Tarass Boulba - Гоголь Николай Васильевич 9 стр.


– On a tout mangé, répondit la Tatare, toutes les bêtes; on ne trouverait plus un cheval, plus un chien, plus une souris dans la ville entière. Nous n'avons jamais rassemblé de provisions; l'on amenait tout de la campagne.

– Mais, en mourant d'une mort si cruelle, comment pouvez-vous penser encore à défendre la ville?

– Peut-être que le vaïvode l'aurait rendue; mais, hier matin le polkovnik, qui se trouve à Boujany, a envoyé un faucon porteur d'un billet où il disait qu'on se défendit encore, qu'il s'avançait pour faire lever le siège, et qu'il n'attendait plus que l'arrivée d'un autre polk afin d'agir ensemble; maintenant nous attendons leur secours à toute minute. Mais nous voici devant la maison.»

Andry avait déjà vu de loin une maison qui ne ressemblait pas aux autres, et qui paraissait avoir été construite par un architecte italien. Elle était en briques, et à deux étages. Les fenêtres du rez-de-chaussée s'encadraient dans des ornements de pierre très en relief; l’étage supérieur se composait de petits arceaux formant galerie; entre les piliers et aux encoignures, se voyaient des grilles en fer portant les armoiries de la famille. Un large escalier en briques peintes descendait jusqu'à la place. Sur les dernières marches étaient assis deux gardes qui soutenaient d'une main leurs hallebardes, de l'autre leurs têtes, et ressemblaient plus à des statues qu'à des êtres vivants. Ils ne firent nulle attention à ceux qui montaient l'escalier, au haut duquel Andry et son guide trouvèrent un chevalier couvert d'une riche armure, tenant en main un livre de prières. Il souleva lentement ses paupières alourdies; mais la Tatare lui dit un mot, et il les laissa retomber sur les pages de son livre. Ils entrèrent dans une salle assez spacieuse qui semblait servir aux réceptions. Elle était remplie de soldats, d'échansons, de chasseurs, de valets, de toute la domesticité que chaque seigneur polonais croyait nécessaire à son rang. Tous se tenaient assis et silencieux. On sentait la fumée d'un cierge qui venait de s'éteindre, et deux autres brûlaient encore sur d'immenses chandeliers de la grandeur d'un homme, bien que le jour éclairât depuis longtemps la large fenêtre à grillage. Andry allait s'avancer vers une grande porte en chêne, ornée d'armoiries et de ciselures; mais la Tatare l'arrêta, et lui montra une petite porte découpée dans le mur de côté. Ils entrèrent dans un corridor, puis dans une chambre qu'Andry examina avec attention. Le mince rayon du jour, qui s'introduisait par une fente des contrevents, posait une raie lumineuse sur un rideau d'étoffe rouge, sur une corniche dorée, sur un cadre de tableau. La Tatare dit à Andry de rester là; puis elle ouvrit la porte d'une autre chambre où brillait de la lumière. Il entendit le faible chuchotement d'une voix qui le fit tressaillir. Au moment où la porte s'était ouverte, il avait aperçu la svelte figure d'une jeune femme. La Tatare revint bientôt, et lui dit d'entrer. Il passa le seuil, et la porte se reforma derrière lui. Deux cierges étaient allumés dans la chambre, ainsi qu'une lampe devant une sainte image, sous laquelle, suivant l'usage catholique, se trouvait un prie-Dieu. Mais ce n'était point là ce que cherchaient ses regards. Il tourna la tête d'un autre côté, et vit une femme qui semblait s'être arrêtée au milieu d'un mouvement rapide. Elle s'élançait vers lui, mais se tenait immobile. Lui-même resta cloué sur sa place. Ce n'était pas la personne qu'il croyait revoir, celle qu'il avait connue. Elle était devenue bien plus belle. Naguère, il y avait en elle quelque chose d'incomplet, d'inachevé: maintenant, elle ressemblait à la création d'un artiste qui vient de lui donner la dernière main; naguère c'était une jeune fille espiègle, maintenant c'était une femme accomplie, et dans toute la splendeur de sa beauté. Ses yeux levés n'exprimaient plus une simple ébauche du sentiment, mais le sentiment complet. N'ayant pas eu le temps de sécher, ses larmes répandaient sur son regard un vernis brillant. Son cou, ses épaules et sa gorge avaient atteint les vraies limites de la beauté développée. Une partie de ses épaisses tresses de cheveux étaient retenues sur la tête par un peigne; les autres tombaient en longues ondulations sur ses épaules et ses bras. Non seulement sa grande pâleur n'altérait pas sa beauté, mais elle lui donnait au contraire un charme irrésistible. Andry ressentait comme une terreur religieuse; il continuait à se tenir immobile. Elle aussi restait frappée à l'aspect du jeune Cosaque qui se montrait avec les avantages de sa mâle jeunesse. La fermeté brillait dans ses yeux couverts d'un sourcil de velours; la santé et la fraîcheur sur ses joues hâlées. Sa moustache noire luisait comme la soie.

– Je n'ai pas la force de te rendre grâce, généreux chevalier, dit-elle d'une voix tremblante. Dieu seul peut te récompenser…

Elle baissa les yeux, que couvrirent des blanches paupières, garnies de longs cils sombres. Toute sa tête se pencha, et une légère rougeur colora le bas de son visage. Andry ne savait que lui répondre. Il aurait bien voulu lui exprimer tout ce que ressentait son âme, et l'exprimer avec autant de feu qu'il le sentait, mais il ne put y parvenir. Sa bouche semblait fermée par une puissance inconnue; le son manquait à sa voix. Il reconnut que ce n'était pas à lui, élevé au séminaire, et menant depuis une vie guerrière et nomade, qu'il appartenait de répondre, et il s'indigna contre sa nature de Cosaque.

À ce moment, la Tatare entra dans la chambre. Elle avait eu déjà le temps de couper en morceaux le pain qu'avait apporté Andry, et elle le présenta à sa maîtresse sur un plateau d'or. La jeune femme la regarda, puis regarda le pain, puis arrêta enfin ses yeux sur Andry. Ce regard, ému et reconnaissant, où se lisait l'impuissance de s'exprimer avec la langue, fut mieux compris d'Andry que ne l'eussent été de longs discours. Son âme se sentit légère; il lui sembla qu'on l'avait déliée. Il allait parler, quand tout à coup la jeune femme se tourna vers sa suivante, et lui dit avec inquiétude:

– Et ma mère? lui as-tu porté du pain?

– Elle dort.

– Et à mon père?

– Je lui en ai porté. Il a dit qu'il viendrait lui même remercier le chevalier.

Rassurée, elle prit le pain et le porta à ses lèvres. Andry la regardait avec une joie inexprimable rompre ce pain et le manger avidement, quand tout à coup il se rappela ce fou furieux qu'il avait vu mourir pour avoir dévoré un morceau de pain. Il pâlit et, la saisissant par le bras:

– Assez, lui dit-il, ne mange pas davantage. Il y a si longtemps que tu n'as pris de nourriture que le pain te ferait mal.

Elle laissa aussitôt retomber son bras, et, déposant le pain sur le plateau, elle regarda Andry comme eût fait un enfant docile.

– Ô ma reine! s'écria Andry avec transport, ordonne ce que tu voudras. Demande-moi la chose la plus impossible qu'il y ait au monde; je courrai t’obéir. Dis-moi de faire ce que ne ferait nul homme, je le ferai; je me perdrai pour toi. Ce me serait si doux, je le jure par la Sainte Croix, que je ne saurais te dire combien ce me serait doux. J'ai trois villages; la moitié des troupeaux de chevaux de mon père m'appartient; tout ce que ma mère lui a donné en dot, et tout ce qu'elle lui cache, tout cela est à moi. Personne de nos Cosaques n'a des armes pareilles aux miennes. Pour la seule poignée de mon sabre, on me donne un grand troupeau de chevaux et trois mille moutons! Eh bien! j'abandonnerai tout cela, je le brûlerai, j'en jetterai la cendre au vent, si tu me dis une seule parole, si tu fais un seul mouvement de ton sourcil noir! Peut-être tout ce que je dis n'est que folies et sottises; je sais bien qu'il ne m'appartient pas, à moi qui ai passé ma vie dans la setch, de parler comme on parle là où se trouvent les rois, les princes, et les plus nobles parmi les chevaliers. Je vois bien que tu es une autre créature de Dieu que nous autres, et que les autres femmes et filles des seigneurs restent loin derrière toi.

Avec une surprise croissante, sans perdre un mot, et toute à son attention, la jeune fille écoutait ces discours pleins de franchise et de chaleur, où se montrait une âme jeune et forte. Elle pencha son beau visage en avant, ouvrit la bouche et voulut parler; mais elle se retint brusquement, en songeant que ce jeune chevalier tenait à un autre parti, et que son père, ses frères, ses compatriotes, restaient des ennemis farouches; en songeant que les terribles Zaporogues tenaient la ville bloquée de tous côtés, vouant les habitants à une mort certaine. Ses yeux se remplirent de larmes. Elle prit un mouchoir brodé en soie et, s'en couvrant le visage pour lui cacher sa douleur, elle s'assit sur un siège où elle resta longtemps immobile, la tête renversée, et mordant sa lèvre inférieure de ses dents d'ivoire, comme si elle eût ressenti la piqûre d'une bête venimeuse.

– Dis-moi une seule parole, reprit Andry, la prenant par sa main douce comme la soie.

Mais elle se taisait, sans se découvrir le visage, et restait immobile.

– Pourquoi cette tristesse, dis-moi? pourquoi tant de tristesse?

Elle ôta son mouchoir de ses yeux, écarta les cheveux qui lui couvraient le visage, et laissa échapper ses plaintes d'une voix affaiblie, qui ressemblait au triste et léger bruissement des joncs qu'agite le vent du soir:

– Ne suis-je pas digne d'une éternelle pitié? La mère qui m'a mise au monde n'est-elle pas malheureuse? Mon sort n'est-il pas bien amer? Ô mon destin, n'es-tu pas mon bourreau? Tu as conduit à mes pieds les plus dignes gentilshommes, les plus riches seigneurs, des comtes et des barons étrangers, et toute la fleur de notre noblesse. Chacun d'eux aurait considéré mon amour comme la plus grande des félicités. Je n'aurais eu qu'à faire un choix, et le plus beau, le plus noble serait devenu mon époux. Pour aucun d'eux, ô mon cruel destin, tu n'as fait parler mon cœur; mais tu l'as fait parler, ce faible cœur, pour un étranger, pour un ennemi, sans égard aux meilleurs chevaliers de ma patrie. Pourquoi, pour quel péché, pour quel crime, m’as-tu persécutée impitoyablement, ô sainte mère de Dieu? Mes jours se passaient dans l'abondance et la richesse. Les mets les plus recherchés, les vins les plus précieux faisaient mon habituelle nourriture. Et pourquoi? pour me faire mourir enfin d'une mort horrible, comme ne meurt aucun mendiant dans le royaume! et c'est peu que je sois condamnée à un sort si cruel; c'est peu que je sois obligée de voir, avant ma propre fin, mon père et ma mère expirer dans d'affreuses souffrances, eux pour qui j'aurais cent fois donné ma vie. C'est peu que tout cela. Il faut, avant ma mort, que je le revoie et que je l'entende; il faut que ses paroles me déchirent le cœur, que mon sort redouble d'amertume, qu'il me soit encore plus pénible d'abandonner ma jeune vie, que ma mort devienne plus épouvantable, et qu'en mourant je vous fasse encore plus de reproches, à toi, mon destin cruel, et à toi (pardonne mon péché), ô sainte mère de Dieu.

Quand elle se tut, une expression de douleur et d'abattement se peignit sur son visage, sur son front tristement penché et sur ses joues sillonnées de larmes.

– Non, il ne sera pas dit, s'écria Andry, que la plus belle et la meilleure des femmes ait à subir un sort si lamentable, quand elle est née pour que tout ce qu'il y a de plus élevé au monde s'incline devant elle comme devant une sainte image. Non tu ne mourras pas, je le jure par ma naissance et par tout ce qui m'est cher, tu ne mourras pas! Mais si rien ne peut conjurer ton malheureux sort, si rien ne peut te sauver, ni la force, ni la bravoure, ni la prière, nous mourrons ensemble, et je mourrai avant toi, devant toi, et ce n'est que mort qu'on pourra me séparer de toi.

– Ne t'abuse pas, chevalier, et ne m'abuse pas moi-même, lui répondit-elle en secouant lentement la tête. Je ne sais que trop bien qu'il ne t'est pas possible de m'aimer; je connais ton devoir. Tu as un père, des amis, une patrie qui t'appellent, et nous sommes tes ennemis.

– Eh! que me font mes amis, ma patrie, mon père? reprit Andry, en relevant fièrement le front et redressant sa taille droite et svelte comme un jonc du Dniepr. Si tu crois cela, voilà ce que je vais te dire: je n'ai personne, personne, personne, répéta-t-il obstinément, en faisant ce geste par lequel un Cosaque exprime un parti pris et une volonté irrévocable. Qui m'a dit que l'Ukraine est ma patrie? Qui me l'a donnée pour patrie? La patrie est ce que notre âme désire, révère, ce qui nous est plus cher que tout. Ma patrie, c'est toi, Et cette patrie-là, je ne l'abandonnerai plus tant que je serai vivant, je la porterai dans mon cœur. Qu'on vienne l'en arracher!

Immobile un instant, elle le regarda droit aux yeux, et soudain, avec toute l'impétuosité dont est capable une femme qui ne vit que par les élans du cœur, elle se jeta à son cou, le serra dans ses bras, et se mit à sangloter. Dans ce moment la rue retentit de cris confus, de trompettes et de tambours. Mais Andry ne les entendait pas; il ne sentait rien autre chose que la tiède respiration de la jeune fille qui lui caressait la joue, que ses larmes qui lui baignaient le visage, que ses longs cheveux qui lui enveloppaient la tête d'un réseau soyeux et odorant.

Tout à coup la Tatare entra dans la chambre en jetant des cris de joie.

– Nous sommes sauvés, disait-elle toute hors d'elle-même; les nôtres sont entrés dans la ville, amenant du pain, de la farine, et des Zaporogues prisonniers.

Mais ni l'un ni l'autre ne fit attention à ce qu'elle disait. Dans le délire de sa passion, Andry posa ses lèvres sur la bouche qui effleurait sa joue, et cette bouche ne resta pas sans réponse.

Et le Cosaque fut perdu, perdu pour toute la chevalerie cosaque. Il ne verra plus ni la setch, ni les villages de ses pères, ni le temple de Dieu. Et l'Ukraine non plus ne reverra pas l'un des plus braves de ses enfants. Le vieux Tarass s'arrachera une poignée de ses cheveux gris, et il maudira le jour et l'heure où il a, pour sa propre honte, donné naissance à un tel fils!

CHAPITRE VII

Le tabor des Zaporogues était rempli de bruit et de mouvement. D'abord personne ne pouvait exactement expliquer comment un détachement de troupes royales avait pénétré dans la ville. Ce fut plus tard qu'on s'aperçut que tout le kourèn de Peréiaslav, placé devant une des portes de la ville, était resté la veille ivre mort; il n'était donc pas étonnant que la moitié des Cosaques qui le composaient eût été tuée et l'autre moitié prisonnière, sans qu'ils eussent eu le temps de se reconnaître. Avant que les kouréni voisins, éveillés par le bruit, eussent pu prendre les armes, le détachement entrait déjà dans la ville, et ses derniers rangs soutenaient la fusillade contre les Zaporogues mal éveillés qui se jetaient sur eux en désordre. Le kochevoï fit rassembler l'armée, et lorsque tous les soldats réunis en cercle, le bonnet à la main, eurent fait silence, il leur dit:

– Voilà donc, seigneurs frères, ce qui est arrivé cette nuit; voilà jusqu'où peut conduire l'ivresse; voilà l'injure que nous a faite l'ennemi! Il paraît que c'est là votre habitude: si l'on vous double la ration, vous êtes prêts à vous soûler de telle sorte que l'ennemi du nom chrétien peut non seulement vous ôter vos pantalons, mais même vous éternuer au visage, sans que vous y fassiez attention.

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