– Il faudra pourtant bien que j’arrive à m’en débarrasser, mâchonnait-il entre ses dents tout en arpentant à grands pas le « portego », la longue galerie des souvenirs ancestraux, pour descendre informer Cecina qu’il ne dînerait pas au palais, ce soir. La seule idée de se retrouver en face d’Anielka de l’autre côté de la table le rendait malade. Il avait besoin d’air.
Chose curieuse étant donné l’heure, il ne trouva pas Cecina dans sa cuisine. Zaccaria lui apprit qu’elle était remontée se changer.
– Où est M. Buteau ?
– Dans le salon des Laques, je crois ? Il attend le dîner…
– Je vais l’emmener avec moi…
– Madame va dîner seule ?
– Madame fera ce qu’elle voudra : moi je sors ! Ah… j’allais oublier ! À l’avenir, Zaccaria, on ne mettra plus le couvert dans le salon des Laques mais dans celui des Tapisseries. Et que Madame n’essaie pas de modifier cet ordre sinon je ne prendrai plus un seul repas avec elle. Tu préviendras Cecina.
– Je me demande comment elle va prendre ça. Vous n’allez tout de même pas la priver de faire votre cuisine ? Elle aime tellement vous gâter !
– Tu crois que ça ne me priverait pas, moi ? fit Morosini avec un sourire. Fais en sorte que je sois obéi. Je crois d’ailleurs que ni Cecina ni toi n’aurez besoin de beaucoup d’explications.
Zaccaria s’inclina sans répondre.
Guy Buteau non plus n’avait pas besoin d’explication. Pourtant, Aldo ne put s’empêcher de la donner tandis que tous deux dégustaient des langoustes sous les lambris dorés du restaurant Quadri, choisi pour leur éviter de changer de costume – tous deux étaient en smoking ! – et pour échapper aux hordes de moustiques qui, dès le début du mois de juin, prenaient possession de la lagune en général et de Venise en particulier. Après avoir retracé pour cet ami sûr la scène qui venait de l’opposer à Anielka, il ajouta :
– Je ne supporte plus l’idée de la voir trôner dans cette pièce, à mi-chemin entre le portrait de ma mère et celui de tante Felicia. Depuis mon retour, j’ai l’impression que leurs regards se sont faits accusateurs !
– Ne vous mettez pas ce genre d’idée en tête, Aldo ! Vous êtes victime… et seulement victime d’un pénible enchaînement de circonstances, mais là où elles sont, ces hautes dames savent bien que vous n’y êtes pour rien.
– Croyez-vous ? Si je n’avais pas joué les paladins stupides dans les jardins de Wilanow et dans le Nord-Express, sans compter mes exploits à Paris et à Londres, je n’en serais pas là.
– Vous étiez amoureux : cela explique tout ! Et maintenant ? Comment comptez-vous vous en sortir ?
– Je ne sais pas trop. Je vais me contenter d’attendre les suites de mon procès devant Rome. À chaque jour suffit sa peine et je voudrais bien, à présent, m’occuper du rubis de Jeanne la Folle ! C’est beaucoup plus passionnant que mes affaires intimes… et surtout moins sordide.
– Avez-vous reçu des nouvelles de Simon Aronov ?
– C’est Adalbert qui devrait en recevoir et il ne m’a pas encore donné signe de vie.
Comme si le fait de l’évoquer l’avait attiré, une lettre de l’archéologue attendait le lendemain sur le bureau de Morosini. Une lettre que le destinataire jugea inquiétante. Vidal-Pellicorne lui-même ne cachait pas son propre souci. Non sans raison : la correspondance avec le Boiteux s’effectuait toujours via une banque zurichoise, ce qui garantissait l’impersonnalité des relations ; le courrier titulaire d’un certain numéro était transmis de part et d’autre par un anonyme, et cela à l’entière satisfaction de tout le monde. Or la dernière lettre que les deux amis avaient adressée depuis Paris venait de revenir rue Jouffroy avec un mot du « transitaire » portant pour une fois une signature lisible : celle d’un certain Hans Würmli. Celui-ci disait que ses derniers ordres portaient d’interrompre momentanément toute correspondance : autrement dit, Aronov, pour une raison connue de lui seul, ne voulait recevoir ni envoyer aucune lettre. Adalbert concluait en disant qu’il souhaitait rencontrer Aldo afin d’en discuter autrement que par téléphone.
– Eh, bon sang, il n’a qu’à venir jusqu’ici ! ronchonna Morosini. Il a du temps libre, lui, et moi je ne peux pas laisser tomber mes affaires toutes les deux minutes…
Il en avait une, justement, qui l’occupait ce jour-là, et remettait à plus tard l’examen du problème. Il aurait bien téléphoné à Adalbert mais espionner les communications, surtout internationales, était l’un des passe-temps favoris des fascistes. Adalbert le savait, et c’était la raison pour laquelle il avait pris la plume…
Sans parvenir à se vider l’esprit de cette nouvelle inquiétude, Aldo gagna l’hôtel Danieli où il avait rendez-vous avec une grande dame russe, la princesse Lobanof, aux prises comme beaucoup de ses semblables avec des difficultés financières. Des difficultés qui pouvaient se multiplier à l’infini quand la dame en question aimait le jeu. Détestant profiter de la détresse des autres, surtout d’une femme, le prince-antiquaire s’attendait à payer un prix important pour des bijoux qu’il aurait peut-être le plus grand mal à revendre avec un bénéfice même modeste.
Cette fois, pourtant, il ne regretta pas sa visite : on lui offrit un nœud de corsage en diamants ayant appartenu à l’épouse de Pierre le Grand, l’impératrice Catherine Ire. C’était peut-être l’ancienne servante d’un pasteur de Magdebourg, mais cette souveraine plus habituée dans sa jeunesse aux auberges qu’aux salons savait reconnaître les belles pierres et les rares bijoux d’elle qui restaient en circulation étaient en général d’une rare qualité.
Sachant à qui elle avait affaire, la grande dame russe avança un prix, élevé mais assez raisonnable, que Morosini ne discuta pas : il tira son carnet de chèques, libella la somme demandée et accepta la tasse de thé noir, pur jus de samovar, qu’on lui offrait pour sceller l’accord.
Il n’aimait certes pas beaucoup le thé, mais celui-là « à la russe », il le détestait. Aussi songeait-il, en quittant l’hôtel, à se rendre sur la piazza San Marco voisine pour y boire au café Florian quelque chose de plus civilisé. Il descendait le grand escalier gothique et se dirigeait vers la sortie du palace lorsque quelqu’un le rattrapa :
– Veuillez me pardonner ! Vous êtes bien le prince Morosini ?
– En effet… mais quel plaisir inattendu de vous rencontrer à Venise, baron !
Il avait reconnu du premier coup d’œil cet homme d’une quarantaine d’années, mince, blond, élégant et dont le sourire possédait un charme certain : le baron Louis de Rothschild dont, un jour de l’année précédente, il avait visité le palais de la Prinz Eugenstrasse à Vienne pour y rencontrer le baron Palmer, l’un des avatars de Simon Aronov.
– En fait, je croisais dans l’Adriatique et j’hésitais à venir vous voir quand mon yacht a tranché la question au moyen d’une panne. Je l’ai laissé à Ancône et me voici. Avez-vous un moment à me consacrer ?
– Bien sûr. Voulez-vous venir chez moi… ou bien préférez-vous rester ici où je suppose que vous êtes descendu ?
– Si je ne vous avais rencontré je serais allé au palazzo Morosini, mais êtes-vous sûr de votre entourage ? J’ai à vous dire des choses assez graves.
– Non, répondit Aldo pensant à la curiosité sans cesse en éveil – voire à l’indiscrétion ! – d’Anielka. Il serait peut-être préférable de rester ici. Les endroits tranquilles n’y manquent pas.
– Je me méfie un peu de ces endroits-là où l’on est seuls dans une pièce vide, donc obligés de baisser la voix, et où, de ce fait, on attire l’attention. C’est encore au milieu d’une foule que l’on est le plus isolé.
– J’allais boire un café chez Florian. Là, vous aurez toute la foule désirable, fit Aldo avec son sourire en coin.
– Pourquoi pas ? …
Les deux hommes, salués par les grooms, gagnèrent l’établissement qui était à lui seul une véritable institution. L’après-midi tirait à sa fin et la terrasse était pleine, mais le directeur, qui connaissait son monde, eut vite repéré ces clients exceptionnels et leur dépêcha un garçon qui leur trouva rapidement une table à l’ombre des arcades et adossée aux grandes glaces de verre gravé, leur assurant ainsi une certaine tranquillité. Au passage Aldo avait salué plusieurs personnes dont l’envahissante marquise Casati mais, grâce à Dieu, celle-ci, accompagnée du peintre Van Dongen, son amant depuis longtemps, trônait au milieu d’une sorte de cénacle bruyant où il eût été bien difficile de trouver place. Aldo eut droit à un grand sourire accompagné d’un geste de la main, répondit par une courtoise inclinaison du buste et se félicita d’un état de choses si favorable.
Ce fut seulement après avoir dégusté un premier capuccino que le baron, sans changer de ton, demanda :
– Sauriez-vous, par hasard, où est passé Simon… je veux dire le baron Palmer ?
– J’allais vous poser la question. Non seulement je n’ai plus de nouvelles, mais la dernière lettre que j’ai envoyée n’a pas été transmise.
– Où l’aviez vous adressée ? … Avant que vous me répondiez, il faut que vous sachiez que je suis au courant de l’histoire du pectoral et de votre quête courageuse. Simon sait combien je suis attaché au retour de notre peuple à la mère patrie…
– Je n’en doute pas. J’ai même supposé que vous assistiez cette recherche sur le plan financier.
– Moi et quelques autres, la plupart appartenant à notre vaste famille… Mais revenons à ma question : où envoyiez-vous votre courrier ?
– Une banque à Zurich, mais mon associé dans cette affaire, l’archéologue français Adalbert Vidal-Pellicorne, vient de m’écrire la lettre que voici. Toute correspondance doit être interrompue.
– Je vois, fit Rothschild après avoir lu. C’est très inquiétant. Je suis… presque persuadé qu’il est en danger.
– Sur quoi fondez-vous cette impression ?
– Sur le fait que nous devions partir ensemble. Cette croisière que je viens d’interrompre avait plusieurs buts, mais le principal se situait en Palestine. Notre terre, vous le savez, a été placée sous mandat britannique en 1920 mais, depuis une cinquantaine d’années, les sionistes ont implanté là-bas une vingtaine de colonies destinées à faire produire la terre. En fait, elles ont surtout vécu grâce à l’aide puissante de mon parent, Edmond de Rothschild. Cependant, tout cela est loin d’être satisfaisant. Le haut-commissaire nommé par Londres, sir Herbert Samuel, est un homme plein de bonne volonté décidé à faire régner la meilleure paix possible entre musulmans et Juifs tout en reconnaissant à ceux-ci un certain droit à une existence légale et à la formation d’un État ; mais les fonds manquent dans nos petites communautés et c’est cela que nous allions leur porter, Simon et moi. Lui, en outre, s’était chargé de ranimer l’espoir en laissant entendre que le pectoral, auquel ne manque plus qu’une pierre, pourrait peut-être bientôt opérer son retour triomphal. C’est vous dire à quel point il était attaché à ce voyage. Or, je l’ai attendu en vain dans le port de Nice où nous devions nous rejoindre…
– Il n’est pas venu ?
– Non. Et rien, pas un mot pour expliquer cette absence. J’ai attendu autant que je l’ai pu mais un important rendez-vous était arrêté… au large de Jaffa et j’ai dû prendre la mer. C’est au retour que j’ai pensé à venir vers vous pour essayer d’en savoir un peu plus. Malheureusement, vous n’avez pas l’air plus informé que moi.
– À quoi pensez-vous, en ce moment ? Croyez-vous qu’il soit… mort ?
L’étroit et sensible visage du baron Louis que le souci plissait s’éclaira d’une sorte de lumière intérieure :
– C’est l’hypothèse la plus plausible… et cependant je ne peux y croire. Je le connais bien, vous savez, et il m’est très cher. Il me semble que s’il avait cessé d’exister… je le sentirais.
– Dieu vous entende !
– D’ailleurs, n’est-il pas, depuis peu il est vrai, débarrassé de son pire ennemi ? Le comte Solmanski est mort pour ne pas affronter un procès criminel… C’est un soulagement, croyez-moi !
Morosini garda un instant le silence tandis que son regard effleurait tous ces gens rassemblés là, discutant avec animation autour des guéridons de marbre, flirtant, rêvant ou se laissant porter par la musique de l’orchestre. Tous goûtaient au soleil déclinant un moment de paix et d’insouciance tandis qu’entre son compagnon et lui-même s’amassaient des ombres inquiétantes. Il s’interrogeait sur ce qu’il convenait de faire. Devait-il révéler qu’il soupçonnait Solmanski d’être beaucoup plus vivant qu’on ne l’imaginait ?
Soudain, ses yeux se fixèrent : deux femmes étaient en train de s’installer à quelques tables de la leur que les longues feuilles vertes d’un palmier en pot leur dissimulaient en partie. L’une était vêtue de noir avec une toque de crêpe prolongée d’une écharpe glissant autour du cou, l’autre de gris et de rouge foncé. Elles semblaient s’entendre à merveille. Il perçut même un éclat de rire de l’une d’elles et une vague de dégoût lui emplit la bouche d’amertume parce que ces deux femmes, c’étaient Anielka et Adriana Orseolo. Il claqua des doigts pour appeler le garçon et commanda une fine à l’eau, après avoir demandé au baron s’il en désirait une. Celui-ci l’observait avec inquiétude :
– Non merci. Mais… vous ne vous sentez pas bien ?
Tirant son mouchoir, Aldo s’épongea le front d’une main qui tremblait un peu. Il avait l’impression de se trouver au centre d’une conspiration aux invisibles tentacules, mais un sursaut l’en tira et du même coup dicta sa décision :
– Ce n’est rien, soyez tranquille. Je crains, cependant, de devoir vous apprendre une nouvelle désagréable : je soupçonne Solmanski d’être encore de ce monde. Bien sûr je n’ai aucune certitude, mais…
– Vivant ? C’est impossible.
– À lui rien n’est impossible. N’oubliez pas qu’il dispose de la fortune de Ferrals, qu’il a aussi des hommes de main dont j’ignore le nombre mais surtout une famille : un fils que les scrupules n’ont jamais étouffé, une fille… peut-être la créature la plus dangereuse que j’aie jamais rencontrée.
– Vous la connaissez ?
– Je l’ai même épousée. Elle est à quelques pas de nous : cette jeune femme qui porte une toque de crêpe noir et qui bavarde avec une personne en gris. Celle-là est à la fois ma cousine… et la meurtrière de ma mère par amour pour Solmanski dont elle était la maîtresse.
Le sang-froid de Louis de Rothschild était quasi légendaire mais, en écoutant Morosini, ses yeux s’agrandirent comme s’il se trouvait en face de toute l’horreur du monde. Pensant qu’il le prenait peut-être pour un fou, Aldo eut un petit rire :
– J’ai toute ma raison, baron, soyez-en certain. C’est vrai que ce qui me tient lieu de famille semble une assez bonne copie de celle des Atrides…
– Comment pouvez-vous supporter pareille situation ?
– Mais je ne la supporte pas. Aussi ai-je déjà entrepris d’essayer d’en sortir… d’une façon ou d’une autre…
– Qu’envisagez-vous ? émit le baron Louis avec une note d’inquiétude.
– Rien qui soit contraire à la loi de Dieu ou même des hommes ! À moins que l’on ne m’y oblige, auquel cas je paierai le prix. Aujourd’hui, c’est le sort de Simon qui est important. Je comptais sur lui pour m’aider à retrouver la piste du rubis, la dernière pierre manquante. J’ai saisi un fil, en Espagne, mais ce fil s’est cassé…
– À quel endroit ? Où en êtes-vous ?
– À l’empereur Rodolphe II. Je sais que la pierre a été achetée pour lui. En sauriez-vous davantage ?
– Savez-vous qui l’a achetée pour l’Empereur ?
– Oui : le prince Khevenhüller, alors son ambassadeur à Madrid.
– Dans ce cas, il n’y a aucun doute : la pierre a bien été remise au souverain et il ne servirait à rien de compulser les archives d’Hochosterwitz, la forteresse que Georges Khevenhuller a bâtie en Carinthie à la fin du XVI esiècle.
– Je ne pensais pas que le nom de l’acheteur pût avoir de l’importance ?
– Oh si ! La passion collectionneuse de l’Empereur était bien connue. Il était facile de se servir de ses deniers… et de garder pour soi, mais pas un Khevenhuller. C’est donc dans le trésor qu’il faut chercher et ce n’est pas le plus simple. Tout n’est pas resté à Prague, tant s’en faut.
– Ça, je le sais. En outre, un spécialiste des objets ayant appartenu à Jeanne la Folle – dont le rubis ! – jure que l’Empereur ne le possédait plus à sa mort…
– La pierre a appartenu à la mère de Charles Quint ?
– C’est certain. Elle la porte même sur l’un de ses portraits.
– Comme c’est étrange ! En tout cas, je ne vois pas comment votre informateur peut être certain qu’il n’était pas dans le trésor. J’imagine mal un collectionneur aussi passionné que Rodolphe se défaisant d’une pièce d’une telle importance, surtout venant de sa propre famille ? En outre, c’était l’homme le plus secret, le plus imprévisible qui soit. Ce rubis a dû être l’un de ses plus chers trésors. Je le verrais assez bien le cachant quelque part. Avec d’autres pierres, peut-être ? Je crois savoir qu’il y en a d’autres qui n’ont jamais été retrouvées.