— Je vais tâcher de la vendre ou de la troquer contre une mule, dit-il tandis que les deux femmes mettaient pied à terre.
Catherine leva la tête, abritant ses yeux de sa main contre la lumière violente, pour regarder, brillantes et pointues sur le bleu dur du ciel, les poivrières d'ardoise et aussi, accrochée à la muraille au-dessus de la herse de vieux chêne noirci, la statue dorée de la Vierge, son enfant dans les bras. Mais, plus haut encore, sur le mur, claquait l'étendard rouge où rampaient les léopards d'Angleterre. D'un geste de la tête, elle désigna la grande étoffe pourpre et or à son compagnon.
— Que faisons-nous ? La ville est anglaise, mais nous avons besoin de manger... de nous reposer un peu, de trouver des montures. Je sais bien que nous n'avons guère d'apparence, mais nous n'avons pas non plus de sauf-conduit.
Mais le grand Normand ne l'écoutait pas. Un gros pli creusé entre ses sourcils couleur de paille, les prunelles rétrécies, il examinait attentivement la muraille et, d'instant en instant, son expression se faisait plus grave. Tellement que la jeune femme prit peur. Depuis le début de leur voyage, elle avait appris à respecter les avis autant que la force, l'adresse et la rapidité de décision de cet étrange garçon qu'elle s'était attaché, mais sans cesser de le surveiller.
— Qu'y a-t-il ? demanda-t-elle, baissant instinctivement la voix.
— Rien, apparemment. Mais ce silence étrange, ces murailles vides, cette porte sans gardes. On dirait que la ville est abandonnée. Et, regardez !
Sa main se tendait vers le sommet de la colline, vers le jet de pierre, formidable et pur de la cathédrale aux tours jumelles auprès duquel se tassait, comme un gros chien, le donjon carré du vieux château comtal. Plantée entre les merlons usés du couronnement, une étamine noire s'agitait, sinistre, au bout de sa hampe.
— Quelqu'un est mort, dit Sara qui les avait rejoints. Quelqu'un d'important.
Gauthier ne répondit pas. Il marchait déjà, à grands pas, vers le pont-levis. Les deux femmes le suivirent. Ils atteignirent le pont, le franchirent et, devant eux, grimpant vers le palais épiscopal, la vieille rue Porte- Drouaise s'étendit, avec ses gros pavés inégaux, ses enseignes de fer découpé peintes de couleurs vives, ses maisons de bois penchées et comme agenouillées sous le poids des grands toits bruns, mais vide... d'un vide tragique et inquiétant.
Les trois voyageurs s'avancèrent, plus lentement. Cette rue privée de vie les impressionnait malgré eux et ils marchaient presque sur la pointe des pieds. Toutes les portes étaient fermées, tous les volets clos, aucune forme humaine ne se montrait, même les deux auberges semblaient abandonnées. À mi-chemin de la pente, près d'un puits qui arrondissait sa margelle moussue sous trois volutes de fer forgé, on voyait mieux encore : deux portes enclouées, barrées de fortes planches que de gros clous maintenaient de chaque côté. Ces deux portes firent pâlir en même temps Sara et Gauthier tandis que Catherine les contemplait sans comprendre.
Soudain, le silence se peupla. De quelque part sur la colline, sanctifiée par les pèlerinages de dix siècles, jaillit un chant religieux psalmodié par des voix rudes et profondes, des moines sans doute, qui marchaient en procession car le chant voyageait. Ce fut Catherine la première qui l'identifia.
— Le Dies lrae...fit-elle d'une voix qui s'étranglait.
— Continuons, fit Gauthier entre ses dents, il faut savoir !
Un peu plus haut, la rue faisait un coude marqué par l'enseigne, ornée de trois étriers et d'une mollette, d'un maître éperonner. De ce coin, la vue portait jusqu'au palais épiscopal devant lequel il se passait quelque chose d'insolite.
Quelques soldats en cuirasses et chapeaux de fer, armés de longues piques, étaient occupés à attiser un bûcher qui dégageait une fumée épaisse et noire. Ces soldats avaient le bas du visage masqué d'un linge. Auprès d'eux, surveillant leur travail, se tenait un personnage bizarre, tout vêtu de cuir et dont la tête ornée d'un masque à long bec pointu semblait celle d'un oiseau.
L'homme au bec d'oiseau, qui n'était rien d'autre qu'un médecin, tenait d'une main une baguette de coudrier et de l'autre un sac de toile. Il en tirait de grosses poignées d'une poudre verdâtre qu'il jetait dans les flammes. La fumée de cette poudre avait une odeur piquante, aromatique, qui luttait contre l'odeur atroce du bûcher dans lequel plusieurs cadavres entassés se consumaient. D'autres corps gisaient sur la place, attendant leur tour. Des prisonniers enchaînés et masqués comme les soldats, des ribauds en guenilles les apportaient et, de temps en temps, en jetaient un dans les flammes. Le bûcher venait d'être allumé, sans doute, et crachait d'épaisses volutes noires, écœurantes.
Mais le spectacle fit dresser les cheveux sur la tête des trois arrivants. Ils avaient compris pourquoi la ville était déserte, pourquoi les murailles étaient vides, pourquoi les portes n'étaient pas gardées et pourquoi un drapeau noir flottait sur le palais des anciens comtes de Chartres : la pire des calamités s'était abattue sur la cité de Dieu. La mort noire régnait dans les rues. Chartres avait la peste !
D'une maison-Dieu toute proche, transformée en lazaret, une nouvelle troupe de ribauds sortait, traînant au bout de crochets des corps gonflés et noircis par le terrible mal. Cette vue emporta ce qui restait du courage de Catherine. La panique lui serra le ventre, mais galvanisa ses jambes. Tournant les talons, avec un cri de terreur, elle se mit à courir vers la porte Drouaise, retroussant sa robe à deux mains, aiguillonnée par une peur qui la dépassait, la jetait en avant, sourde, aveugle à tout, en proie à l'idée fixe d'échapper à cette enceinte, à ces murs qui retenaient prisonnier le mal mortel. Sortir, sortir vite, retrouver l'herbe verte, l'eau claire, un soleil que la fumée ne fit pas noir ! Derrière elle, Sara et Gauthier faisaient de leur mieux pour la rejoindre, butant comme elle aux pavés que la rivière, seule, avait arrondis.
Mais la lumière dorée qui, tout à l'heure, passait sous l'arc de pierre bruni et ciré par le temps, avait été chassée. A la place, bouchant le chemin de l'espace libre, apparaissait le bois rugueux du pont relevé. Et la course éperdue de Catherine vint se briser sur la herse baissée aux barreaux de laquelle elle accrocha ses mains tremblantes, appuya son visage en pleurs.
— La porte ! hoqueta-t-elle, ils ont fermé la porte !
A ses cris, un soldat au visage invisible sortit du
corps de garde bien clos, vint à elle et tenta de l'arracher de la grille.
— Défendu de sortir ! Ordre du gouverneur ! Plus personne ! Ordre aussi de l'évêque, sire Jean de Fétigny Il s'exprimait lentement, cherchant ses mots, gêné par son accent d'outre-manche. Mais Catherine exaspérée tenta de secouer la herse, écorchant ses mains aux ais de bois qui la formaient.
— Mais je veux sortir ! Je vous dis que je veux sortir ! Je ne veux pas rester là... Je ne veux pas !
— Il faut pourtant, fit le soldat patiemment. Le gouverneur l'a dit : plus personne, sous peine de la corde !
Gauthier et Sara avaient rejoint Catherine et la tsigane détacha doucement Catherine et l'enveloppa de ses bras. Le géant réfléchissait en caressant son menton orné d'un épais chaume rougeoyant car, bien entendu, ce menton n'avait pas vu le rasoir depuis la maison du jardinier.
— Qu'allons-nous faire ? demanda Sara.
— Chercher un moyen d'en sortir, répondit-il en haussant les épaules. Je n'ai pas envie d'attendre que la mort noire fasse de moi un cadavre pourrissant qu'on jettera au feu avec un croc de boucher. Et vous ?
— Cette question ! fit Sara avec un regard meurtrier. Mais comment sortir ?
— Il faut y réfléchir, répliqua Gauthier en assurant sur son épaule lé ballot dans lequel se trouvait la plus grande partie des possessions des deux femmes.
Sara, elle, portait un autre paquet, plus petit, qui contenait un peu de linge. L'or que l'on possédait était dans une poche cousue à l'envers de la chemise de Catherine. De sa main libre, le géant saisit le bras de Catherine pour l'aider à marcher.
— Venez ! Et ne pleurez plus, dame Catherine. Je trouverai bien un trou dans ces murailles pour vous faire quitter la ville. Pour l'instant, il faut manger, car vous ne tiendrez pas longtemps sans nourriture, vous reposer quelque part et puis attendre la nuit. Pendant ce temps, je ferai le tour des remparts.
La jeune femme se laissa emmener sans résistance. On remonta la rue en pente où la fumée âcre se faisait de plus en plus dense et, bientôt, on retrouva le médecin masqué qui poursuivait sa funèbre besogne. En les voyant approcher, celui-ci eut un geste de protestation.
— Allez-vous-en ! Que faites-vous dans la rue ? Rentrez !
— Où ? fit Gauthier. Nous ne sommes pas d'ici. Nous venions juste d'entrer dans la ville pour trouver de quoi.
Manger, et, maintenant, les portes sont fermées, personne ne peut plus sortir.
De sous le masque aux gros yeux de verre, la voix du moine-médecin leur parvint, assourdie mais irritée :
— Vous ne pouvez rester là. Je vais vous indiquer un refuge... Ici, nous sommes à la limite du cloître Notre-Dame.
Cette porte mène aux maisons des chanoines, fit-il, désignant l'ogive de pierre qui enjambait la ruelle. Au-delà, à main droite, vous verrez une longue maison avec des pilastres de pierre sous un haut toit d'ardoises. C'est le Loens.
— La Grange-aux-Dîmes, coupa Gauthier.
— Tu es normand, l'ami. Ce mot-là est venu de la mer avec les bateaux-serpents.
— Je suis normand, affirma l'autre avec orgueil. Je parle encore le vieux langage.
— C'est bien. Allez au Loens !... Les pauvres de la ville, qui n'ont plus le loisir d'aller chercher leur pitance dans la campagne interdite ou dans les riches maisons barricadées sur leur terreur, s'y réunissent et les moines de Saint-Pierre leur portent à manger. Peu de chose, hélas, car les réserves sont épuisées et la Grange est vide. Mais dites au frère Jérôme qui dirige la distribution que frère Thomas vous envoie. Quand vous aurez mangé, allez vous joindre à ceux qui, dans la cathédrale, prient nuit et jour Notre Sauveur de détourner de nous le terrible fléau.
Silencieusement, les trois compagnons suivirent le chemin qu'on leur avait indiqué. Catherine se sentait la tête vide, le corps mou, la volonté absente. Cette ville lui faisait l'effet d'un énorme piège étroitement refermé sur elle. Appuyée au bras de Sara, elle avançait en traînant les pieds, incroyablement lasse tout à coup.
Quand vous aurez mangé, ça ira mieux ! grommela Gauthier. J'ai remarqué que, dans les grandes contrariétés, il faut manger. Ça remonte !
Ils trouvèrent sans peine la Grange-aux-Dîmes. Elle était pleine de monde. Une humanité misérable et grise s'y pressait autour de la robe blanche d'un grand moine maigre qui distribuait du pain. La lumière incertaine d'une torche jouait sur son crâne tonsuré, sur les méplats parcheminés de son visage austère. Gauthier se fraya un chemin jusqu'à lui, laissant les deux femmes près de la porte.
— Frère Thomas nous envoie, dit-il. Nous sommes trois, nous passions et la ville s'est refermée sur nous. Et nous avons faim !
Dans une corbeille, le moine prit trois morceaux de pain noir, les tendit au Normand.
— Mangez ! dit-il.
Puis, soulevant une lourde cruche d'eau, il en emplit un pichet qu'il offrit : « Buvez ! » Ensuite, il se détourna vers d'autres qui imploraient. Les trois réfugiés s'assirent pour manger, à même le sol de terre battue. Catherine dévora son pain à belles dents, but une grande rasade d'eau claire et se sentit mieux. Il n'y avait plus ce creux ni ces tiraillements dans son estomac. Les forces revenaient, animant chaque fibre de son corps sain et vigoureux. Sara, assise près d'elle, somnolait déjà. Elle avait mangé trop vite, en affamée, et, envahie d'une torpeur, laissait dodeliner sa tête. Quant à Gauthier, installé un peu plus loin auprès d'un maigre personnage dont la silhouette se drapait d'oripeaux d'un rouge passé, il mangeait méthodiquement, lentement, en homme pour lequel chaque bouchée compte. De temps en temps, il échangeait quelques mots avec son voisin.
— De sa place, Catherine pouvait entendre chacune dé leurs paroles. Le gigantesque Normand semblait fasciner l'homme en rouge qui le regardait avec une admiration non déguisée. Au début, Gauthier n'avait répondu à ses questions que mollement, mais, tout à coup, l'homme avait dit : Je ne t'ai jamais vu dans la ville. D'où viens- tu ? Moi, je suis de Chazay, un village près d'ici.
Gauthier, alors, avait paru secouer sa nonchalance. Il avait regardé son compagnon avec un intérêt subit.
— De Chazay ? Près de Saint-Aubin-des-Bois ?
— Tu connais ?
— Moi, non ! Mais, là-bas, en Normandie, j'ai connu une fillette. Elle venait de ton pays. Les Anglais l'avaient prise au moment du sac du village parce qu'elle était jolie. Depuis, elle les suivait avec les autres ribaudes, mais elle avait peur, tellement peur qu'elle avait fini par devenir un peu folle. Elle voulait retourner chez elle, c'était une idée fixe... Une nuit, elle a tenté de s'échapper. Elle voulait fuir dans les bois, mais un archer a tiré sur elle. Je l'ai trouvée à l'aube, au pied d'un gros chêne, une flèche dans l'épaule. Bien sûr, je l'ai emportée dans ma cabane et j'ai essayé de la soigner, mais c'était trop tard. Elle est morte dans mes bras, la nuit suivante. Elle s'appelait Colombe... Pauvrette ! Durant tout ce jour d'agonie, tant qu'il est demeuré au ciel un rayon de lumière, elle m'a parlé de Chazay... « Quelques maisons sous un grand ciel vide, disait-elle, et rien autour, rien qu'une grande plaine qui n'en finit pas. »
— Il n'y a plus, à cette heure, que la plaine et le ciel vide, murmura l'homme rouge avec amertume ; et aussi quelques murs noircis. Les Anglais ont brûlé ce minuscule village qui osait demeurer fidèle au roi Charles et qui disait que Jehanne la Pucelle était sainte. Mes parents sont morts dans l'incendie, mais je sais que le village renaîtra et qu'un jour j'y retournerai.
Catherine avait écouté avec une attention croissante. Depuis leur départ de Louviers, elle s'était posé une foule de questions sur la vie passée de Gauthier. Le mince épisode qu'il venait de conter levait un petit coin du voile dont s'enveloppait son étrange personnalité et renforçait la sympathie instinctive qu'il lui inspirait. Elle devinait en lui une noblesse naturelle, une vraie générosité. Il en avait donné la preuve en volant au secours des lavandières et, maintenant, elle l'imaginait assez bien soignant de son mieux la fillette moribonde, adoucissant ses derniers instants. Sara pouvait dire ce qu'elle voulait ; l'homme était bizarre, bien sûr. Cela ne l'empêchait pas, cependant, d'être attachant.
Mais la chaleur du jour se faisait sentir lourdement maintenant que le soleil approchait du zénith. Malgré l'épaisseur des voûtes, il faisait étouffant sous les vieilles arches du Loens. Tous ces corps en mouvement soulevaient une poussière, dorée dans les rais du soleil, mais qui montait à la gorge. Ils dégageaient aussi une insupportable odeur de crasse, de sueur et d'immondices, mais la peur les tenait plus fort encore que le dégoût et l'étouffement. Sans doute pensaient- ils que hors de cet asile où évoluaient les hommes de Dieu la mort les guettait, embusquée dans chacune des ruelles incendiées de soleil.
Catherine, si elle craignait aussi la peste, trouva bientôt intolérable cette senteur d'humanité surchauffée. Elle étouffait et, comme les moines, la distribution terminée, se retiraient, qu'un peu partout des ronflements se faisaient entendre, elle se leva. Le regard attentif de Gauthier la rattrapa comme elle allait franchir le seuil. Elle lui sourit.