgence: il a dit que l’amitie qui etait entre vous et lui etait si connue, que peut-etre on pourrait le croire prevenu en votre faveur; que, cependant, pour obeir au commandement de Sa Majeste, il voulait dire son avis avec franchise et liberte; que si Sa Majeste, en consideration de vos services et suivant la douceur de son esprit, voulait bien vous sauver la vie et se contenter de vous faire crever les deux yeux, il jugeait avec soumission que, par cet expedient, la justice pourrait etre en quelque sorte satisfaite, et que tout le monde applaudirait a la clemence de l’empereur, aussi bien qu’a la procedure equitable et genereuse de ceux qui avaient l’honneur d’etre ses conseillers; que la perte de vos yeux ne ferait point d’obstacle a votre force corporelle, par laquelle vous pourriez etre encore utile a Sa Majeste; que l’aveuglement sert a augmenter le courage, en nous cachant les perils; que l’esprit en devient plus recueilli et plus dispose a la decouverte de la verite; que la crainte que vous aviez pour vos yeux etait la plus grande difficulte que vous aviez eue a surmonter en vous rendant maitre de la flotte ennemie, et que ce serait assez que vous vissiez par les yeux des autres, puisque les plus puissants princes ne voient pas autrement. Cette proposition fut recue avec un deplaisir extreme par toute l’assemblee. L’amiral Bolgolam, tout en feu, se leva, et, transporte de fureur, dit qu’il etait etonne que le secretaire osat opiner pour la conservation de la vie d’un traitre; que les services que vous aviez rendus etaient, selon les veritables maximes d’Etat, des crimes enormes; que vous, qui etiez capable d’eteindre tout a coup un incendie en arrosant d’urine le palais de Sa Majeste (ce qu’il ne pouvait rappeler sans horreur), pourriez quelque autrefois, par le meme moyeu, inonder le palais et toute la ville, ayant une pompe enorme disposee a cet effet; et que la meme force qui vous avait mis en etat d’entrainer toute la flotte de l’ennemi pourrait servir a la reconduire, sur le premier mecontentement, a l’endroit d’ou vous l’aviez tiree; qu’il avait des raisons tres fortes de penser que vous etiez gros-boutien au fond de votre c?ur, et parce que la trahison commence au c?ur avant qu’elle paraisse dans les actions, comme gros-boutien, il vous declara formellement traitre et rebelle, et declara qu’on devait vous faire mourir.

«Le tresorier fut du meme avis. Il fit voir a quelles extremites les finances de Sa Majeste etaient reduites par la depense de votre entretien, ce qui deviendrait bientot insoutenable; que l’expedient propose par le secretaire de vous crever les yeux, loin d’etre un remede contre ce mal, l’augmenterait selon toutes les apparences, comme il parait par l’usage ordinaire d’aveugler certaines volailles, qui, apres cela, mangent encore plus et s’engraissent plus promptement; que Sa Majeste sacree et le conseil, qui etaient vos juges, etaient dans leurs propres consciences persuades de votre crime, ce qui etait une preuve plus que suffisante pour vous condamner a mort, sans avoir recours a des preuves formelles requises par la lettre rigide de la loi.

«Mais Sa Majeste imperiale, etant absolument determinee a ne vous point faire mourir, dit gracieusement que, puisque le conseil jugeait la perte de vos yeux un chatiment trop leger, on pourrait en ajouter un autre. Et votre ami le secretaire, priant avec soumission d’etre ecoute encore pour repondre a ce que le tresorier avait objecte touchant la grande depense que Sa Majeste faisait pour votre entretien, dit que Son Excellence, qui seule avait la disposition des finances de l’empereur, pourrait remedier facilement a ce mal en diminuant votre table peu a peu, et que, par ce moyen, faute d’une quantite suffisante de nourriture, vous deviendriez faible et languissant et perdriez l’appetit et bientot apres la vie. Ainsi, par la grande amitie du secretaire, toute l’affaire a ete determinee a l’amiable; des ordres precis ont ete donnes pour tenir secret le dessein de vous faire peu a peu mourir de faim. L’arret pour vous crever les yeux a ete enregistre dans le greffe du conseil, personne ne s’y opposant, si ce n’est l’amiral Bolgolam. Dans trois jours, le secretaire aura ordre de se rendre chez vous et de lire les articles de votre accusation en votre presence, et puis de vous faire savoir la grande clemence et grace de Sa Majeste et du conseil, en ne vous condamnant qu’a la perte de vos yeux, a laquelle Sa Majeste ne doute pas que vous vous soumettiez avec la reconnaissance et l’humilite qui conviennent. Vingt des chirurgiens de Sa Majeste se rendront a sa suite et executeront l’operation par la decharge adroite de plusieurs fleches tres aigues dans les prunelles de vos yeux lorsque vous serez couche a terre. C’est a vous a prendre les mesures convenables que votre prudence vous suggerera. Pour moi, afin de prevenir tout soupcon, il faut que je m’en retourne aussi secretement que je suis venu.»

Son Excellence me quitta, et je restai seul livre aux inquietudes. C’etait un usage introduit par ce prince et par son ministere (tres different, a ce qu’on m’assure, de l’usage des premiers temps), qu’apres que la cour avait ordonne un supplice pour satisfaire le ressentiment du souverain ou la malice d’un favori, l’empereur devait faire une harangue a tout son conseil, parlant de sa douceur et de sa clemence comme de qualites reconnues de tout le monde. La harangue de l’empereur a mon sujet fut bientot publiee par tout l’empire, et rien n’inspira tant de terreur au peuple que ces eloges de la clemence de Sa Majeste, parce qu’on avait remarque que plus ces eloges etaient amplifies, plus le supplice etait ordinairement cruel et injuste. Et, a mon egard, il faut avouer que, n’etant pas destine par ma naissance ou par mon education a etre homme de cour, j’entendais si peu les affaires, que je ne pouvais decider si l’arret porte contre moi etait doux ou rigoureux, juste ou injuste. Je ne songeai point a demander la permission de me defendre; j’aimais autant etre condamne sans etre entendu: car ayant autrefois vu plusieurs proces semblables, je les avais toujours vus termines selon les instructions donnees aux juges et au gre des accusateurs et puissants.

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