– Prends-moi pour parrain.
L’homme demanda:
– Qui es-tu?
– Je suis la Mort qui rend les uns egaux aux autres.
Alors l’homme dit:
– Tu es ce qu’il me faut. Sans faire de difference, tu prends le riche comme le pauvre. Tu seras le parrain.
Le Grand Faucheur repondit:
– Je ferai de ton fils un homme riche et illustre, car qui m’a pour ami ne peut manquer de rien.
L’homme ajouta:
– Le bapteme aura lieu dimanche prochain; sois a l’heure.
Le Grand Faucheur vint comme il avait promis et fut parrain.
Quand son filleul eut grandi, il appela un jour et lui demanda de le suivre. Il le conduisit dans la foret et lui montra une herbe qui poussait en disant:
– Je vais maintenant te faire ton cadeau de bapteme. Je vais faire de toi un medecin celebre. Quand tu te rendras aupres d’un malade, je t’apparaitrai. Si tu me vois du cote de sa tete, tu pourras dire sans hesiter que tu le gueriras. Tu lui donneras de cette herbe et il retrouvera la sante. Mais si je suis du cote de ses pieds, c’est qu’il m’appartient; tu diras qu’il n’y a rien a faire, qu’aucun medecin au monde ne pourra le sauver. Et garde-toi de donner l’herbe contre ma volonte, il t’en cuirait!
Il ne fallut pas longtemps pour que le jeune homme devint le medecin le plus illustre de la terre.
– Il lui suffit de regarder un malade pour savoir ce qu’il en est, s’il guerira ou s’il mourra, disait-on de lui.
On venait le chercher de loin pour le conduire aupres de malades et on lui donnait tant d’or qu’il devint bientot tres riche. Il arriva un jour que le roi tomba malade. On appela le medecin et on lui demanda si la guerison etait possible. Quand il fut aupres du lit, la Mort se tenait aux pieds du malade, si bien que l’herbe ne pouvait plus rien pour lui.
– Et quand meme, ne pourrais-je pas un jour gruger la Mort? Elle le prendra certainement mal, mais comme je suis son filleul, elle ne manquera pas de fermer les yeux. Je vais essayer.
Il saisit le malade a bras le corps, et le retourna de facon que maintenant, la Mort se trouvait a sa tete. Il lui donna alors de son herbe, le roi guerit et retrouva toute sa sante. La Mort vint trouver le medecin et lui fit sombre figure; elle le menaca du doigt et dit:
– Tu m’as trompee! Pour cette fois, je ne t’en tiendrai pas rigueur parce que tu es mon filleul, mais si tu recommences, il t’en cuira et c’est toi que j’emporterai!
Peu de temps apres, la fille du roi tomba gravement malade. Elle etait le seul enfant du souverain et celui-ci pleurait jour et nuit, a en devenir aveugle. Il fit savoir que celui qui la sauverait deviendrait son epoux et heriterait de la couronne. Quand le medecin arriva aupres de la patiente, il vit que la Mort etait a ses pieds. Il aurait du se souvenir de l’avertissement de son parrain, mais la grande beaute de la princesse et l’espoir de devenir son epoux l’egarerent tellement qu’il perdit toute raison. Il ne vit pas que la Mort le regardait avec des yeux pleins de colere et le menacait de son poing squelettique. Il souleva la malade et lui mit la tete, ou elle avait les pieds. Puis il lui fit avaler l’herbe et, aussitot, elle retrouva ses couleurs et en meme temps la vie.
Quand la Mort vit que, pour la seconde fois, on l’avait privee de son bien, elle marcha a grandes enjambees vers le medecin et lui dit:
– C’en est fini de toi! Ton tour est venu!
Elle le saisit de sa main, froide comme de la glace, si fort qu’il ne put lui resister, et le conduisit dans une grotte souterraine. Il y vit, a l’infini, des milliers et des milliers de cierges qui brulaient, les uns longs, les autres consumes a demi, les derniers tout petits. A chaque instant, il s’en eteignait et s’en rallumait, si bien que les petites flammes semblaient bondir de-ci de- la, en un perpetuel mouvement.
– Tu vois, dit la Mort, ce sont les cierges de la vie humaine. Les grands appartiennent aux enfants; les moyens aux adultes dans leurs meilleures annees, les troisiemes aux vieillards. Mais, souvent, des enfants et des jeunes gens n’ont egalement que de petits cierges.
– Montre-moi mon cierge, dit le medecin, s’imaginant qu’il etait encore bien long.
La Mort lui indiqua un petit bout de bougie qui menacait de s’eteindre et dit:
– Regarde, le voici!
– Ah! Cher parrain, dit le medecin effraye, allume-m’en un nouveau, fais-le par amour pour moi, pour que je puisse profiter de la vie, devenir roi et epouser la jolie princesse.
– Je ne le puis, repondit la Mort. Il faut d’abord qu’il s’en eteigne un pour que je puisse en allumer un nouveau.
– Dans ce cas, place mon vieux cierge sur un nouveau de sorte qu’il s’allume aussitot, lorsque le premier s’arretera de bruler, supplia le medecin.
Le Grand Faucheur fit comme s’il voulait exaucer son v?u. Il prit un grand cierge, se meprit volontairement en procedant a l’installation demandee et le petit bout de bougie tomba et s’eteignit. Au meme moment, le medecin s’effondra sur le sol et la Mort l’emporta.
Les Musiciens de Breme
Un meunier possedait un ane qui, durant de longues annees, avait inlassablement porte des sacs au moulin, mais dont les forces commencaient a decliner. Il devenait de plus en plus inapte au travail. Son maitre songea a s’en debarrasser. L’ane se rendit compte qu’un vent defavorable commencait a souffler pour lui et il s’enfuit. Il prit la route de Breme. Il pensait qu’il pourrait y devenir musicien au service de la municipalite. Sur son chemin, il rencontra un chien de chasse qui s’etait couche la. Il gemissait comme quelqu’un qui a tant couru, que la mort le guette.
– Alors, Taiaut, pourquoi jappes-tu comme ca? demanda l’ane.
– Ah! dit le chien, parce que je suis vieux, parce que je m’alourdis chaque jour un peu plus, parce que je ne peux plus chasser, mon maitre veut me tuer. Je me suis enfui. Mais comment gagner mon pain maintenant?
– Sais-tu, dit l’ane, je vais a Breme pour y devenir musicien; viens avec moi et fais-toi engager dans l’orchestre municipal. Je jouerai du luth et toi de la timbale.
Le chien accepta avec joie et ils repartirent de compagnie. Bientot, ils virent un chat sur la route, qui etait triste… comme trois jours de pluie.
– Eh bien! qu’est-ce qui va de travers, vieux Raminagrobis? demanda l’ane.
– Comment etre joyeux quand il y va de sa vie? repondit le chat. Parce que je deviens vieux, que mes dents s’usent et que je me tiens plus souvent a rever derriere le poele qu’a courir apres les souris, ma maitresse a voulu me noyer. J’ai bien reussi a me sauver, mais je ne sais que faire. Ou aller?
– Viens a Breme avec nous. Tu connais la musique, tu deviendras musicien.
Le chat accepta et les accompagna.
Les trois fugitifs arriverent a une ferme. Le coq de la maison etait perche en haut du portail et criait de toutes ses forces.
– Tu cries a nous casser les oreilles, dit l’ane. Que t’arrive-t-il donc?
– J’ai annonce le beau temps, repondit le coq, parce que c’est le jour ou la Sainte Vierge lave la chemise de L’Enfant Jesus et va la faire secher. Mais, comme pour demain dimanche il doit venir des invites, la fermiere a ete sans pitie. Elle a dit a la cuisiniere qu’elle voulait me manger demain et c’est ce soir qu’on doit me couper le cou. Alors, je crie a plein gosier pendant que je puis le faire encore.
– Eh! quoi, Chanteclair, dit l’ane, viens donc avec nous. Nous allons a Breme; tu trouveras n’importe ou quelque chose de preferable a ta mort. Tu as une bonne voix et si nous faisons de la musique ensemble, ce sera magnifique.
Le coq accepta ce conseil et tous quatre se remirent en chemin.
Mais il ne leur etait pas possible d’atteindre la ville de Breme en une seule journee. Le soir, ils arriverent pres d’une foret ou ils se deciderent a passer la nuit. l’ane et le chien se coucherent au pied d’un gros arbre, le chat et le coq s’installerent dans les branches. Le coq monta jusqu’a la cime. Il pensait s’y trouver en securite. Avant de s’endormir, il jeta un coup d’?il aux quatre coins de l’horizon. Il vit briller une petite lumiere dans le lointain. Il appela ses compagnons et leur dit qu’il devait se trouver quelque maison par la, on y voyait de la lumiere. L’ane dit:
– Levons-nous et allons-y; ici, le gite et le couvert ne sont pas bons.
Le chien songea que quelques os avec de la viande autour lui feraient du bien. Ils se mirent donc en route en direction de la lumiere et la virent grandir au fur et a mesure qu’ils avancaient. Finalement, ils arriverent devant une maison brillamment eclairee, qui etait le repaire d’une bande de voleurs.
L’ane, qui etait le plus grand, s’approcha de la fenetre et regarda a l’interieur.
– Que vois-tu, Grison? demanda le coq.
– Ce que je vois? repondit l’ane: une table servie avec mets et boissons de bonne allure. Des voleurs y sont assis et sont en train de se regaler.
– Voila ce qu’il nous faudrait, repartit le coq.
– Eh! oui, dit l’ane, si seulement nous y etions!
Les quatre compagnons delibererent pour savoir comment ils s’y prendraient pour chasser les voleurs. Finalement, ils decouvrirent le moyen: l’ane appuierait ses pattes de devant sur le bord de la fenetre, le chien sauterait sur son dos et le chat par-dessus. Le coq se percherait sur la tete du chat. Quand ils se furent ainsi installes, a un signal donne, ils commencerent leur musique. L’ane brayait, le chien aboyait, le chat miaulait et le coq chantait. Sur quoi, ils bondirent par la fenetre en faisant trembler les vitres. A ce concert inhabituel, les voleurs avaient sursaute. Ils crurent qu’un fantome entrait dans la piece et, pris de panique, ils s’enfuirent dans la foret. Nos quatre compagnons se mirent a table, se servirent de ce qui restait et mangerent comme s’ils allaient connaitre un mois de famine. Quand les quatre musiciens eurent termine, ils eteignirent la lumiere et chacun se choisit un endroit a sa convenance et du meilleur confort pour dormir. L’ane se coucha sur le fumier, le chien derriere la porte, le chat pres du poele et le coq se percha au poulailler. Et comme ils etaient fatigues de leur long trajet, ils s’endormirent aussitot.
Quand minuit fut passe, les voleurs virent de loin que la lumiere avait ete eteinte dans la maison et que tout y paraissait tranquille. Leur capitaine dit:
– Nous n’aurions pas du nous laisser mettre a la porte comme ca.
Il ordonna a l’un de ses hommes d’aller inspecter la maison. L’eclaireur vit que tout etait silencieux; il entra a la cuisine pour allumer une lumiere. Voyant les yeux du chat brillants comme des braises, il en approcha une allumette et voulut l’enflammer. Le chat ne comprit pas la plaisanterie et, crachant et griffant, lui sauta au visage. L’homme fut saisi de terreur. Il se sauva et voulut sortir par la porte de derriere. Le chien, qui etait allonge la, bondit et lui mordit les jambes. Et quand le voleur se mit a courir a travers la cour, passant par-dessus le tas de fumier, l’ane lui expedia un magistral coup de sabot. Le coq, que ce vacarme avait reveille et mis en alerte, cria du haut de son perchoir:
– Cocorico!
Le voleur s’enfuit aussi vite qu’il le pouvait vers ses camarades, et dit au capitaine:
– Il y a dans la maison une affreuse sorciere qui a souffle sur moi et m’a griffe le visage de ses longs doigts. Devant la porte, il y avait un homme avec un couteau: il m’a blesse aux jambes. Dans la cour, il y a un monstre noir: il m’a frappe avec une massue de bois. Et sur le toit, il y avait un juge de paix qui criait: «Qu’on m’amene le coquin!» J’ai fait ce que j’ai pu pour m’enfuir.
A partir de ce moment-la, les voleurs n’oserent plus retourner a la maison. Quant aux quatre musiciens de Breme, ils s’y plurent tant qu’ils y resterent. Le dernier qui me l’a raconte en fait encore des gorges chaudes.
La Nixe ou la Dame des Eaux
Un jeune garcon et sa petite s?ur jouaient au bord d’une fontaine, et voila qu’il tomberent dedans. Au fond, il y avait une nixe. C’est le nom qu’on donne a ces dames des eaux.
– A present, je vous tiens, leur dit-elle, et vous allez maintenant travailler dur pour moi!
Elle les entraina avec elle. A la fillette, elle donna a filer de la vilaine filasse toute sale et toute emmelee, et aussi a porter de l’eau dans un tonneau sans fond; le garconnet, lui, lui eut a couper un arbre avec une hache; mais pour toute nourriture, ils n’avaient que des boulettes dures comme pierres. Ce regime et ses travaux exaspererent les enfants a tel point qu’ils attendirent le dimanche, quand la dame des eaux se rendait a la messe, et alors ils s’enfuirent.
A son retour de l’eglise, la nixe vit que les oiseaux n’etaient plus au nid et se lanca a leur poursuite avec des bons enormes. Mais les enfants la virent venir de loin, et la fillette jeta une brosse derriere elle; la brosse se multiplia et se dressa en une immense montagne de brosses avec une infinite de piquants, des milliers et des milliers de piquants pointus que la nixe dut escalader a grand-peine, mais qu’elle finit tout de meme par escalader. Voyant qu’elle avait franchi ce Mont des Brosses, le garconnet jeta derriere lui un peigne, qui devint un enorme Mont des Peignes avec des milliers de milliers de dents pointues dressees devant la nixe. Mais elle savait se tenir sur ces dents et elle finit par franchir le Mont des Peignes.