Elle tira par une corne un renne qui portait un anneau de cuivre poli autour du cou et qui etait attache.
– Il faut aussi l'avoir a la chaine celui-la, sans quoi il bondit et s'en va. Tous les soirs je lui caresse le cou avec mon couteau aiguise, il en a une peur terrible, ajouta-t-elle.
Elle prit un couteau dans une fente du mur et le fit glisser sur le cou du pauvre renne qui ruait, mais la fille des brigands ne faisait qu'en rire. Elle entraina Gerda vers le lit.
– Est-ce que tu le gardes pres de toi pour dormir? demanda Gerda.
– Je dors toujours avec un couteau, dit la fille des brigands. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Mais repete-moi ce que tu me racontais de Kay.
Tandis que la petite Gerda racontait, les pigeons de la foret roucoulaient la-haut dans leur cage, les autres pigeons dormaient. La fille des brigands dormait et ronflait, une main passee autour du cou de Gerda et le couteau dans l'autre, mais Gerda ne put fermer l'oeil, ne sachant si elle allait vivre ou mourir.
Alors, les pigeons de la foret dirent:
– Crouou! Crouou! nous avons vu le petit Kay. Une poule blanche portait son traineau, lui etait assis dans celui de la Reine des Neiges, qui volait bas au-dessus de la foret, nous etions dans notre nid, la Reine a souffle sur tous les jeunes et tous sont morts, sauf nous deux. Crouou! Crouou!
– Que dites-vous la-haut? cria Gerda. Ou la Reine des Neiges est-elle partie?
– Elle allait surement vers la Laponie ou il y a toujours de la neige et de la glace. Demande au renne qui est attache a la corde.
– Il y a de glace et de la neige, c'est agreable et bon, dit le renne. La, on peut sauter, libre, dans les grandes plaines brillantes, c'est la que la Reine des Neiges a sa tente d'ete, mais son veritable chateau est pres du pole Nord, sur une ile appelee Spitzberg.
– Oh! mon Kay, mon petit Kay, soupira Gerda.
– Si tu ne te tiens pas tranquille, dit la fille des brigands a demi reveillee, je te plante le couteau dans le ventre.
Au matin Gerda raconta a la fillette ce que les pigeons, le renne, lui avaient dit et la fille des brigands avait un air tres serieux, elle disait:
– Ca m'est egal! ca m'est egal!
– Sais-tu ou est la Laponie? demanda-t-elle au renne.
– Qui pourrait le savoir mieux que moi, repondit l'animal dont les yeux etincelerent. C'est la que je suis ne, que j'ai joue et bondi sur les champs enneiges.
– Ecoute, dit la fille des brigands a Gerda, tu vois que maintenant tous les hommes sont partis, la mere est toujours la et elle restera, mais bientot elle va se mettre a boire a meme cette grande bouteille la-bas et elle se paiera ensuite un petit somme supplementaire-alors je ferai quelque chose pour toi.
Lorsque la mere eut bu la bouteille et se fut rendormie, la fille des brigands alla vers le renne et lui dit:
– Cela m'aurait amuse de te chatouiller encore souvent le cou avec mon couteau aiguise car tu es si amusant quand tu as peur, mais tant pis, je vais te detacher et t'aider a sortir pour que tu puisses courir jusqu'en Laponie mais il faudra prendre tes jambes a ton cou et m'apporter cette petite fille au chateau de la Reine des Neiges ou est son camarade de jeu. Tu as surement entendu ce qu'elle a raconte, elle parlait assez fort et tu es toujours a ecouter.
Le renne sauta en l'air de joie. La fille des brigands souleva Gerda et prit la precaution de l'attacher fermement sur le dos de la bete, elle la fit meme asseoir sur un petit coussin.
– Ca m'est egal, dit-elle. Prends tes bottines fourrees car il fera froid, mais le manchon je le garde, il est trop joli. Et comme je ne veux pas que tu aies froid, voila les immense moufles de ma mere, elles te monteront jusqu'au coude, fourre-moi tes mains la-dedans. Et voila, par les mains tu ressembles a mon affreuse mere.
Gerda pleurait de joie.
– Assez de pleurnicheries, je n'aime pas ca, tu devrais avoir l'air contente au contraire, voila deux pains et un jambon, tu ne souffriras pas de la faim.
Elle attacha les deux choses sur le renne, ouvrit la porte, enferma les grands chiens, puis elle coupa avec son couteau la corde du renne et lui dit:
– Va maintenant, cours, mais fais bien attention a la petite fille.
Gerda tendit ses mains gantees des immenses moufles vers la fille des brigands pour dire adieu et le renne detala par-dessus les buissons et les souches, a travers la grande foret par les marais et par la steppe, il courait tant qu'il pouvait. Les loups hurlaient, les corbeaux croassaient. Le ciel faisait pfut! pfut! comme s'il eternuait rouge.
– C'est la chere vieille aurore boreale, dit le renne, regarde cette lumiere!
Et il courait, il courait, de jour et de nuit.
On mangea les pains, et le jambon aussi. Et ils arriverent en Laponie.
Sixieme histoire La femme lapone et la finnoise
Ils s'arreterent pres d'une petite maison tres miserable, le toit descendait jusqu'a terre et la porte etait si basse que la famille devait ramper sur le ventre pour y entrer. Il n'y avait personne au logis qu'une vieille femme lapone qui faisait cuire du poisson sur une lampe a huile de foie de morue. Le renne lui raconta toute l'histoire de Gerda, mais d'abord la sienne qui semblait etre beaucoup plus importante et Gerda etait si transie de froid qu'elle ne pouvait pas parler.
– Helas! pauvres de vous, s'ecria la femme, vous avez encore beaucoup a courir, au moins cent lieues encore pour atteindre le Finmark, c'est la qu'est la maison de campagne de la Reine des Neiges, et les aurores boreales s'y allument chaque soir. Je vais vous ecrire un mot sur un morceau de morue, je n'ai pas de papier, et vous le porterez a la femme finnoise la-haut, elle vous renseignera mieux que moi.
Lorsque Gerda fut un peu rechauffee, quand elle eut bu et mange, la femme lapone ecrivit quelques mots sur un morceau de morue sechee, recommanda a Gerda d'y faire bien attention, attacha de nouveau la petite fille sur le renne-et en route! Pfut! pfut! entendait-on dans l'air, la plus jolie lumiere bleue brulait la-haut.
Ils arriverent au Finmark et frapperent a la cheminee de la finnoise car la il n'y avait meme pas de porte.
Quelle chaleur dans cette maison! la Finnoise y etait presque nue, petite et malpropre. Elle defit rapidement les vetements de Gerda, lui enleva les moufles et les bottines pour qu'elle n'ait pas trop chaud, mit un morceau de glace sur la tete du renne et commenca a lire ce qui etait ecrit sur la morue sechee. Elle lut et relut trois fois, ensuite, comme elle le savait par coeur, elle mit le morceau de poisson a cuire dans la marmite, c'etait bon a manger et elle ne gaspillait jamais rien.
Le renne raconta d'abord sa propre histoire puis celle de Gerda. La Finnoise clignait de ses yeux intelligents mais ne disait rien.
– Tu es tres remarquable, dit le renne, je sais que tu peux attacher tous les vents du monde avec un simple fil a coudre, si le marin defait un noeud il a bon vent. S'il defait un second noeud, il vente fort, et s'il defait le troisieme et le quatrieme, la tempete est si terrible que les arbres des forets sont renverses. Ne veux-tu pas donner a cette petite fille un breuvage qui lui assure la force de douze hommes et lui permette de vaincre la Reine des Neiges?
– La force de douze hommes, dit la Finnoise, oui, ca suffira bien.
Elle alla vers une tablette, y prit une grande peau roulee, la deroula. D'etranges lettres y etaient gravees, la Finnoise les lisait et des gouttes de sueur tombaient de son front.
Le renne la pria encore si fort pour Gerda et la petite la regarda avec des yeux si suppliants, si pleins de larmes que la Finnoise se remit a cligner des siens. Elle attira le renne dans un coin et lui murmura quelque chose tout en lui mettant de la glace fraiche sur la tete.
– Le petit Kay est en effet chez la Reine des Neiges et il y est parfaitement heureux, il pense qu'il se trouve la dans le lieu le meilleur du monde, mais tout ceci vient de ce qu'il a recu un eclat de verre dans le coeur et une poussiere de verre dans l'oeil, il faut que ce verre soit extirpe sinon il ne deviendra jamais un homme et la Reine des Neiges conservera son pouvoir sur lui.
– Mais ne peux-tu faire prendre a Gerda un breuvage qui lui donnerait un pouvoir magique sur tout cela?
– Je ne peux pas lui donner un pouvoir plus grand que celui qu'elle a deja. Ne vois-tu pas comme il est grand, ne vois-tu pas comme les hommes et les animaux sont forces de la servir, comment pieds nus elle a reussi a parcourir le monde? Ce n'est pas par nous qu'elle peut gagner son pouvoir qui reside dans son coeur d'enfant innocente et gentille. Si elle ne peut pas par elle-meme entrer chez la Reine des Neiges et arracher les morceaux de verre du coeur et des yeux de Kay, nous, nous ne pouvons l'aider.
Le jardin de la Reine commence a deux lieues d'ici, conduis la petite fille jusque-la, fais-la descendre pres du buisson qui, dans la neige, porte des baies rouges, ne tiens pas de parlotes inutiles et reviens au plus vite.
Ensuite la femme finnoise souleva Gerda et la replaca sur le dos du renne qui repartit a toute allure.
– Oh! Je n'ai pas mes bottines, je n'ai pas mes moufles, criait la petite Gerda, s'en apercevant dans le froid cuisant.
Le renne n'osait pas s'arreter, il courait, il courait… Enfin il arriva au grand buisson qui portait des baies rouges, la il mit Gerda a terre, l'embrassa sur la bouche. De grandes larmes brillantes roulaient le long des joues de l'animal et il se remit a courir, aussi vite que possible pour s'en retourner.
Et voila! la pauvre Gerda, sans chaussures, sans gants, dans le terrible froid du Finmark.
Elle se mit a courir en avant aussi vite que possible mais un regiment de flocons de neige venaient a sa rencontre, ils ne tombaient pas du ciel qui etait parfaitement clair et ou brillait l'aurore boreale, ils couraient sur la terre et a mesure qu'ils s'approchaient, ils devenaient de plus en plus grands. Gerda se rappelait combien ils etaient grands et bien faits le jour ou elle les avait regardes a travers la loupe, mais ici ils etaient encore bien plus grands, effrayants, vivants, l'avant garde de la Reine des Neiges. Ils prenaient les formes les plus bizarres, quelques uns avaient l'air de grands herissons affreux, d'autres semblaient des noeuds de serpents avancant leurs tetes, d'autres ressemblaient a de gros petits ours au poil luisant. Ils etaient tous d'une eclatante blancheur.
Alors la petite Gerda se mit a dire sa priere. Le froid etait si intense que son haleine sortait de sa bouche comme une vraie fumee, cette haleine devint de plus en plus dense et se transforma en petits anges lumineux qui grandissaient de plus en plus en touchant la terre, ils avaient tous des casques sur la tete, une lance et un bouclier dans les mains, ils etaient de plus en plus nombreux. Lorsque Gerda eut fini sa priere ils formaient une legion autour d'elle. Ils combattaient de leurs lances les flocons de neige et les faisaient eclater en mille morceaux et la petite Gerda s'avanca d'un pas assure, intrepide. Les anges lui tapotaient les pieds et les mains, elle ne sentait plus le froid et marchait rapidement vers le chateau.
Maintenant il nous faut d'abord voir comment etait Kay. Il ne pensait absolument pas a la petite Gerda, et encore moins qu'elle put etre la, devant le chateau.
Septieme histoire Ce qui s'etait passe au chateau de la reine des neiges et ce qui eut lieu par la suite
Les murs du chateau etaient faits de neige pulverisee, les fenetres et les portes de vents coupants, il y avait plus de cent salles formees par des tourbillons de neige. La plus grande s'etendait sur plusieurs lieues, toutes etaient eclairees de magnifiques aurores boreales, elles etaient grandes, vides, glacialement froides et etincelantes.
Aucune gaiete ici, pas le plus petit bal d'ours ou le vent aurait pu souffler et les ours blancs marcher sur leurs pattes de derriere en prenant des airs distingues. Pas la moindre partie de cartes amenant des disputes et des coups, pas la moindre invitation au cafe de ces demoiselles les renardes blanches, les salons de la Reine des Neiges etaient vides, grands et glaces. Les aurores boreales luisaient si vivement et si exactement que l'on pouvait prevoir le moment ou elles seraient a leur apogee et celui ou, au contraire, elles seraient a leur decrue la plus marquee. Au milieu de ces salles neigeuses, vides et sans fin, il y avait un lac gele dont la glace etait brisee en mille morceaux, mais en morceaux si identiques les uns aux autres que c'etait une veritable merveille. Au centre tronait la Reine des Neiges quand elle etait a la maison. Elle disait qu'elle siegerait la sur le miroir de la raison, l'unique et le meilleur au monde.
Le petit Kay etait bleu de froid, meme presque noir, mais il ne le remarquait pas, un baiser de la reine lui avait enleve la possibilite de sentir le frisson du froid et son coeur etait un bloc de glace-ou tout comme. Il cherchait a droite et a gauche quelques morceaux de glace plats et coupants qu'il disposait de mille manieres, il voulait obtenir quelque chose comme nous autres lorsque nous voulons obtenir une image en assemblant de petites plaques de bois decoupees (ce que nous appelons jeu chinois ou puzzle). Lui aussi voulait former des figures et les plus compliquees, ce qu'il appelait le «jeu de glace de la raison» qui prenait a ses yeux une tres grande importance, par suite de l'eclat de verre qu'il avait dans l'oeil. Il formait avec ces morceaux de glace un mot mais n'arrivait jamais a obtenir le mot exact qu'il aurait voulu, le mot «Eternite». La Reine des Neiges lui avait dit:
– Si tu arrives a former ce mot, tu deviendras ton propre maitre, je t'offrirai le monde entier et une paire de nouveaux patins. Mais il n'y arrivait pas…
– Maintenant je vais m'envoler vers les pays chauds, dit la Reine, je veux jeter un coup d'oeil dans les marmites noires.
Elle parlait des volcans qui crachent le feu, l'Etna et le Vesuve.
– Je vais les blanchir; un peu de neige, cela fait partie du voyage et fait tres bon effet sur les citronniers et la vigne.
Elle s'envola et Kay resta seul dans les immenses salles vides. Il regardait les morceaux de glace et reflechissait, il reflechissait si intensement que tout craquait en lui, assis la raide, immobile, on aurait pu le croire mort, gele.
Et c'est a ce moment que la petite Gerda entra dans le chateau par le grand portail fait de vents aigus. Elle recita sa priere du soir et le vent s'apaisa comme s'il allait s'endormir. Elle entra dans la grande salle vide et glacee… Alors elle vit Kay, elle le reconnut, elle lui sauta au cou, le tint serre contre elle et elle criait:
– Kay! mon gentil petit Kay! je te retrouve enfin.
Mais lui restait immobile, raide et froid-alors Gerda pleura de chaudes larmes qui tomberent sur la poitrine du petit garcon, penetrerent jusqu'a son coeur, firent fondre le bloc de glace, entrainant l'eclat de verre qui se trouvait la.
Il la regarda, elle chantait le psaume:
Alors Kay eclata en sanglots. Il pleura si fort que la poussiere de glace coula hors de son oeil. Il reconnut Gerda et cria debordant de joie:
– Gerda, chere petite Gerda, ou es-tu restee si longtemps? Ou ai-je ete moi-meme? Il regarda alentour.
– Qu'il fait froid ici, que tout est vide et grand.
Il se serrait contre sa petite amie qui riait et pleurait de joie. Un infini bonheur s'epanouissait, les morceaux de glace eux-memes dansaient de plaisir, et lorsque les enfants s'arreterent, fatigues, ils formaient justement le mot que la Reine des Neiges avait dit a Kay de composer: «Eternite». Il devenait donc son propre maitre, elle devait lui donner le monde et une paire de patins neufs.