– Il aurait pu l’offrir à quelqu’un de cher ? Une femme ?
– La seule qu’il ait vraiment aimée ne se serait jamais parée d’un tel joyau !
– Que reste-il comme solution ? Démolir le château du Hradschin pierre par pierre pour découvrir une cachette… qui n’existe peut-être pas ?
– Tout de même pas, sourit le baron. Je crois, moi, qu’il faut étudier d’aussi près que possible la vie de Rodolphe…. Encore que nous ne puissions être certains que les Suédois, lorsqu’ils ont pris Prague en 1648, n’aient pas déniché cette hypothétique cachette.
– En ce cas, le rubis aurait été placé dans le trésor suédois, or la reine Christine, lorsqu’elle a abandonné le trône, a emporté les plus beaux bijoux et quelques autres babioles. Elle n’aurait eu garde d’oublier une telle merveille. Je connais le cheminement de son héritage, légué au cardinal Odescalchi, à Rome, et vendu ensuite, en 1721, au régent de France, Philippe d’Orléans. Mon ami Vidal-Pellicorne a déjà inventorié la succession du Régent. Une partie de ses joyaux a rejoint ceux de la Couronne. Je possède le catalogue complet de ceux-ci : le rubis n’y est pas. Quant à la famille d’Orléans actuelle, si elle le détenait, les collectionneurs le sauraient. Évidemment, il y a aussi l’hypothèse du vol, mais je n’y crois guère. On faisait bonne garde chez l’Empereur et un vol de cette importance aurait été durement puni. Non, cette sacrée pierre paraît s’être volatilisée entre les mains de Rodolphe II… et moi, il ne me reste plus qu’à me taper la tête contre les murs !
– Ce serait dommage, fit le baron avec un sourire indulgent. Mais pour en revenir à un vol éventuel, vous pensez bien que, depuis le temps, la pierre aurait fait surface à un moment ou à un autre, et je peux vous assurer que dans ma famille on l’aurait appris. Vous savez avec quelle passion nous traquons objets rares et pierres anciennes. Or jamais aucun de nous ne l’a vu s’inscrire à son horizon. Aussi, j’en viens à une idée toute simple : pourquoi le rubis ne serait-il pas toujours à Prague ?
– Simon l’aurait su. Or, j’ai entendu dire à Vienne qu’il possédait une propriété en Bohême…
– C’est vrai, mais c’est assez loin de Prague. Près de Krumau, si je me souviens bien. Elle a été léguée au « baron Palmer » par une femme dont je tairai le nom. La seule, me semble-t-il, qu’il ait jamais aimée. C’est pourquoi il aime à y résider parfois. Non, oublions Simon pour l’instant et tâchons de retrouver une piste ! Je peux me tromper mais je… oui, je pense que le rubis doit être encore quelque part en Bohême.
– Seriez-vous voyant ? sourit à son tour Morosini.
– Dieu m’en garde, mais pour qui connaît notre histoire et nos traditions, Prague est d’une grande importance. Vous savez sans doute qu’elle forme la plus haute pointe du triangle hermétique dont Lyon et Turin sont les autres angles. Toutes trois se ressemblent. Elles sont bourrées de passages secrets, de ruelles tortueuses, mais c’est Prague la ville magique.
– À cause de Rodolphe et de sa cour de mages, de sorciers, d’alchimistes et de faiseurs d’or ?
– Ça c’est la légende, elle l’était bien avant lui. Notre tradition dit qu’après le sac de Jérusalem, certains Juifs emportant avec eux quelques pierres du Temple incendié par Titus y ont arrêté leur errance. De ces moellons apportés de si loin ils ont construit une synagogue, la plus ancienne de toutes, celle qui s’appelle aujourd’hui Vieille Nouvelle. Vous la verrez si vous allez là-bas… et je crois que vous irez.
Le regard de Rothschild s’évadait. Sa voix se faisait lointaine, comme s’il contemplait une image vénérée.
– J’y songeais… fit doucement Morosini.
– Quelque chose me dit que vous ne le regretterez pas. Il m’arrive d’avoir des intuitions. Celle que j’éprouve est très forte, au point que j’aimerais pouvoir aller à Prague avec vous. Cela m’est malheureusement impossible pour le moment, mais je vais essayer de vous aider.
D’un porte-cartes en galuchat à coins d’or, il tira un bristol à son nom, écrivit quelques mots et enferma le tout dans une enveloppe qu’il colla avec soin. Ensuite, il arracha d’un calepin un feuillet sur lequel il inscrivit un nom, une adresse. C’est ce papier qu’il remit en premier à son compagnon.
– Pouvez-vous retenir ce nom et cette adresse ?
– J’ai une excellente mémoire, dit Aldo qui photographiait le bref texte, devinant qu’on ne le lui donnerait pas. J’ai vu et je n’oublierai pas !
Le baron alors craqua une allumette, fit brûler le mince papier dans une soucoupe et, quand il fut consumé, écrasa les cendres avec une petite cuillère afin qu’elles devinssent fines et impalpables. Après quoi, il souffla dessus et les regarda s’envoler comme de petites mouches noires. Alors seulement, il tendit l’enveloppe à Aldo :
– Vous lui remettrez ceci et j’ose espérer qu’il vous recevra.
– Ce n’est pas certain ?
– Rien n’est jamais certain avec lui. Même ma recommandation peut rester lettre morte. C’est un personnage étonnant… difficile, que le présent n’intéresse pas. Il jouit d’un profond respect. On dit qu’il possède d’étranges pouvoirs et même le secret de l’immortalité.
– Simon le connaît ?
– De réputation j’en suis certain, mais je ne crois pas qu’ils se soient rencontrés. Peut-être parce que Simon ne l’a pas voulu. Il sait trop les dangers et la violence qu’il traîne après lui pour oser risquer d’y mêler un être de cette hauteur…
– Et moi je vais oser ce… sacrilège ?
– Il n’y a plus d’autre moyen, soupira le baron Louis. Au point où nous en sommes, vous avez besoin de son aide… Un conseil, cependant : ne vous embarquez pas seul dans cette aventure ! Dans une ville comme Prague le danger peut venir de n’importe où, il faut pouvoir garder ses arrières.
– Entendu. Et pour Simon, que faisons-nous ?
– Je n’en ai aucune idée. En ce qui vous concerne, vous pouvez aller à Krumau, mais soyez prudent ! Il se peut que Simon ait choisi de s’enterrer volontairement et qu’une recherche l’indispose. De mon côté, je compte faire appel aux autres branches de la famille. Certains le connaissent, l’estiment et, sachez-le, notre service d’informations familial fonctionne aussi bien qu’au temps où notre ancêtre Mayer Amschel tirait, depuis sa boutique de changeur à Francfort, les cinq flèches dont nous avons fait nos armoiries… ses cinq fils lancés à tous les horizons de l’Europe…
– Nous reverrons-nous ?
Le baron ne répondit pas. L’homme qui était le plus proche d’eux venait de replier son journal et demandait son addition au garçon. Rothschild attendit que le serveur se fût éloigné pour répondre :
– Peut-être. Pas dans l’immédiat cependant. Je quitte Venise demain matin pour rejoindre Ancône où, je l’espère, on en aura fini avec mon avarie. Je vous donnerai des nouvelles. Si j’en ai…
À ce moment, l’expression toujours si paisible de son visage se teinta d’une sorte d’effroi :
– Oh, mon Dieu ! Je crois que vous allez avoir une visite. Voulez-vous me permettre de m’éclipser un peu vite ?
En effet, voguant sur la vaste terrasse encombrée comme un navire de haut bord au milieu des petits bateaux rassemblés dans un port, sa tête arrogante empanachée d’une précieuse forêt de plumes de paradis et traînant après elle des mousselines écarlates, la marquise Casati, intriguée sans doute par la longue conversation des deux hommes, se dirigeait avec décision vers leur table. Le baron Louis se leva, serra la main de Morosini, s’inclina devant la dame avec la grâce d’un maître de ballet du XVIII esiècle et, se faufilant entre les tables, disparut bientôt dans les lointains déjà bleutés du crépuscule. Aldo, cependant, se levait aussi, mais ce fut pour se courber sur la longue main constellée de rubis et de perles qui s’offrait à ses lèvres :
– Je ne me trompe pas, fit la marquise, c’est un Rothschild, ce gentilhomme ?
– Oui, le baron Louis. La branche viennoise…
– Je me disais aussi… Et c’est moi qui le fais fuir ?
– Il ne fuit pas, il repart. Son yacht est en panne à Ancône et il est juste venu faire un tour ici pour passer le temps. Je l’ai connu à Vienne et nous nous sommes rencontrés par hasard dans le hall du Danieli… Satisfaite ?
Les grands yeux noirs abondamment charbonnés de Luisa Casati considérèrent Morosini d’un air un peu contrit :
– Vous trouvez que je suis trop curieuse, n’est-ce pas ? Mais, cher Aldo, je suis surtout votre amie et je viens vous donner un bon avis : vous ne devriez pas laisser votre femme s’afficher ainsi…
S’il était une chose dont Morosini avait horreur, c’était que l’on s’occupe de sa vie privée quand lui-même n’en parlait pas. Il releva un sourcil insolent :
– Prendre un verre chez Florian au coucher du soleil, et avec une cousine, n’a rien de bien choquant, il me semble ?
– Ne montez pas sur vos grands chevaux ! D’abord, tout Venise sait que vous êtes brouillé à mort avec Adriana Orseolo, ce qui n’a rien d’étonnant après son escapade romaine…
– Chère Luisa, coupa Aldo, ne me dites pas que vous avez rejoint l’escadron revêche des douairières qui, oubliant les galipettes de leur jeunesse, fusillent de leurs face-à-main d’or celles qui s’offrent quelques intermèdes galants ?
– Bien sûr que non. J’aurais mauvaise grâce à lui reprocher son valet grec alors que moi-même je… oui, enfin, laissons cela ! Ce qui est plus gênant, pour nous autres vieux Vénitiens, ce sont ses relations actuelles, relations qu’elle semble partager avec votre épouse. Regardez !
Du pas pompeux d’un coq à la parade, bombant le torse sous le drap d’uniforme, les bottes noires étincelantes et le calot penché de façon à dissimuler une calvitie bien décidée à gagner la partie, le commendatore Ettore Fabiani, tentacule arrogant du Fascio étendu sur Venise, venait de rejoindre la table des deux femmes et, la lippe gourmande, l’œil allumé, s’inclinait sur la main d’Anielka avant de prendre place auprès d’Adriana avec laquelle il semblait entretenir les meilleures relations.
– On chuchote, souffla la Casati sur le mode orageux, qu’il ne manque pas une occasion de se trouver en compagnie de votre femme. Il en serait même… très amoureux !
– Qu’est-ce qui lui prend ? Il n’a plus peur de déplaire à son maître en courtisant la fille d’un homme traduit en justice pour ses crimes ? fit Morosini sarcastique.
– Le temps a coulé. Et puis Solmanski s’est suicidé, donc l’honneur est sauf, selon lui. Reste une fort jolie femme devant laquelle ce gros matou vicieux se pourlèche. Ce qui ne l’empêche pas d’entretenir d’excellentes relations avec la comtesse Orseolo. Je trouve d’ailleurs à cette chère Adriana une mine plus prospère depuis quelques jours…
En dépit de leur apparence venimeuse, les paroles de la Casati, Aldo en était persuadé, n’étaient inspirées que par un réel désir de l’aider.
– Si je vous connais bien, Luisa, vous devez garder dans votre manche un bon conseil à mon intention ?
Elle lui offrit un sourire qui, en dépit de son maquillage outrancier et de ses voiles tragiques, gardait l’espièglerie de l’enfance :
– Pourquoi pas ? … Sauvez les apparences, Aldo ! Pour le reste j’ai toujours une ou deux panthères à votre disposition. Si on les laisse à jeun, il ne fait pas bon s’en approcher… et un accident est si vite arrivé !
C’était tellement énorme qu’Aldo ne put s’empêcher de rire bien qu’il sût la Casati, grande éleveuse de fauves et même de serpents, toujours prête à obliger un ami dans l’embarras. Aldo se leva, prit sa main et la baisa :
– J’espère y arriver par des moyens moins drastiques… mais merci tout de même ! À présent, pardonnez-moi de vous raccompagner à votre table, je vais faire le ménage du jour-Ayant remis la marquise aux mains de son peintre préféré, Morosini opéra un demi-tour et piqua droit sur la table des deux femmes. Là, sans se donner seulement la peine de saluer, il saisit le poignet d’Anielka entre des doigts devenus soudain aussi durs que le fer :
– Saluez vos amis, ma chère, et venez ! Vous oubliez que nous donnons à dîner ce soir…
Le ton n’avait rien d’affectueux et la jeune femme réprima un gémissement. Cependant, elle se levait.
– Vous me faites mal, murmura-t-elle.
– Désolé, mais je suis pressé. Ne vous dérangez pas, commendatore, ajouta-t-il avec un sourire dédaigneux. Je m’en voudrais de troubler vos plaisirs…
Et avant que l’autre ait seulement eu le temps de soulever sa masse, il entraînait Anielka pour rejoindre la gondole qui l’attendait au quai des Esclavons. La jeune femme tenta de se dégager mais il la tenait et, sous peine de causer un esclandre, elle fut bien obligée de suivre :
– Vous êtes devenu fou ? lança-t-elle furieuse tandis qu’il la faisait embarquer.
– C’est une question que je pourrais vous poser : vous n’êtes pas un peu folle de vous afficher ainsi avec Fabiani, sans compter cette femme dont vous savez parfaitement que je l’ai chassée ? Vous tenez à ce que Venise tout entière vous méprise ?
Elle se pelotonna dans l’un des sièges recouverts velours et se mit à pleurer :
– Qu’est-ce que ça peut vous faire ? J’ai bien le droit de vivre à ma guise ?
– Non. Pas tant que vous porterez mon nom. Après…
Le geste qu’Aldo ébauchait traduisait bien son désintérêt total de cet « après », et cela ralluma la colère d’Anielka :
– Il n’y aura pas d’après ! Que cela vous plaise ou non, il vous faudra bien accepter mon enfant pour votre héritier et moi je resterai !
– Votre enfant ? … Brusquement, Aldo éclata de rire.
– J’espère pour vous qu’il ne ressemblera pas à Fabiani… Vous auriez bonne mine !
Indifférent à la colère de la jeune femme et même aux épaules rétrécies de Zian qui conduisait et qui, de toute évidence, aurait souhaité disparaître, Aldo riait encore lorsque l’on aborda les marches du palazzo Morosini, mais ce n’était plus le rire spontané, amusé, du début. Il y entrait de la colère et du désespoir. En pénétrant dans la maison, il tourna le dos à Anielka et se dirigea vers son bureau pour annoncer à Guy Buteau qu’il partait le lendemain matin et qu’une fois de plus, le fidèle ami aurait à veiller sur les affaires et les intérêts de la firme Morosini.
Tout en enfermant le nœud de corsage de la tsarine dans son énorme coffre médiéval qu’il avait fait perfectionner pour qu’il devienne le plus moderne et le plus inviolable des coffres-forts, Aldo donna ses dernières directives à son ami, mais sans éprouver l’excitation, la joie qui préludaient toujours à l’un de ses départs en expédition. Ce voyage-là serait plus dangereux que les autres. Cela tenait peut-être à l’aura sanglante, barbare et même hors nature qui émanait de ce rubis. Il ne s’en effrayait pas : la mort ne lui avait jamais fait peur, par inconscience d’abord lorsqu’il était très jeune, et maintenant parce que, depuis l’intrusion des Solmanski dans sa vie intime, il trouvait à celle-ci beaucoup moins de charme que par le passé. La sourde inquiétude qui le rongeait s’adressait aux rares êtres qu’il aimait : Guy, Cecina, Zaccaria et ses autres serviteurs. S’il ne revenait pas, il fallait qu’il les mette à l’abri des entreprises d’Anielka et des siens.
Buteau connaissait trop bien son ancien élève pour ne pas ressentir son état d’esprit :
– Inutile de demander si vous partez à la recherche de la dernière pierre, Aldo, mais j’ai l’impression que, cette fois, vous le faites sans joie. Je me trompe ?
– Non, pourtant le goût de la chasse est toujours aussi ardent en moi, la curiosité toujours aussi aiguë, mais ce que je laisse ici commence à me faire horreur. Une maladie mortelle, un ver ignoble ronge l’arbre fier et vivant qu’était cette demeure. Si je ne revenais pas…
– Ne dites pas une chose pareille ! protesta Guy d’une voix soudain altérée. Je vous l’interdis comme tous ici vous l’interdiraient. Vous « devez » revenir, sinon rien n’aurait plus de sens !