Tarass Boulba - Гоголь Николай Васильевич 8 стр.


– Parce que le vieux seigneur y est lui-même. Voilà un an et demi qu'il a été fait vaïvode de Doubno.

– Est-elle mariée?… Mais parle donc, parle donc.

– Voilà deux jours qu'elle n'a rien mangé,

– Comment!…

– Il n'y a plus un morceau de pain dans la ville: depuis plusieurs jours les habitants ne mangent que de la terre.»

Andry fut pétrifié.

– La demoiselle t'a vu du parapet avec les autres Zaporogues. Elle m'a dit: «Va, dis au chevalier, s'il se souvient de moi, qu'il vienne me trouver; sinon, qu'il te donne au moins un morceau de pain pour ma vieille mère, car je ne veux pas la voir mourir sous mes yeux. Prie-le, embrasse ses genoux; il a aussi une vieille mère; qu'il te donne du pain pour l'amour d'elle.»

Une foule de sentiments divers s'éveillèrent dans le cœur du jeune Cosaque.

– Mais comment as-tu pu venir ici?

– Par un passage souterrain.

– Y a-t-il donc un passage souterrain?

– Oui.

– Où?

– Tu ne nous trahiras pas, chevalier?

– Non, je le jure sur la Sainte Croix.

– En descendant le ravin, et en traversant le ruisseau à la place où croissent des joncs.

– Et ce passage aboutit dans la ville?

– Tout droit au monastère.

– Allons, allons sur-le-champ.

– Mais, au nom du Christ et de sa sainte mère, un morceau de pain.

– Bien, je vais t'en apporter. Tiens-toi près du chariot, ou plutôt couche-toi dessus. Personne ne te verra, tous dorment. Je reviens à l'instant.

Et il se dirigea vers les chariots où se trouvaient les provisions de son kourèn. Le cœur lui battait avec violence. Tout ce qu'avait effacé sa vie rude et guerrière de Cosaque, tout le passé renaquit aussitôt, et le présent s'évanouit à son tour. Alors reparut à la surface de sa mémoire une image de femme avec ses beaux bras, sa bouche souriante, ses épaisses nattes de cheveux. Non, cette image n'avait jamais disparu pleinement de son âme; mais elle avait laissé place à d'autres pensées plus mâles, et souvent encore elle troublait le sommeil du jeune Cosaque.

Il marchait, et ses battements de cœur devenaient de plus en plus forts à l'idée qu'il la verrait bientôt, et ses genoux tremblaient sous lui. Arrivé près des chariots, il oublia pourquoi il était venu, et se passa la main sur le front en cherchant à se rappeler ce qui l'amenait. Tout à coup il tressaillit, plein d'épouvante à l'idée qu'elle se mourait de faim. Il s'empara de plusieurs pains noirs; mais la réflexion lui rappela que cette nourriture, bonne pour un Zaporogue, serait pour elle trop grossière. Il se souvint alors que, la veille, le kochévoï avait reproché aux cuisiniers de l'armée d'avoir employé à faire du gruau toute la farine de blé noir qui restait, tandis qu'elle devait suffire pour trois jours. Assuré donc qu'il trouverait du gruau tout préparé dans les grands chaudrons, Andry prit une petite casserole de voyage appartenant à son père, et alla trouver le cuisinier de son kourèn, qui dormait étendu entre deux marmites sous lesquelles fumait encore la cendre chaude. À sa grande surprise, il les trouva vides l’une et l'autre. Il avait fallu des forces surhumaines pour manger tout ce gruau, car son kourèn comptait moins d'hommes que les autres. Il continua l'inspection des autres marmites, et ne trouva rien nulle part. Involontairement il se rappela le proverbe: «Les Zaporogues sont comme les enfants; s'il y a peu, ils s'en contentent; s'il y a beaucoup, ils ne laissent rien.» Que faire? Il y avait sur le chariot de son père un sac de pains blancs qu'on avait pris au pillage d'un monastère. Il s'approcha du chariot, mais le sac n'y était plus. Ostap l'avait mis sous sa tête, et ronflait étendu par terre. Andry saisit le sac d'une main et l'enleva brusquement; la tête d'Ostap frappa sur le sol, et lui-même, se dressant à demi éveillé, s'écria sans ouvrir les yeux:

– Arrêtez, arrêtez le Polonais du diable; attrapez son cheval.

– Tais-toi, ou je te tue, s'écria Andry plein d'épouvante, en le menaçant de son sac.

Mais Ostap s'était tu déjà; il retomba sur la terre, et se remit à ronfler de manière à agiter l'herbe que touchait son visage. Andry regarda avec terreur de tous côtés. Tout était tranquille; une seule tête à la touffe flottante s'était soulevée dans le kourèn voisin; mais après avoir jeté de vagues regards, elle s'était reposée sur la terre. Au bout d'une courte attente, il s'éloigna emportant son butin. La Tatare était couchée, respirant à peine.

– Lève-toi, lui dit-il; allons, tout le monde dort, ne crains rien. Es-tu en état de soulever un de ces pains, si je ne puis les emporter tous moi-même?

Il mit le sac sur son dos, en prit un second, plein de millet, qu'il enleva d'un autre chariot, saisit dans ses mains les pains qu'il avait voulu donner à la Tatare, et, courbé sous ce poids, il passa intrépidement à travers les rangs des Zaporogues endormis.

– Andry! dit le vieux Boulba au moment où son fils passa devant lui.

Le cœur du jeune homme se glaça. Il s'arrêta, et, tout tremblant, répondit à voix basse:

– Eh bien! quoi?

– Tu as une femme avec toi. Sur ma parole, je te rosserai demain matin d'importance. Les femmes ne te mèneront à rien de bon.

Après avoir dit ces mots, il souleva sa tête sur sa main, et considéra attentivement la Tatare enveloppée dans son voile.

Andry se tenait immobile, plus mort que vif, sans oser regarder son père en face. Quand il se décida à lever enfin les yeux, il reconnut que Boulba s'était endormi, la tête sur la main.

Il fit le signe de la croix; son effroi se dissipa plus vite qu'il n'était venu. Quand il se retourna pour s'adresser à la Tatare, il la vit devant lui, immobile comme une sombre statue de granit, perdue dans son voile, et le reflet d'un incendie lointain éclaira tout à coup ses yeux, hagards comme ceux d'un moribond. Il la secoua par la manche, et tous deux s'éloignèrent en regardant fréquemment derrière eux. Ils descendirent dans un ravin, au fond duquel se traînait paresseusement un ruisseau bourbeux, tout couvert de joncs croissant sur des mottes de terre. Une fois au fond du ravin, la plaine avec le tabor des Zaporogues disparut à leurs regards; en se retournant, Andry ne vit plus rien qu'une côte escarpée, au sommet de laquelle se balançaient quelques herbes sèches et fines, et par-dessus brillait la lune, semblable à une faucille d'or. Une brise légère, soufflant de la steppe, annonçait la prochaine venue du jour. Mais nulle part on n'entendait le chant d'un coq. Depuis longtemps on ne l’avait entendu, ni dans la ville, ni dans les environs dévastés. Ils franchirent une poutre posée sur le ruisseau, et devant eux se dressa l'autre bord, plus haut encore et plus escarpé. Cet endroit passait sans doute pour le mieux fortifié de toute l'enceinte par la nature, car le parapet en terre qui le couronnait était plus bas qu'ailleurs, et l'on n'y voyait pas de sentinelles. Un peu plus loin s'élevaient les épaisses murailles du couvent. Toute la côte devant eux était couverte de bruyères; entre elle et le ruisseau s'étendait un petit plateau où croissaient des joncs de hauteur d'homme. La Tatare ôta ses souliers, et s'avança avec précaution en soulevant sa robe, parce que le sol mouvant était imprégné d'eau. Après avoir conduit péniblement Andry à travers les joncs, elle s'arrêta devant un grand tas de branches sèches. Quand ils les eurent écartées, ils trouvèrent une espèce de voûte souterraine dont l'ouverture n'était pas plus grande que la bouche d'un four. La Tatare y entra la première la tête basse, Andry la suivit, en se courbant aussi bas que possible pour faire passer ses sacs et ses pains, et bientôt tous deux se trouvèrent dans une complète obscurité.

CHAPITRE VI

Andry s'avançait péniblement dans l'étroit et sombre souterrain, précédé de la Tatare et courbé sous ses sacs de provisions.

– Bientôt nous pourrons voir, lui dit sa conductrice, nous approchons de l'endroit où j'ai laissé une lumière.

En effet, les noires murailles du souterrain commençaient à s'éclairer peu à peu. Ils atteignirent une petite plate-forme qui semblait être une chapelle, car à l'un des murs était adossée une table en forme d'autel, surmontée d'une vieille image noircie de la madone catholique. Une petite lampe en argent, suspendue devant cette image, l'éclairait de sa lueur pâle. La Tatare se baissa, ramassa de terre son chandelier de cuivre dont la tige longue et mince était entourée de chaînettes auxquelles pendaient des mouchettes, un éteignoir et un poinçon. Elle le prit et alluma la chandelle au feu de la lampe. Tous deux continuèrent leur route, à demi dans une vive lumière, à demi dans une ombre noire, comme les personnages d'un tableau de Gérard delle notti. Le visage du jeune chevalier, où brillait la santé et la force, formait un frappant contraste avec celui de la Tatare, pâle et exténué. Le passage devint insensiblement plus large et plus haut, de manière qu'Andry put relever la tête. Il se mit à considérer attentivement les parois en terre du passage où il cheminait. Comme aux souterrains de Kiew, on y voyait des enfoncements que remplissaient tantôt des cercueils, tantôt des ossements épars que l'humidité avait rendus mous comme de la pâte. Là aussi gisaient de saints anachorètes qui avaient fui le monde et ses séductions. L'humidité était si grande en certains endroits, qu'ils avaient de l'eau sous les pieds. Andry devait s'arrêter souvent pour donner du repos à sa compagne dont la fatigue se renouvelait sans cesse. Un petit morceau de pain qu'elle avait dévoré causait une vive douleur à son estomac déshabitué de nourriture, et fréquemment elle s'arrêtait sans pouvoir quitter la place. Enfin une petite porte en fer apparut devant eux.

«Grâce à Dieu, nous sommes arrivés,» dit la Tatare d'une voix faible; et elle leva la main pour frapper, mais la force lui manqua.

À sa place, Andry frappa vigoureusement sur la porte, qui retentit de manière à montrer qu'il y avait par derrière un large espace vide; puis le son changea de nature comme s'il se fût prolongé sous de hauts arceaux. Deux minutes après, on entendit bruire un trousseau de clefs et quelqu'un qui descendait les marches d'un escalier tournant. La porte s'ouvrit. Un moine, qui se tenait debout, la clef dans une main, une lumière dans l'autre, leur livra passage. Andry recula involontairement à la vue d'un moine catholique, objet de mépris et de haine pour les Cosaques, qui les traitaient encore plus inhumainement que les juifs. Le moine, de son côté, recula de quelques pas en voyant un Zaporogue; mais un mot que lui dit la Tatare à voix basse le tranquillisa. Il referma la porte derrière eux, les conduisit par l'escalier, et bientôt ils se trouvèrent sous les hautes et sombres voûtes de l'église.

Devant l'un des autels, tout chargé de cierges, se tenait un prêtre à genoux, qui priait à voix basse. À ses côtés étaient agenouillés deux jeunes diacres en chasubles violettes ornées de dentelles blanches, et des encensoirs dans les mains. Ils demandaient un miracle, la délivrance de la ville, l'affermissement des courages ébranlés, le don de la patience, la fuite du tentateur qui les faisait murmurer, qui leur inspirait des idées timides et lâches. Quelques femmes, semblables à des spectres, étaient agenouillées aussi, laissant tomber leurs têtes sur les dossiers des bancs de bois et des prie-Dieu. Quelques hommes restaient appuyés contre les pilastres dans un silence morne et découragé. La longue fenêtre aux vitraux peints qui surmontait l'autel s'éclaira tout à coup des lueurs rosées de l'aube naissante, et des rosaces rouges, bleues, de toutes couleurs, se dessinèrent sur le sombre pavé de l'église. Tout le chœur fut inondé de jour, et la fumée de l'encens, immobile dans l'air, se peignit de toutes les nuances de l'arc-en-ciel. De son coin obscur, Andry contemplait avec admiration le miracle opéré par la lumière. Dans cet instant, le mugissement solennel de l'orgue emplit tout à coup l'église entière . Il enfla de plus en plus les sons, éclata comme le roulement du tonnerre, puis monta sous les nefs en sons argentins comme des voix de jeunes filles, puis répéta son mugissement sonore et se tut brusquement. Longtemps après les vibrations firent trembler les arceaux, et Andry resta dans l'admiration de cette musique solennelle. Quelqu'un le tira par le pan de son caftan.

– Il est temps, dit la Tatare.

Tous deux traversèrent l'église sans être aperçus, et sortirent sur une grande place. Le ciel s'était rougi des feux de l'aurore, et tout présageait le lever du soleil. La place, en forme de carré, était complètement vide. Au milieu d'elle se trouvaient dressées nombre de tables en bois, qui indiquaient que là avait été le marché aux provisions. Le sol, qui n'était point pavé, portait une épaisse couche de boue desséchée, et toute la place était entourée de petites maisons bâties en briques et en terre glaise, dont les murs étaient soutenus par des poutres et des solives entrecroisées. Leurs toits aigus étaient percés de nombreuses lucarnes. Sur un des côtés de la place, près de l'église, s'élevait un édifice différent des autres, et qui paraissait être l'hôtel de ville. La place entière semblait morte. Cependant Andry crut entendre de légers gémissements. Jetant un regard autour de lui, il aperçut un groupe d'hommes couchés sans mouvement, et les examina, doutant s’ils étaient endormis ou morts. À ce moment il trébucha sur quelque chose qu'il n'avait pas vu devant lui. C'était le cadavre d'une femme juive. Elle paraissait jeune, malgré l'horrible contraction de ses traits. Sa tête était enveloppée d'un mouchoir de soie rouge; deux rangs de perles ornaient les attaches pendantes de son turban; quelques mèches de cheveux crépus tombaient sur son cou décharné; près d'elle était couché un petit enfant qui serrait convulsivement sa mamelle, qu'il avait tordue à force d'y chercher du lait. Il ne criait ni ne pleurait plus; ce n'était qu'au mouvement intermittent de son ventre qu'on reconnaissait qu'il n'avait pas encore rendu le dernier soupir. Au tournant d'une rue, ils furent arrêtés par une sorte de fou furieux qui, voyant le précieux fardeau que portait Andry, s'élança sur lui comme un tigre, en criant:

– Du pain! du pain!

Mais ses forces n'étaient pas égales à sa rage; Andry le repoussa, et il roula par terre. Mais, ému de compassion, le jeune Cosaque lui jeta un pain, que l'autre saisit et se mit à dévorer avec voracité, et, sur la place même, cet homme expira dans d'horribles convulsions. Presque à chaque pas ils rencontraient des victimes de la faim. À la porte d'une maison était assise une vieille femme, et l'on ne pouvait dire si elle était morte ou vivante, se tenant immobile, la tête penchée sur sa poitrine. Du toit de la maison voisine pendait au bout d'une corde le cadavre long et maigre d'un homme qui, n'ayant pu supporter jusqu'au bout ses souffrances, y avait mis fin par le suicide. À la vue de toutes ces horreurs, Andry ne put s'empêcher de demander à la Tatare:

– Est-il donc possible qu'en un si court espace de temps, tous ces gens n'aient plus rien trouvé pour soutenir leur vie! En de telles extrémités, l'homme peut se nourrir des substances que la loi défend.

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