Contes merveilleux, Tome II - Andersen Hans Christian 6 стр.


Lorsque le soir les soeurs, se tenant par le bras, montaient a travers l'eau profonde, la petite derniere restait toute seule et les suivait des yeux; elle aurait voulu pleurer, mais les sirenes n'ont pas de larmes et n'en souffrent que davantage.

– Helas! que n'ai-je quinze ans! soupirait-elle. Je sais que moi j'aimerais le monde de la-haut et les hommes qui y construisent leurs demeures.

– Eh bien, tu vas echapper a notre autorite, lui dit sa grand-mere, la vieille reine douairiere. Viens, que je te pare comme tes soeurs. Elle mit sur ses cheveux une couronne de lys blancs dont chaque petale etait une demi-perle et elle lui fit attacher huit huitres a sa queue pour marquer sa haute naissance.

– Cela fait mal, dit la petite.

– Il faut souffrir pour etre belle, dit la vieille.

Oh! que la petite aurait aime secouer d'elle toutes ces parures et deposer cette lourde couronne! Les fleurs rouges de son jardin lui seyaient mille fois mieux, mais elle n'osait pas a present en changer.

– Au revoir, dit-elle, en s'elevant aussi legere et brillante qu'une bulle a travers les eaux.

Le soleil venait de se coucher lorsqu'elle sortit sa tete a la surface, mais les nuages portaient encore son reflet de rose et d'or et, dans l'atmosphere tendre, scintillait l'etoile du soir, si douce et si belle! L'air etait pur et frais, et la mer sans un pli.

Un grand navire a trois mats se trouvait la, une seule voile tendue, car il n'y avait pas le moindre souffle de vent, et tous a la ronde sur les cordages et les vergues, les matelots etaient assis. On faisait de la musique, on chantait, et lorsque le soir s'assombrit, on alluma des centaines de lumieres de couleurs diverses. On eut dit que flottaient dans l'air les drapeaux de toutes les nations.

La petite sirene nagea jusqu'a la fenetre du salon du navire et, chaque fois qu'une vague la soulevait, elle apercevait a travers les vitres transparentes une reunion de personnes en grande toilette. Le plus beau de tous etait un jeune prince aux yeux noirs ne paraissant guere plus de seize ans. C'etait son anniversaire, c'est pourquoi il y avait grande fete.

Les marins dansaient sur le pont et lorsque Le jeune prince y apparut, des centaines de fusees monterent vers le ciel et eclaterent en eclairant comme en plein jour. La petite sirene en fut tout effrayee et replongea dans l'eau, mais elle releva bien vite de nouveau la tete et il lui parut alors que toutes les etoiles du ciel tombaient sur elle. Jamais elle n'avait vu pareille magie embrasee. De grands soleils flamboyants tournoyaient, des poissons de feu s'elancaient dans l'air bleu et la mer paisible reflechissait toutes ces lumieres. Sur le navire, il faisait si clair qu'on pouvait voir le moindre cordage et naturellement les personnes. Que le jeune prince etait beau, il serrait les mains a la ronde, tandis que la musique s'elevait dans la belle nuit!

Il se faisait tard mais la petite sirene ne pouvait detacher ses regards du bateau ni du beau prince. Les lumieres colorees s'eteignirent, plus de fusees dans l'air, plus de canons, seulement, dans le plus profond de l'eau un sourd grondement. Elle flottait sur l'eau et les vagues la balancaient, en sorte qu'elle voyait l'interieur du salon. Le navire prenait de la vitesse, l'une apres l'autre on larguait les voiles, la mer devenait houleuse, de gros nuages parurent, des eclairs sillonnerent au loin le ciel. Il allait faire un temps epouvantable! Alors, vite les matelots replierent les voiles. Le grand navire roulait dans une course folle sur la mer demontee, les vagues, en hautes montagnes noires, deferlaient sur le grand mat comme pour l'abattre, le bateau plongeait comme un cygne entre les lames et s'elevait ensuite sur elles.

Les marins, eux, si la petite sirene s'amusait de cette course, semblaient ne pas la gouter, le navire craquait de toutes parts, les epais cordages ployaient sous les coups. La mer attaquait. Bientot le mat se brisa par le milieu comme un simple roseau, le bateau prit de la bande, l'eau envahit la cale.

Alors seulement la petite sirene comprit qu'il y avait danger, elle devait elle-meme se garder des poutres et des epaves tourbillonnant dans l'eau.

Un instant tout fut si noir qu'elle ne vit plus rien et, tout a coup, le temps d'un eclair, elle les apercut tous sur le pont. Chacun se sauvait comme il pouvait. C'etait le jeune prince qu'elle cherchait du regard et, lorsque le bateau s'entrouvrit, elle le vit s'enfoncer dans la mer profonde.

Elle en eut d'abord de la joie a la pensee qu'il descendait chez elle, mais ensuite elle se souvint que les hommes ne peuvent vivre dans l'eau et qu'il ne pourrait atteindre que mort le chateau de son pere.

Non! il ne fallait pas qu'il mourut! Elle nagea au milieu des epaves qui pouvaient l'ecraser, plongea profondement puis remonta tres haut au milieu des vagues, et enfin elle approcha le prince. Il n'avait presque plus la force de nager, ses bras et ses jambes deja s'immobilisaient, ses beaux yeux se fermaient, il serait mort sans la petite sirene.

Quand vint le matin, la tempete s'etait apaisee, pas le moindre debris du bateau n'etait en vue; le soleil se leva, rouge et etincelant et semblant ranimer les joues du prince, mais ses yeux restaient clos. La petite sirene deposa un baiser sur son beau front eleve et repoussa ses cheveux ruisselants.

Elle voyait maintenant devant elle la terre ferme aux hautes montagnes bleues couvertes de neige, aux belles forets vertes descendant jusqu'a la cote. Une eglise ou un cloitre s'elevait la-elle ne savait au juste, mais un batiment.

Des citrons et des oranges poussaient dans le jardin et devant le portail se dressaient des palmiers. La mer creusait la une petite crique a l'eau parfaitement calme, mais tres profonde, baignant un rivage rocheux couvert d'un sable blanc tres fin. Elle nagea jusque-la avec le beau prince, le deposa sur le sable en ayant soin de relever sa tete sous les chauds rayons du soleil.

Les cloches se mirent a sonner dans le grand edifice blanc et des jeunes filles traverserent le jardin. Alors la petite sirene s'eloigna a la nage et se cacha derriere quelque haut recif emergeant de l'eau, elle couvrit d'ecume ses cheveux et sa gorge pour passer inapercue et se mit a observer qui allait venir vers le pauvre prince.

Une jeune fille ne tarda pas a s'approcher, elle eut d'abord grand-peur, mais un instant seulement, puis elle courut chercher du monde. La petite sirene vit le prince revenir a lui, il sourit a tous a la ronde, mais pas a elle, il ne savait pas qu'elle l'avait sauve. Elle en eut grand-peine et lorsque le prince eut ete porte dans le grand batiment, elle plongea desesperee et retourna chez elle au palais de son pere.

Elle avait toujours ete silencieuse et pensive, elle le devint bien davantage. Ses soeurs lui demanderent ce qu'elle avait vu la-haut, mais elle ne raconta rien.

Bien souvent le soir et le matin elle montait jusqu'a la place ou elle avait laisse le prince. Elle vit murir les fruits du jardin et elle les vit cueillir, elle vit la neige fondre sur les hautes montagnes, mais le prince, elle ne le vit pas, et elle retournait chez elle toujours plus desesperee.

A la fin elle n'y tint plus et se confia a l'une de ses soeurs. Aussitot les autres furent au courant, mais elles seulement et deux ou trois autres sirenes qui ne le repeterent qu'a leurs amies les plus intimes. L'une d'elles savait qui etait le prince, elle avait vu aussi la fete a bord, elle savait d'ou il etait, ou se trouvait son royaume.

– Viens, petite soeur, dirent les autres princesses.

Et, s'enlacant, elles monterent en une longue chaine vers la cote ou s'elevait le chateau du prince.

Par les vitres claires des hautes fenetres on voyait les salons magnifiques ou pendaient de riches rideaux de soie et de precieuses portieres. Les murs s'ornaient, pour le plaisir des yeux, de grandes peintures. Dans la plus grande salle chantait un jet d'eau jaillissant tres haut vers la verriere du plafond.

Elle savait maintenant ou il habitait et elle revint souvent, le soir et la nuit. Elle s'avancait dans l'eau bien plus pres du rivage qu'aucune de ses soeurs n'avait ose le faire, oui, elle entra meme dans l'etroit canal passant sous le balcon de marbre qui jetait une longue ombre sur l'eau et la elle restait a regarder le jeune prince qui se croyait seul au clair de lune.

Bien des nuits, lorsque les pecheurs etaient en mer avec leurs torches, elle les entendit dire du bien du jeune prince, elle se rejouissait de lui avoir sauve la vie lorsqu'il roulait a demi mort dans les vagues.

Lui ne savait rien de tout cela, il ne pouvait meme pas rever d'elle. De plus en plus elle en venait a cherir les humains, de plus en plus elle desirait pouvoir monter parmi eux, leur monde, pensait-elle, etait bien plus vaste que le sien. Ne pouvaient-ils pas sur leurs bateaux sillonner les mers, escalader les montagnes bien au-dessus des nuages et les pays qu'ils possedaient ne s'etendaient-ils pas en forets et champs bien au-dela de ce que ses yeux pouvaient saisir?

Elle voulait savoir tant de choses pour lesquelles ses soeurs n'avaient pas toujours de reponses, c'est pourquoi elle interrogea sa vieille grand-mere, bien informee sur le monde d'en haut, comme elle appelait fort justement les pays au-dessus de la mer.

– Si les hommes ne se noient pas, demandait la petite sirene, peuvent-ils vivre toujours et ne meurent-ils pas comme nous autres ici au fond de la mer?

– Si, dit la vieille, il leur faut mourir aussi et la duree de leur vie est meme plus courte que la notre. Nous pouvons atteindre trois cents ans, mais lorsque nous cessons d'exister ici nous devenons ecume sur les flots, sans meme une tombe parmi ceux que nous aimons. Nous n'avons pas d'ame immortelle, nous ne reprenons jamais vie, pareils au roseau vert qui, une fois coupe, ne reverdit jamais.

Les hommes au contraire ont une ame qui vit eternellement, qui vit lorsque leur corps est retourne en poussiere. Elle s'eleve dans l'air limpide jusqu'aux etoiles scintillantes.

De meme que nous emergeons de la mer pour voir les pays des hommes, ils montent vers des pays inconnus et pleins de delices que nous ne pourrons voir jamais.

– Pourquoi n'avons-nous pas une ame eternelle? dit la petite, attristee; je donnerais les centaines d'annees que j'ai a vivre pour devenir un seul jour un etre humain et avoir part ensuite au monde celeste!

– Ne pense pas a tout cela, dit la vieille, nous vivons beaucoup mieux et sommes bien plus heureux que les hommes la-haut.

– Donc, il faudra que je meure et flotte comme ecume sur la mer et n'entende jamais plus la musique des vagues, ne voit plus les fleurs ravissantes et le rouge soleil. Ne puis-je rien faire pour gagner une vie eternelle?

– Non, dit la vieille, a moins que tu sois si chere a un homme que tu sois pour lui plus que pere et mere, qu'il s'attache a toi de toutes ses pensees, de tout son amour, qu'il fasse par un pretre mettre sa main droite dans la tienne en te promettant fidelite ici-bas et dans l'eternite. Alors son ame glisserait dans ton corps et tu aurais part au bonheur humain. Il te donnerait une ame et conserverait la sienne. Mais cela ne peut jamais arriver. Ce qui est ravissant ici dans la mer, ta queue de poisson, il la trouve tres laide la-haut sur la terre. Ils n'y entendent rien, pour etre beau, il leur faut avoir deux grossieres colonnes qu'ils appellent des jambes.

La petite sirene soupira et considera sa queue de poisson avec desespoir.

– Allons, un peu de gaiete, dit la vieille, nous avons trois cents ans pour sauter et danser, c'est un bon laps de temps. Ce soir il y a bal a la cour. Il sera toujours temps de sombrer dans le neant.

Ce bal fut, il est vrai, splendide, comme on n'en peut jamais voir sur la terre. Les murs et le plafond, dans la grande salle, etaient d'un verre epais, mais clair. Plusieurs centaines de coquilles roses et vert pre etaient rangees de chaque cote et jetaient une intense clarte de feu bleue qui illuminait toute la salle et brillait a travers les murs de sorte que la mer, au-dehors, en etait tout illuminee. Les poissons innombrables, grands et petits, nageaient contre les murs de verre, luisants d'ecailles pourpre ou etincelants comme l'argent et l'or.

Au travers de la salle coulait un large fleuve sur lequel dansaient tritons et sirenes au son de leur propre chant delicieux. La voix de la petite sirene etait la plus jolie de toutes, on l'applaudissait et son coeur en fut un instant eclaire de joie car elle savait qu'elle avait la plus belle voix sur terre et sous l'onde.

Mais tres vite elle se reprit a penser au monde au-dessus d'elle, elle ne pouvait oublier le beau prince ni son propre chagrin de ne pas avoir comme lui une ame immortelle. C'est pourquoi elle se glissa hors du chateau de son pere et, tandis que la tout etait chants et gaiete, elle s'assit, desesperee, dans son petit jardin. Soudain elle entendit le son d'un cor venant vers elle a travers l'eau.

– Il s'embarque sans doute la-haut maintenant, celui que j'aime plus que pere et mere, celui vers lequel vont toutes mes pensees et dans la main de qui je mettrais tout le bonheur de ma vie. J'oserais tout pour les gagner, lui et une ame immortelle. Pendant que mes soeurs dansent dans le chateau de mon pere, j'irai chez la sorciere marine, elle m'a toujours fait si peur, mais peut-etre pourra-t-elle me conseiller et m'aider!

Alors la petite sirene sortit de son jardin et nagea vers les tourbillons mugissants derriere lesquels habitait la sorciere. Elle n'avait jamais ete de ce cote ou ne poussait aucune fleur, aucune herbe marine, il n'y avait la rien qu'un fond de sable gris et nu s'etendant jusqu'au gouffre. L'eau y bruissait comme une roue de moulin, tourbillonnait et arrachait tout ce qu'elle pouvait atteindre et l'entrainait vers l'abime. Il fallait a la petite traverser tous ces terribles tourbillons pour arriver au quartier ou habitait la sorciere, et sur un long trajet il fallait passer au-dessus de vases chaudes et bouillonnantes que la sorciere appelait sa tourbiere. Au-dela s'elevait sa maison au milieu d'une etrange foret. Les arbres et les buissons etaient des polypes, mi-animaux mi-plantes, ils avaient l'air de serpents aux centaines de tetes sorties de terre. Toutes les branches etaient des bras, longs et visqueux, aux doigts souples comme des vers et leurs anneaux remuaient de la racine a la pointe. Ils s'enroulaient autour de tout ce qu'ils pouvaient saisir dans la mer et ne lachaient jamais prise.

Debout dans la foret la petite sirene s'arreta tout effrayee, son coeur battait d'angoisse et elle fut sur le point de s'en retourner, mais elle pensa au prince, a l'ame humaine et elle reprit courage. Elle enroula, bien serres autour de sa tete, ses longs cheveux flottants pour ne pas donner prise aux polypes, croisa ses mains sur sa poitrine et s'elanca comme le poisson peut voler a travers l'eau, au milieu des hideux polypes qui etendaient vers elle leurs bras et leurs doigts.

Elle arriva dans la foret a un espace visqueux ou s'ebattaient de grandes couleuvres d'eau montrant des ventres jaunatres, affreux et gras. Au milieu de cette place s'elevait une maison construite en ossements humains. La sorciere y etait assise et donnait a manger a un crapaud sur ses levres, comme on donne du sucre a un canari.

– Je sais bien ce que tu veux, dit la sorciere, et c'est bien bete de ta part! Mais ta volonte sera faite car elle t'apportera le malheur, ma charmante princesse. Tu voudrais te debarrasser de ta queue de poisson et avoir a sa place deux moignons pour marcher comme le font les hommes afin que le jeune prince s'eprenne de toi, que tu puisses l'avoir, en meme temps qu'une ame immortelle. A cet instant, la sorciere eclata d'un rire si bruyant et si hideux que le crapaud et les couleuvres tomberent a terre et grouillerent.

– Tu viens juste au bon moment, ajouta-t-elle, demain matin, au lever du soleil, je n'aurais plus pu t'aider avant une annee entiere. Je vais te preparer un breuvage avec lequel tu nageras, avant le lever du jour, jusqu'a la cote et la, assise sur la greve, tu le boiras. Alors ta queue se divisera et se retrecira jusqu'a devenir ce que les hommes appellent deux jolies jambes, mais cela fait mal, tu souffriras comme si la lame d'une epee te traversait. Tous, en te voyant, diront que tu es la plus ravissante enfant des hommes qu'ils aient jamais vue. Tu garderas ta demarche ailee, nulle danseuse n'aura ta legerete, mais chaque pas que tu feras sera comme si tu marchais sur un couteau effile qui ferait couler ton sang. Si tu veux souffrir tout cela, je t'aiderai.

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