Contes merveilleux, Tome II - Andersen Hans Christian 18 стр.


– En voila une fameuse cuisson! dit le roi. Allons, qu'on serve la soupe!

– Mais c'est la tout, repondit la souris; la soupe est partie tout entiere dans le feu.

– C'est une mauvaise plaisanterie, dit le roi. Allons, a la suivante.

III Ce que raconta la seconde souricelle

Je suis nee dans la bibliotheque du chateau, dit la seconde petite souris. Il y a comme un sort sur notre famille: presque aucune de nous n'a le bonheur de penetrer jusqu'a la salle a manger ou jusqu'a l'office, objet de tous nos desirs. C'est aujourd'hui pour la premiere fois que j'entre dans cette cuisine. Cependant, pendant mon voyage, j'ai frequente plusieurs de ces lieux de delices. Dans cette fameuse bibliotheque qui fut mon berceau, nous eumes souvent a souffrir de la faim; mais nous y acquimes une belle instruction. La nouvelle du concours ouvert par ordre du roi, pour la decouverte de la recette de la soupe a la brochette, arriva jusqu'a nous. Ma vieille grand-mere se souvint qu'un jour elle avait entendu un des serviteurs de la bibliotheque lire tout haut, dans un des livres, ce passage: «Le poete est un magicien; il peut faire de la soupe rien qu'avec une brochette.» Ma grand-mere me demanda si je me sentais poete; je ne savais meme pas ce que cela pouvait etre.

– Allons, me dit-elle, il te faut voyager, et tacher d'apprendre comment l'on devient poete.

– C'est au-dessus de mes moyens, repliquai-je. Mais ma grand-mere, qui avait souvent ecoute ce qu'on lisait dans la bibliotheque, me dit que, d'apres les plus savantes autorites, il y avait trois ingredients pour faire un poete: de l'intelligence, de l'imagination et du sentiment.

– Si tu te procures ces trois choses, dit-elle, tu seras poete, et alors il te sera facile de preparer cette fameuse soupe. Je partis donc en voyage, a la quete de ces trois qualites; je me dirigeai vers l'ouest. L'intelligence, m'etais-je dit, est la principale des trois; les deux autres sont bien moins estimees dans ce monde: donc je m'attachai a acquerir d'abord l'intelligence. Mais ou la trouver?» Regarde la fourmi, et tu apprendras la sagesse», a dit un certain roi des Israelites, comme ma grand-mere l'avait encore entendu lire. Donc je marchai sans m'arreter, jusqu'a ce que j'eusse rencontre la premiere grande fourmiliere. La, je me mis aux aguets, pour saisir la sagesse au gite. Les fourmis sont un petit peuple bien respectable; elles ne sont qu'intelligence d'outre en outre. Tout, chez elles, se passe comme un probleme de mathematique qui se resout bien methodiquement. Travailler, travailler sans cesse et pondre des oeufs, c'est la, disent-elles, remplir ses devoirs vis-a-vis du present et de l'avenir, et elles ne font pas autre chose. Elles se divisent en superieures et en inferieures; le rang est marque par un numero d'ordre; la reine porte le numero un. Son opinion est la seule vraie; elle possede infuse la quintessence de la sagesse. C'etait de la plus haute importance pour moi; il ne s'agissait plus que de reconnaitre la reine au milieu de ces milliers de petites betes. J'entendis rapporter plusieurs propos d'elle qui temoignaient en effet d'une raison superieure; car ils apparurent absurdes a ma pauvre cervelle. Elle pretendait que sa fourmiliere etait ce qu'il y avait de plus eleve dans ce monde. Cependant, tout a cote se trouvait un arbre qui depassait la fourmiliere d'une centaine de pieds; mais on n'en parlait jamais et, comme les fourmis sont aveugles, le dire de la reine passait pour la verite meme. Un soir, une fourmi egaree se mit a grimper sur l'arbre et, sans monter jusqu'a la cime, parvint cependant plus haut qu'aucune de ses soeurs n'etait jamais montee. Lorsqu'elle fut de retour, elle parla de son ascension, et declara que l'arbre lui semblait bien plus eleve que la fourmiliere; cela fut regarde comme une offense a l'honneur de la communaute, et la pauvre fourmi se vit condamnee aux travaux les plus penibles, tels que charrier les insectes morts, etc. Mais quelque temps apres, une autre fourmi se fourvoya egalement sur l'arbre. Rentree au bercail, elle parla de son excursion avec prudence et amphibologie, laissant cependant deviner, a qui voulait comprendre, que l'arbre etait plus haut que la fourmiliere. Comme elle etait tres consideree, qu'elle etait une des dignitaires de la cour, loin de la persecuter comme la premiere, on placa sur sa tombe, lorsqu'elle mourut, une coquille d'oeuf en guise de monument, pour eterniser le souvenir de son courage et de sa science. Avec tout cela, je n'avais pu encore decouvrir la reine, et j'etais toujours en observation. Je remarquai que les fourmis portaient de temps en temps leurs oeufs a l'air pour les mettre au soleil. Un jour j'en vis une qui ne pouvait plus ramasser son oeuf pour le rentrer. Deux autres accoururent pour l'aider; mais elles etaient elles-memes chargees chacune d'un oeuf; en secourant leur compagne, elles faillirent laisser tomber leur fardeau. Aussitot elles s'en furent, laissant la pauvrette dans l'embarras.

– Voila qui est bien agi, c'est la sagesse meme, entendis-je une voix s'ecrier; chacun est son plus proche prochain. Nous autres fourmis, nous ne nous y trompons jamais; nous naissons toutes raisonnables. Cependant, parmi nous toutes, c'est moi qui ai la plus haute raison. A ces mots je vis, au milieu de la foule qui grouillait, une fourmi se dresser orgueilleusement sur ses pattes de derriere. Il n'y avait pas a s'y tromper, c'etait la reine. Je la happai d'un coup de langue et je l'avalai. Je possedais donc la sagesse et l'intelligence. Ce n'etait pas assez. Je me mis a mon tour a grimper sur l'arbre qui ombrageait la fourmiliere: c'etait un beau chene, deja plus que seculaire; il avait a sa cime une magnifique couronne. Je savais par ma grand-mere que les arbres sont habites par des etres particuliers, des dryades, une nymphe qui nait avec l'arbre et qui meurt avec lui. En effet, au sommet, dans un creux de l'arbre, se trouvait une jeune fille d'une beaute surhumaine, ce qui ne l'empecha pas de pousser un cri d'effroi en m'apercevant. Comme toutes les femmes, elle avait peur des souris; de plus, elle savait que j'aurais pu ronger l'ecorce de l'arbre auquel son existence etait attachee. Je lui dis de bonnes paroles et la rassurai sur mes intentions; elle me prit dans la main et me caressa doucement. Je lui contai pourquoi je m'etais hasardee a courir le monde. Elle me promit que le soir meme, peut-etre, je possederais une des deux choses qui me manquaient pour devenir poete.

– Le beau Phantasus, dit-elle, le dieu de l'imagination, vient souvent se reposer sur ce chene, dont il aime le tronc noueux et puissant, les fortes racines, la majestueuse couronne qui, en hiver, brave la tempete et les neiges, et en ete, forme ce magnifique dome de verdure d'ou l'on domine le vaste paysage que tu vois devant toi. Les oiseaux, qui y abondent, chantent leurs aventures dans les contrees lointaines; la cigogne dont le nid est accroche la-bas, a la seule branche morte, nous raconte meme les merveilles du pays des Pyramides.» Tout cela plait a Phantasus; il aime aussi a m'entendre faire le recit de ma vie. Tout a l'heure il doit venir me voir. Cache-toi en bas, sous cette touffe de muguet; je trouverai bien moyen, pendant qu'il sera perdu dans ses reveries, de lui arracher une petite plume de son aile; jamais poete n'en aura eu de pareille.» Et, en effet, le brillant Phantasus arriva; la bonne dryade lui enleva une plume de ses ailes aux mille couleurs, et me la donna. Je la mis dans l'eau pour la rendre moins coriace, puis, avec assez de peine encore, je la rongeai. Je me trouvai donc posseder intelligence et imagination; restait le sentiment. Je retournai a la bibliotheque; je savais qu'elle contenait beaucoup de ces bons romans qui sont destines a delivrer les humains de leur trop plein de larmes, et qui sont comme des eponges pour pomper les sentiments. Je me souvenais qu'on les reconnaissait a l'air appetissant du papier. J'en attaquai un, puis un second; je commencai a ressentir dans tout mon etre des tressaillements etranges. J'en devorai un troisieme: j'etais poete; il n'y avait plus a en douter. J'avais des maux de tete, des maux de ventre, des douleurs partout; j'etais dans une agitation continuelle. Et, maintenant, comment faire la soupe a la brochette? Mon imagination me fournit force situations, histoires, anecdotes, proverbes ou se trouve une brochette, ou ce qui y ressemble, un batonnet, un petit morceau de bois. Rien de plus amusant et de plus recreatif; c'est bien mieux qu'une vraie soupe. Ainsi, je vais commencer par narrer a Votre Majeste le conte ou, d'un coup d'une petite baguette, la bonne fee transforma Cendrillon et tous les objets de la cuisine; demain ce sera une autre histoire, et ainsi de suite.

– Assez de toutes ces fadaises, ce sont viandes creuses! s'ecria le roi. A la suivante!

– Psch, psch! entendit-on tout a coup. Une petite souris, la quatrieme de la bande, celle qu'on avait crue morte, venait d'entrer dans la cuisine. Elle se precipita comme une fleche au milieu de l'assemblee, renversant la brochette couverte d'un crepe, qui avait ete placee la en son souvenir.

IV Ce que dit la quatrieme souris lorsqu'elle prit la parole avant la troisieme

Je me suis tout d'abord rendue dans la capitale d'un vaste pays, pensant que dans une grande ville je trouverais plus facilement des renseignements utiles. Comme je n'ai pas la memoire des noms, j'ai oublie celui de cette ville. J'avais fait le voyage dans la charrette d'un contrebandier; elle fut saisie et conduite au palais de justice. Je me glissai en bas et me faufilai dans la loge du portier. Je l'entendis causer d'un homme qu'on venait d'amener en prison pour quelques propos inconsideres contre l'autorite.

– Il n'y a pas la de quoi fouetter un chat, dit le portier. C'est de l'eau claire comme la soupe a la brochette: mais cela peut lui couter la tete. A ces mots je dressai les oreilles; je me dis que j'etais peut-etre sur la bonne piste pour apprendre la recette. Du reste, le pauvre prisonnier m'inspirait de l'interet, et je me mis en quete de sa cellule. Je la trouvai et j'y penetrai par un trou. Le prisonnier etait pale; avait une longue barbe et de grands yeux brillants. Le prisonnier gravait des vers et des dessins; il avait l'air de bien s'ennuyer, et je fus la bienvenue aupres de lui. Il me jeta des miettes de pain, me donna de douces paroles et sifflota pour me faire approcher; mes gentillesses le distrayaient; je pris peu a peu entiere confiance en lui, et nous devinmes une paire d'amis. Il partageait son pain avec moi, et de son fromage il me donnait mieux que la croute; nous avions aussi quelquefois du saucisson: bref, je faisais bombance. Mais ce n'etait pas tout cela qui me faisait plaisir; j'etais fiere et heureuse de l'attachement de cet excellent homme. Il me caressait et me choyait; il avait une vraie affection pour moi, et je le lui rendais bien. J'en oubliai le but de mon grand voyage; je ne fis plus attention a ma brochette qui, un beau jour, glissa dans la fente du plancher, ou elle est encore. Je restai donc, me disant que, moi partie, le pauvre prisonnier n'aurait plus personne avec qui partager son pain et son fromage, ce qui paraissait lui faire tant de plaisir. Ce fut lui qui s'en alla. La derniere fois que je le vis, tout triste qu'il avait l'air, il me cajola avec tendresse et me donna toute une tranche de pain et la plus grosse moitie de son fromage. En sortant de sa cellule, il regarda en arriere et m'envoya un baiser de la main. Il ne revint plus; je n'ai jamais su ce qu'il est devenu.» Soupe a la brochette», disait le concierge quand il etait question de lui. Ces mots me rappelerent l'objet de mon voyage, et je retournai dans la loge. Habituee aux bontes du prisonnier, je ne me mefiais plus assez des hommes, je me montrais imprudemment. Le concierge m'attrapa, me caressa aussi, mais pour ensuite me fourrer dans une cage. Quelle horrible prison! On a beau courir, courir, on ne fait que tourner sans avancer, et l'on rit de vous aux eclats. Le vilain portier m'avait enfermee pour servir d'amusement a sa petite fille. Un jour, me voyant toute desolee et essoufflee apres une galopade desesperee que j'avais faite dans la roue de ma cage: «Pauvre petite creature», dit-elle, et, tirant le verrou, elle me laissa sortir. J'attendis que la nuit fut devenue bien sombre; alors, par les toits du palais de justice, je gagnai une vieille tour qui y etait attenante; elle n'etait habitee que par un veilleur de nuit et un hibou. Le hibou valait mieux que sa mine; il etait vieux, il avait beaucoup d'experience et d'entregent. Il croyait descendre du fameux hibou, oiseau favori de Minerve, la deesse de la sagesse; le fait est qu'il connaissait l'envers et l'endroit des choses. Quand ses petits emettaient quelque opinion inconsideree: «Allons donc! disait-il; ne faites donc pas de soupe a la brochette.» Quand ils entendaient cela, les jeunes savaient qu'ils avaient dit une sottise. Le hibou me donna la bienvenue et me promit de me proteger contre tous les animaux malfaisants; mais il me prevint que, si l'hiver etait dur, il me croquerait. Comme je vous ai dit, c'etait un animal tres avise, et rien ne lui en imposait.

– Tenez, me dit-il une fois, le veilleur de nuit s'imagine etre un personnage parce que, quand il y a un incendie, il reveille toute la ville avec les fanfares qu'il tire de son cor; mais il ne sait absolument rien faire au monde que de sonner de la trompe. Tout cela, c'est de la soupe a la brochette. Je l'interrompis pour le prier de me donner la recette de ce mets:

– Comment! dit-il, vous ne savez pas que c'est une facon de parler inventer par les hommes? Chacun la prend plus ou moins dans son sens; mais au fond ce n'est que l'equivalent de rien du tout.

– Bien! m'ecriai-je frappee de cette explication. Ce que vous dites la aneantit toutes mes illusions sur cette fameuse soupe; mais apres tout, c'est bien la verite, et la verite est ce qu'il y a de plus precieux au monde. Et je quittai la tour et je me hatai de revenir parmi vous, vous apportant non pas la soupe, mais quelque chose de bien plus estimable, la verite. Les souris, me disais-je, passent avec raison pour une race eclairee; et notre roi, renomme pour son esprit, sera enchante de posseder la verite, et il me fera reine.

– Ta verite n'est que mensonge! s'ecria la troisieme souris qui n'avait pas eu son tour de parole. Je sais preparer la soupe, vous allez le voir de vos yeux.

V La merveilleuse recette

Moi, continua la troisieme souris, je ne suis pas allee chercher des renseignements a l'etranger; je suis restee dans notre pays, qui en vaut bien un autre et ou l'on trouve tout ce qu'on veut. J'ai tout tire de mon propre fonds, de mes longues reflexions. Voici ce que j'ai trouve: Placez une marmite sur le feu; bien. Versez-y de l'eau, encore plus, tout plein jusqu'au bord. Voyons maintenant, activez bien le feu. Du bois, du charbon: il faut que cela cuise a gros bouillons. C'est cela! Le moment est venu. Jetez-y la brochette. Dans cinq minutes ce sera pret. Il ne manque plus qu'une chose. Que notre gracieux souverain daigne remuer le liquide bouillant avec son auguste queue, pendant deux minutes au moins; mais, pour que le regal soit parfait, il faut bien tourner une minute de plus.

– Faut-il que ce soit justement ma queue? demanda le roi.

– Oui, sire! repondit la souris. Les queues de vos sujets n'ont pas cette vertu unique dont est douee celle de Votre Majeste! L'eau continuait a bouillonner bruyamment. Le roi s'approcha de la marmite avec l'air le plus digne et le plus courageux qu'il put prendre, et etendit sa queue en rond, comme quand les souris ecrement un pot a lait, pour ensuite lecher leur queue. Mais a peine eut-il ressenti la chaleur et la vapeur, qu'il sauta en bas du foyer et s'ecria:

– Oui, c'est bien cela! c'est la vraie recette. Tu seras la reine. Quant a la soupe, nous la preparerons une autre fois, quand nous celebrerons nos noces d'or. Alors, en l'honneur de ce beau jour, nous en regalerons a gogo tous nos pauvres pendant une semaine. Et le mariage fut aussitot celebre en grande pompe. Lorsque tout fut mange et bu, et que chacun s'en retourna chez soi, plusieurs souris, entre autres les amies et parentes des trois evincees, marmottaient entre elles:

– Ce n'est pas la du tout de la soupe a la brochette; c'est de la soupe a la queue de souris. Quant aux recits qu'elles avaient entendus, elles trouvaient telle aventure interessante, telle autre insipide et mal racontee. De meme, lorsque l'histoire se repandit dans le monde, les avis furent tres partages; les uns la declaraient amusante, d'autres n'y voyaient que des fadaises. Enfin la voila telle quelle: la critique, en general, n'est que de la soupe a la brochette.

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