Belle Catherine - Жюльетта Бенцони 5 стр.


— Ah ça !... mais où allez-vous ?

— Voir si je peux quelque chose pour ces femmes. Elles sont normandes comme moi.

— Ouais ! répliqua la tsigane. Et vous croyez qu'on va rester là, nous deux, dans ce trou de musaraigne ? Nagez, je vous suis de loin !

Et aussitôt redressée, la grande femme avait saisi la perche, l'enfonçait dans l'eau et d'une vigoureuse poussée au fond arrachait le bateau à la vase. Gauthier n'avait pas insisté. Il s'était mis à la nage, le fond ne permettant pas de marcher, et se dirigeait rapidement vers une petite crique d'où venaient maintenant des cris aigus et des jurons. Le géant nageait comme un poisson. Son corps puissant fendait l'eau avec la sûreté, la rapidité d'une couleuvre d'eau et Sara avait du mal à le suivre. Agenouillée à l'avant, le cou tendu, Catherine regardait passionnément. Son séjour à Rouen l'avait familiarisée avec les uniformes anglais et elle n'avait même pas peur. Simplement, elle était curieuse de voir ce que son étrange garde du corps allait faire.

Bientôt, la crique fut en vue, une anse d'eau vert sombre sous l'ombrage de grands pins dont les branches s'étendaient, raides et noires, au-dessus de la rivière. Sara abrita la barque dans un buisson de lys d'eau d'où il était possible de voir sans être vu. Les Anglais étaient là, tournant le dos au courant. Quatre hommes qui tentaient de maîtriser deux filles dont les cris d'angoisse emplissaient l'air. L'une d'elles, déjà immobilisée, hurlait sous un gigantesque archer roux qui, d'une main appliquée brutalement sur son visage, lui plaquait la tête au sol et de l'autre arrachait sa robe. Les trois autres étaient occupés à ficeler les mains de sa compagne à deux troncs de pins et riaient si fort que leurs éclats couvraient presque les cris de leur victime.

Catherine vit Gauthier prendre pied à la berge, se dresser dans l'eau, lentement, pour ne pas révéler sa présence. Sa main descendit jusqu'à sa ceinture,

empoigna la hache, fit un geste rapide tandis qu'un véritable hurlement s'arrachait de sa gorge. La hache fila avec un sifflement sinistre et alla se planter juste entre les deux épaules de l'archer roux. Le rugissement de douleur de l'homme et le cri de Gauthier firent retourner les trois autres, mais déjà le géant avait pris pied sur l'herbe courte de la berge et, tirant vivement une dague dissimulée sous sa tunique, faisait face, attendant le choc. D'où elles étaient, les deux femmes pouvaient voir les faces rouges et sauvages des trois soldats. Ils avaient tiré leur glaive et marchaient à petits pas sur l'homme seul, comptant visiblement en avoir raison sans peine. Lui, acculé à la rivière, semblait un sanglier en face des chasseurs. Brusquement, le choc eut lieu. Les soldats, d'un même mouvement, bondirent sur Gauthier l'épée haute, et Sara reprit sa perche.

— S'il a le dessous, nous fuirons aussi vite que nous pourrons, souffla-t-elle.

— Il n'aura pas le dessous, répondit Catherine avec un geste d'impatience. Tiens-toi tranquille ! Regarde !

En effet, le grand Normand, comme un bœuf secoue des mouches, se débarrassait de ses agresseurs avec une rapidité qui tenait du miracle. Il en avait déséquilibré un en l'attirant brusquement à lui, et, profitant de la surprise des deux autres, l'avait vivement poignardé avant de le jeter comme un projectile dans les jambes des deux autres qui, atteints, roulèrent à terre. Gauthier ne perdit pas une seconde. Rapide comme l'éclair, il sauta sur l'un d'eux. De nouveau, la dague disparut dans une gorge. Tout de suite redressé, il voulut s'attaquer au dernier, mais celui-ci n'avait pas demandé son reste. À

peine sur pied, il avait pris la fuite et courait maintenant à travers champs, sautant les talus comme un cabri.

Autour du Normand, il y avait trois cadavres. Le grand archer roux agonisait. Une large tache rouge s'étendait sur sa tunique verte. Mais la fille qu'il tenait ne criait plus. Les mains convulsives de l'Anglais, nouées à sa gorge, achevaient de l'étrangler. En revanche, l'autre était vivante. Toujours attachée, elle attendait calmement qu'on vînt la délivrer. Catherine entendit qu'elle disait quelque chose, mais ne comprit pas le sens des paroles. Gauthier se pencha, coupa les cordes et la femme se redressa. Sa robe avait été tellement malmenée qu'elle pendait, en longues bandes déchirées, autour de ses hanches. Seuls, ses longs cheveux couleur de blé mûr couvraient ses épaules et sa gorge pleine, mais elle semblait n'avoir cure de sa nudité. Stupéfaite, Catherine la vit s'avancer vers le Normand, se glisser contre lui et se hausser sur la pointe des pieds jusqu'à ce que leurs lèvres se touchassent.

— Oh ! fit Sara suffoquée. C'est trop fort !

— Pourquoi ? répondit Catherine. Chacun remercie comme il peut !

— C'est entendu, mais regarde-les... regarde cette fille : elle s'offre, ma parole !

C'était vrai, et Catherine, malgré elle, fronça les sourcils. La fille blonde était belle ; son corps rose avait la pureté, la plénitude d'un marbre et, en voyant les mains de l'homme se poser sur ses hanches, la jeune femme sentit une boule se nouer dans sa gorge. Mais elle s'était méprise sur le geste. Le géant, simplement, écartait de lui celle qu'il avait sauvée, posait un baiser rapide sur le bout de son nez et, sans se retourner, revenait à la rivière dans laquelle, sans une hésitation, il se jeta. Catherine entendit l'appel de celle qu'il avait quittée, vit le geste dérisoire de ses bras pour retenir l'homme.

Mais les bras retombèrent, la paysanne haussa les épaules et disparut bientôt sous le couvert des arbres.

— Allons-y ! fit Sara en lançant le bateau dans le courant.

Quelques secondes plus tard, Gauthier se hissait sur le plat-bord, ruisselant, haletant. Il adressa à Catherine un sourire qui découvrit ses fortes dents blanches.

— Voilà ! c'est fini. Nous pouvons repartir.

Mais la langue de Sara la démangeait. Elle ne pouvait plus retenir ce qu'elle avait envie de dire.

— Bravo ! dit-elle ironiquement. Mais pourquoi donc n'avoir pas accepté le beau cadeau qu'on vous offrait ?

L'homme regardait toujours Catherine et ce fut à elle, qui ne demandait rien, qu'il répondit :

— Pour ne pas vous faire attendre.

— Sinon ? demanda la jeune femme.

— Sinon... pourquoi pas ? Il faut prendre de la vie ce qu'elle offre, quand elle l'offre.

— A merveille ! s'écria Sara outrée. Et les quatre cadavres ne vous auraient pas gênés, j'imagine.

Cette fois, Gauthier Malencontre daigna s'adresser à elle. Il laissa peser sur la bohémienne un regard lourd et grave.

— L'amour est frère de la mort. Dans les temps cruels qui sont les nôtres, ils sont les seules choses qui comptent.

Il avait repris la conduite de l'embarcation et, de nouveau, le bateau glissait sous le treillage vert des arbres. Pendant un long moment, on voyagea en silence. Serrées l'une contre l'autre, à l'avant du bateau, les deux femmes semblaient plongées dans leurs pensées profondes. Mais Catherine voulait encore savoir quelque chose. Elle se retourna.

— Tout à l'heure, dit-elle, quand les Anglais ont sauté sur toi, tu as poussé un cri... on aurait dit un appel, un nom !...

— C'en était un. Les vieux guerriers venus du Nord par la route des cygnes et dont je porte le sang dans mes veines poussaient ce cri au moment du combat.

— Tu n'es pas chevalier pourtant, pas même soldat !... remarqua la jeune femme avec un inconscient dédain qui n'échappa pas-à l'ancien bûcheron.

Mon sang en est-il moins pur ? Les fils des anciens rois de la mer ne sont pas tous dans des châteaux et je sais plus d'un noble dont les ancêtres peinaient sous le fouet des Vikings. Moi je descends d'un grand chef qui se nommait Bjorn-Côtes-de-Fer, ajouta- t-il en frappant du poing sa poitrine qui résonna comme un tambour, et j'ai le droit d'invoquer Odin à l'heure de la bataille !

— Odin ?

— Le dieu des combats ! Je vous ai dit que je n'étais pas chrétien.

Et, pour bien marquer qu'il n'avait pas envie d'en dire davantage, le grand Normand se mit à fredonner. Catherine se détourna. Son regard rencontra celui de Sara. Elles n'échangèrent pas une parole, mais, dans les yeux sombres de son amie, la jeune femme n'avait pas lu, cette fois, la colère ou l'indignation. Rien que de l'étonnement et une sorte d'admiration.

Un martin-pêcheur fila en criant au-dessus d'eux et piqua dans une flaque de soleil. Le bateau continua de glisser en paix.

Quand le jour baissa, Gauthier se mit à la recherche d'un coin pour passer la nuit. Les émotions de la journée avaient rompu les deux femmes et lui-même sentait la lassitude venir. Il finit par découvrir une petite grève non loin d'un moulin en ruine, qu'une véritable vague de végétation couvrait presque complètement.

— Là, dit-il, nous serons à l'abri.

Personne ne répondit tant il semblait normal qu'il prît la direction des opérations. Pourtant, depuis que la lumière s'était mise à décliner, l'humeur de Sara semblait, elle aussi, s'assombrir. Durant toute la dernière heure de navigation, elle avait tenu son regard fixé sur la pointe avant de la barque et n'avait sonné mot. Une fois que l'on eut pris pied sur le sable et que Gauthier les eut quittées pour une rapide reconnaissance autour du moulin ruiné, Catherine en fit l'observation à la gitane.

— Qu'est-ce que tu as ? Pourquoi fais-tu cette mine ?

— Je ne suis pas tranquille, répliqua Sara, et, maintenant que la nuit vient, mon absence de tranquillité n'est pas loin de la peur toute simple.

— Et pourquoi donc ? Que crains-tu ? Avec un homme comme Gauthier, je crois bien que nous ne risquons rien.

Sara haussa nerveusement les épaules et vint s'asseoir-sur le sable auprès de Catherine, ses bras retenant ses jupes autour de ses genoux.

— C'est justement de lui que j'ai peur.

Catherine sursauta et regarda son amie avec stupeur.

— Pour le coup, tu es folle.

— Crois-tu ? riposta Sara avec une violence contenue. Que sais-tu de cet homme, de son passé ? Exactement ce qu'il t'a dit et que tu as cru comme article de foi. Mais s'il était autre ? On dirait bien des choses pour sauver sa peau. Après tout, c'est peut-être lui qui avait massacré, pour les voler, ces malheureux paysans.

— Je ne crois pas ça ! s'écria Catherine violemment.

— Moins haut, veux-tu, il peut revenir et il est inutile de l'exciter. Nous ne sommes pas riches, mais le peu d'or que tu possèdes et nos quelques hardes représentent une fortune pour un homme de cette sorte. Nous sommes livrées à lui comme des agneaux à l'écorcherie. Il peut profiter de la nuit pour nous voler, nous tuer... ou pire encore !

— Pire ? fit Catherine les yeux ronds. Je ne vois pas ce qui pourrait nous arriver de pire que la mort.

— À moi non, mais à toi, si... Tu ne sais pas comme ce sauvage te regarde quand tu ne le vois pas. Moi je l'ai vu, et l'expression de son visage ne m'a pas rassurée. Je n'ai jamais vu le désir aussi clairement exprimé.

Malgré son empire sur elle-même, Catherine se sentit rougir. Peut-être, parce qu'elle se sentait vaguement coupable. En effet, elle n'avait pas été sans surprendre certains regards, mais elle avait refusé d'y ajouter d'importance. Son orgueil se rebellait à l'idée qu'un rustre comme Gauthier pût voir en elle une simple femme. Et si sa voix vibra d'une colère contenue en répondant, c'était moins contre Sara que contre elle- même.

— Et quand cela serait ? Je sais me défendre, Sara, je ne suis plus une enfant.

— Il y a des moments où je me le demande.

Sara eut le dernier mot. Le bruit d'un pas lourd

écrasant des broussailles fit taire les deux femmes. Gauthier revenait. Il ne parut pas s'apercevoir de leur air gêné et alla s'étendre un peu plus loin.

— Tout est tranquille ! dit-il. Mais je vais quand même veiller une partie de la nuit. Vous, la femme noire, je vous réveillerai pour me relayer deux ou trois heures avant le jour...

La « femme noire » faillit se rebiffer, mais une envie de rire fronçait le nez de Catherine, et elle ravala les paroles acerbes. Après tout, le temps n'était pas si éloigné où, pour le cercle pouilleux du roi de Thune, le sinistre chef des cours des miracles parisiennes, elle était Sara-la-Noire. Gauthier avait vu juste.

En silence, on mangea un peu de pain et de fromage, don des religieuses de Louviers, puis les deux femmes s'étendirent sur le sable, enroulées dans leurs manteaux, tandis que Gauthier allait s'asseoir un peu plus loin sur une grosse pierre. De sa place, Catherine pouvait voir sa silhouette accroupie se détachant sur le bleu sombre du ciel, semblable à quelque lion méditatif. Il ne bougeait pas plus qu'une souche ; pourtant la jeune femme sentit un frisson parcourir sa peau. En se rappelant le bref combat de l'après-midi, elle se dit que Sara avait peut-être raison, que l'homme, avec sa force terrible et sa science du combat, pouvait être dangereux. Mais, peu à peu, sa peur s'apaisa. Là-bas, à mi-voix, le Normand chantait. La langue qu'il employait était inconnue de Catherine et elle ne comprenait rien de ce qu'il disait, mais il y avait une sorte de grandeur sauvage et rude dans ce chant dont les couplets s'achevaient comme une plainte.

Elle était si bien envoûtée par la bizarre mélodie que le cri désagréable d'un oiseau nocturne éclatant près d'elle ne rompit pas l'enchantement. D'ailleurs, peu à peu, le sommeil appesantissait ses paupières. Bercée par la chanson monotone du géant, elle rejoignit dans le sommeil Sara, que ses inquiétudes n'empêchaient pas de ronfler avec ardeur. Et la nuit s'écoula sans incident...

Au matin, pourtant, comme ils allaient se remettre en route et que Sara, un peu plus loin, baignait sa figure dans la rivière, Catherine s'approcha de Gauthier.

— Je t'ai entendu chanter, hier soir, mais je n'ai pas compris une parole.

— C'était la langue des vieux Normands, vous ne pouviez pas comprendre. On appelait ce chant la Saga d'Harald le Vaillant.

— Et que disaient ces paroles ?

Gauthier se détourna pour détacher la corde du bateau du tronc où il l'avait nouée, puis, sans regarder Catherine, répondit :

— Elles disent : « Je suis né dans le haut pays, là où retentissent les arcs ; mes vaisseaux sont l'effroi des peuples, j'ai fait craquer leurs quilles sur la cime cachée des écueils, loin de la dernière habitation des hommes ; j'ai creusé de larges sillons dans les mers... et cependant une fille de Russie me dédaigne. »

Quand la voix lente du Normand s'éteignit, Catherine ne répliqua rien. Elle s'enveloppa de son manteau et, les joues en feu, alla s'asseoir au fond du bateau. Décidément, il lui faudrait surveiller plus étroitement les gestes de Gauthier !

Après quatre jours de voyage, un soir, à l'heure où le soleil se couchait dans son lit moiré d'or, les tours de Chartres crevèrent l'horizon de leurs flèches noires. L'Eure, sous le bateau, courait plus gonflée, plus bleue et plus blanche, plus resserrée aussi entre des talus jaillissant de folle végétation qui tranchaient comme une fourrure sur le velours ocre de la grande plaine brûlée. Le grand chemin liquide s'était fait sentier et le voyage au fil de l'eau s'achevait. Sans grand-peine, il faut le dire. La fatigue avait été minime pour les deux femmes et l'on avait mangé à sa faim. La terrible hache de Malencontre savait aussi atteindre le gibier à la course et le forestier connaissait la vie des bois et des champs comme personne.

Sous les murailles brunes de la vieille cité des Carnutes, l'Eure se divisait en plusieurs bras dont l'un se glissait sous les courtines par une voûte fortement grillée pour alimenter les tanneries et les moulins, et l'autre emplissait le large fossé ceinturant la ville. Gauthier tira la barque au sec sur une petite grève de terre brune, à l'à-pic d'une des grosses tours qui défendaient la porte Drouaise.

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