– J’ai tant mange que je ne puis plus rien avaler, be, be, be, be!
– Alors viens a la maison! dit le tailleur.
Il la conduisit a l’ecurie et l’attacha. Avant de partir, il se retourna une derniere fois et dit:
– Alors te voila donc repue pour une fois?
Mais la chevre ne fut pas meilleure avec lui qu’avec les autres. Elle s’ecria:
– De quoi devrais- je etre repue? Parmi les sillons j’ai couru pour me nourrir n’ai rien trouve – be, be, be, be!
Quand le tailleur entendit cela, il en resta tout interdit et vit bien qu’il avait chasse ses fils sans raison.
– Attends voir, s’ecria-t-il, miserable creature! Ce serait trop peu de te chasser; je vais te marquer de telle sorte que tu n’oseras plus te montrer devant d’honnetes tailleurs!
En toute hate, il rentre a la maison, prend son rasoir, savonne la tete de la chevre et la tond aussi ras qu’une pomme. Et, parce que l’aune eut ete trop noble, il prend une cravache et lui en assene de tels coups qu’elle se sauve a toute allure.
Quand le tailleur se retrouva si seul dans sa maison, il fut saisi d’une grande tristesse. Il aurait bien voulu que ses fils fussent de nouveau la. Mais personne ne savait ce qu’ils etaient devenus.
L’aine etait entre en apprentissage chez un menuisier. Il travaillait avec zele et constance. Lorsque son temps fut termine et que vint le moment de partir en tournee, son patron lui offrit une petite table, qui n’avait rien de particulier, en bois tres ordinaire. Mais elle avait une qualite: quand on la deposait quelque part et que l’on disait: «Petite table, mets le couvert!» on la voyait tout a coup s’habiller d’une petite nappe bien propre. Et il y avait dessus une assiette, avec couteau et fourchette, et des plats avec legumes et viandes, tant qu’il y avait la place. Et un grand verre plein de vin rouge etincelait que ca en mettait du baume au c?ur. Le jeune compagnon pensa: en voila assez jusqu’a la fin de tes jours! Et, de joyeuse humeur, il alla de par le monde, sans se preoccuper de savoir si l’auberge serait bonne ou mauvaise et si l’on y trouvait quelque chose a manger ou non. Quand la fantaisie l’en prenait, il restait dans les champs, les pres ou les bois, ou cela lui plaisait, decrochait la petite table de son dos, l’installait devant lui et disait: «Petite table, mets le couvert!» Et tout de suite, tout ce que son c?ur souhaitait etait la. Finalement, il lui vint a l’esprit qu’il voudrait bien revoir son pere. Sa colere avait du s’apaiser et avec la «petite-table-mets-le-couvert», il l’accueillerait volontiers.
Il arriva que, sur le chemin de la maison, il entra un soir dans une auberge pleine de monde. On lui souhaita la bienvenue et on l’invita a prendre place parmi les hotes et a manger avec eux car on trouverait difficilement quelque chose pour lui tout seul.
– Non, repondit le menuisier, je ne veux pas vous prendre le pain de la bouche. Il vaut mieux que vous soyez mes hotes a moi.
Ils rirent et crurent qu’il plaisantait. Mais lui, pendant ce temps, avait installe sa table de bois au milieu de la salle et il dit:
– Petite table, mets le couvert!
Instantanement, elle se mit a porter des mets si delicats que l’aubergiste n’aurait pas pu en fournir de pareils. Et le fumet en chatouillait agreablement les narines des clients.
– Allez-y, chers amis, dit le menuisier.
Et quand les hotes virent que c’etait serieux, ils ne se le firent pas dire deux fois. Ils approcherent leurs chaises, sortirent leurs couteaux et y allerent de bon c?ur. Ce qui les etonnait le plus, c’etait que, lorsqu’un plat etait vide, un autre, bien rempli, prenait aussitot sa place.
L’aubergiste, dans un coin, regardait la scene. Il ne savait que dire. Mais il pensait: «Voila un cuisinier comme il m’en faudrait un!»
Le menuisier et toute la compagnie festoyerent gaiement jusque tard dans la nuit. Finalement, ils allerent se coucher. Le jeune compagnon se mit egalement au lit et placa sa table miraculeuse contre le mur. Mais des tas d’idees trottaient dans la tete de l’aubergiste. Il lui revint a l’esprit qu’il possedait dans un debarras une petite table qui ressemblait a celle du menuisier, comme une s?ur. Il la chercha en secret et en fit l’echange. Le lendemain matin, le jeune homme paya sa chambre, installa la petite table sur son dos, sans penser que ce n’etait plus la bonne, et reprit son chemin. A midi, il arriva chez son pere qui l’accueillit avec une grande joie.
– Alors, mon cher fils, qu’as-tu appris? lui demanda-t-il.
– Pere, je suis devenu menuisier.
– C’est un bon metier! retorqua le vieux.
– Mais que ramenes-tu de ton compagnonnage?
– Pere, le meilleur de ce que je ramene est une petite table.
Le pere l’examina sur toutes ses faces et dit:
– Tu n’as pas fabrique la un chef-d’?uvre. C’est une vieille et mechante petite table.
– Voire! C’est une table mysterieuse, magique, repondit le fils. Lorsque je l’installe et lui dis de mettre le couvert, les plus beaux plats s’y trouvent instantanement, avec le vin qui met du baume au c?ur. Tu n’as qu’a inviter tous tes parents et amis. Pour une fois, ils se delecteront et se regaleront car la petite table les rassasiera tous.
Quand tout le monde fut rassemble, il installa la petite table au milieu de la piece et dit:
– Petite table, mets le couvert!
Mais rien ne se produisit et la table resta aussi vide que n’importe quelle table qui n’entend pas la parole humaine. Alors le pauvre gars s’apercut qu’on lui avait echange sa table et il eut honte de passer pour un menteur. Les parents s e moquaient de lui et il leur fallut repartir chez eux, affames et assoiffes. Le pere reprit ses chiffons et se remit a coudre. Le fils trouva du travail chez un patron.
Le deuxieme fils etait arrive chez un meunier et il avait fait son apprentissage chez lui. Lorsque son temps fut passe, le patron lui dit:
– Puisque ta conduite a ete bonne, je te fais cadeau d’un ane d’une espece particuliere. Il ne tire pas de voiture et ne porte pas de sacs.
– A quoi peut-il bien servir dans ce cas? demanda le jeune compagnon.
– Il crache de l’or, repondit le meunier. Si tu le places sur un drap et que tu dis «BRICKLEBRIT», cette bonne bete crache des pieces d’or par devant et par derriere.
– Voila une bonne chose, dit le jeune homme.
Il remercia le meunier et partit de par le monde. Quand il avait besoin d’argent, il n’avait qu’a dire «BRICKLEBRIT «a son ane et il pleuvait des pieces d’or. Il n’avait plus que le mal de les ramasser. Ou qu’il arrivat, le meilleur n’etait jamais trop bon pour lui et plus cela coutait cher, mieux c’etait. Il avait toujours un sac plein de pieces a sa disposition. Apres avoir visite le monde un bout de temps, il pensa: «Il te faut partir a la recherche de ton pere! Quand tu arriveras avec l’ane a or, il oubliera sa colere et te recevra bien».
Par hasard, il descendit dans la meme auberge que celle ou la table de son frere avait ete echangee. il conduisait son ane par la bride et l’aubergiste voulut le lui enlever pour l’attacher. Le jeune compagnon lui dit:
– Ne vous donnez pas ce mal; je conduirai moi-meme mon grison a l’ecurie et je l’attacherai aussi moi-meme. Il faut que je sache ou il est.
L’aubergiste trouva cela curieux et pensa que quelqu’un qui devait s’occuper soi-meme de son ane ne ferait pas un bon client. Mais quand l’etranger prit dans sa poche deux pieces d’or et lui dit d’acheter quelque chose de bon pour lui, il ouvrit de grands yeux, courut partout pour acheter le meilleur qu’il put trouver.
Apres le repas, l’hote demanda ce qu’il devait. L’aubergiste voulait profiter de l’occasion et lui dit qu’il n’avait qu’a ajouter deux autres pieces d’or a celles qu’il lui avait deja donnees. Le jeune compagnon plongea sa main dans sa poche, mais il n’avait plus d’argent.
– Attendez un instant, Monsieur l’aubergiste, dit-il, je vais aller chercher de l’or.
Il emmena la nappe.
L’aubergiste ne comprenait pas ce que cela signifiait. Curieux, il suivit son client et quand il le vit verrouiller la porte de l’ecurie, il regarda par un trou du mur. L’etranger avait etendu la nappe autour de l’ane et criait: «BRICKLEBRIT». Au meme moment, l’animal se mit a cracher, par devant et par derriere, de l’or qui s’empilait regulierement sur le sol.
– Quelle fortune! dit l’aubergiste. Voila des ducats qui sont vite frappes! Un sac a sous comme cela, ce n’est pas inutile!
Le client paya son ecot et alla se coucher. L’aubergiste, lui, se faufila pendant la nuit dans l’ecurie, s’empara de l’ane a or et en mit un autre a la place.
De grand matin, le compagnon prit la route avec un ane, qu’il croyait etre le sien. A midi, il arriva chez son pere qui se rejouit en le voyant et l’accueillit volontiers.
– Qu’es-tu devenu, mon fils? demanda le vieux.
– Un meunier, cher pere, repondit-il.
– Qu’as-tu ramene de ton compagnonnage?
– Rien en dehors d’un ane.
– Des anes, il y en a bien assez, dit le pere. J’aurais prefere une bonne chevre!
– Oui, repondit le fils, mais ce n’est pas un ane ordinaire, c’est un ane a or. Quand je dis «BRICKLEBRIT», la bonne bete vous crache un drap plein de pieces d’or. Appelle tous les parents, je vais en faire des gens riches.
– Voila, qui me plait, dit le tailleur. Je n’aurai plus besoin de me faire de souci avec mon aiguille.
Il s’en fut lui-meme a la recherche de ses parents, qu’il ramena. Des qu’ils furent rassembles, le meunier les pria de faire place, etendit son drap et amena l’ane dans la chambre.
– Maintenant, faites attention! dit-il. Et il cria: «BRICKLEBRIT».
Mais ce ne furent pas des pieces d’or qui tomberent et il apparut que l’animal ne connaissait rien a cet art qui n’est pas donne a n’importe quel ane. Le pauvre meunier faisait triste figure; il comprit qu’il avait ete trompe et demanda pardon a ses parents qui s’en retournerent chez eux aussi pauvres qu’ils etaient venus. Il ne restait plus rien d’autre a faire pour le pere que de reprendre son aiguille et pour le fils, de s’engager chez un meunier.
Le troisieme frere etait entre chez un tourneur sur bois et comme il s’agissait d’un metier d’art, ce fut lui qui resta le plus longtemps en apprentissage. Ses freres lui firent savoir par une lettre comment tout avait mal tourne pour eux et comment, au dernier moment, l’aubergiste les avait depouilles de leurs cadeaux magiques.
Lorsque le tourneur eut termine ses etudes, son maitre lui offrit, en recompense de sa bonne conduite, un sac et dit:
– Il y a un baton dedans.
– Je peux prendre le sac et il peut me rendre service, mais pourquoi ce baton? il ne fait que l’alourdir.
– Je vais te dire ceci, repondit le patron. Si quelqu’un t’a cause du tort, tu n’auras qu’a dire: «Baton, hors du sac!» aussitot, le baton sautera dehors parmi les gens et il dansera sur leur dos une si joyeuse danse que, pendant huit jours, ils ne pourront plus faire un mouvement. Et il ne s’arrete pas avant que tu dises: «Baton, dans le sac!»
Le compagnon le remercia, mit le sac sur son dos et quand quelqu’un s’approchait de trop pres pour l’attaquer il disait: «Baton, hors du sac!» Aussitot le baton surgissait et se secouait sur les dos, manteaux et pourpoints jusqu’a ce que les malandrins en hurlassent de douleur. Et cela allait si vite que, avant que l’on s’en apercut, son tour etait deja venu.
Le jeune tourneur arriva un soir a l’auberge ou l’on avait dupe ses freres. Il deposa son havresac devant lui, sur la table, et commenca a parler de tout ce qu’il avait vu de remarquable dans le monde.
– Oui, dit-il, on trouve bien une «petite-table-mets-le-couvert», un ane a or et d’autres choses semblables; ce sont de bonnes choses que je ne mesestime pas; mais cela n’est rien a comparer au tresor que je me suis procure et qui se trouve dans mon sac.
L’aubergiste dressa l’oreille. «Qu’est-ce que ca peut bien etre», pensait-il. «Le sac serait-il bourre de diamants? Il faudrait que je l’obtienne a bon marche lui aussi; jamais deux sans trois».
Lorsque le moment d’aller dormir fut arrive, l’hote s’etendit sur le banc et disposa son sac en guise d’oreiller. Quand l’aubergiste crut qu’il etait plonge dans un profond sommeil, il s’approcha de lui, poussa et tira doucement, precautionneusement le sac pour essayer de le prendre et d’en mettre un autre a la place. Le tourneur s’attendait a cela depuis longtemps. Lorsque l’aubergiste voulut donner la derniere poussee, il cria:
– Baton, hors du sac!
Aussitot, le baton surgit, frotta les cotes de l’aubergiste a sa facon. L’aubergiste criait pitie. Mais plus fort il criait, plus vigoureusement le baton lui tapait sur le dos jusqu’a ce qu’il tombat sans souffle sur le sol. Alors le tourneur dit:
– Si tu ne me rends pas la «petite-table-mets-le-couvert» et l’ane a or, la danse recommencera.
– Oh! non, s’ecria l’aubergiste d’une toute petite voix. Je rendrai volontiers le tout, mais fais rentrer ton esprit frappeur dans son sac.
Le jeune compagnon dit alors:
– Je veux bien que la grace passe avant le droit, mais garde-toi de refaire le mal.
Et il cria:
– Baton, dans le sac.
Et il le laissa tranquille.
Le tourneur partit le lendemain matin avec la «petite-table-mets-le-couvert» et l’ane a or vers la maison de son pere. Le tailleur se rejouit lorsqu’il le revit et lui demanda, a lui aussi, ce qu’il avait appris chez les autres.