Le rubis de Jeanne la Folle - Жюльетта Бенцони 18 стр.


De longues minutes passèrent. Le grand rabbin s’était assis dans son haut fauteuil de bois noir et, le menton dans sa main, semblait perdu dans une rêverie. Il en sortit pour aller consulter un rouleau d’épais papier jauni qu’il prit dans une bibliothèque placée derrière lui et déroula à deux mains. Au bout d’un moment, il remit tout en place et revint à son visiteur :

– Ce soir, à minuit, dit-il, fais-toi conduire devant le château royal. À droite de la grille monumentale tu trouveras, dans un renfoncement des bâtiments, l’entrée des jardins. C’est là que je te rejoindrai…

– Le château royal ? Mais… n’est-il pas à présent la résidence du président Masaryk ?

– C’est justement pour éviter l’entrée principale et les sentinelles que je te donne rendez-vous là. De toute façon, le bâtiment où nous nous rendrons est fort à l’écart du siège de la République. C’est dans le passé que je t’emmènerai et nous n’aurons rien à craindre du présent… Va maintenant, et sois exact ! À minuit…

– J’y serai.

Morosini se retrouva dehors avec l’impression de remonter, justement, de cette plongée dans le passé qu’on lui annonçait pour la nuit suivante. L’animation de la rue le remit d’aplomb. Un marché s’y tenait et c’était, comme à Whitechapel, un étonnant mélange de fripiers, de marchands de légumes, de musiciens ambulants, de savetiers, de marchands de poulets et d’une infinité de petits métiers mais le beau soleil, les arbres en pleines feuilles et les sureaux en fleur du vieux cimetière mettaient une note joyeuse et une grâce que ne possédait pas le quartier juif anglais. Il erra pendant un moment au milieu de ce joyeux désordre, entra par habitude dans la boutique d’un brocanteur qui semblait un peu moins crasseuse que les autres – il lui était déjà arrivé de trouver des objets étonnants dans des échoppes de ce genre —marchanda pour obéir à la tradition un flacon en verre de Bohême d’un beau rouge profond déclaré du XVIII ealors qu’il était en fait du XIX emais qui méritait largement son prix. En bon Vénitien il aimait les verreries et admettait volontiers que l’on pût trouver, en France ou en Bohême, d’aussi belles choses qu’à Murano.

Midi sonnant à l’horloge du beffroi posa à Morosini un problème : devait-il rentrer déjeuner à l’hôtel ? La réponse fut non : retourner à l’Europa, c’était risquer de retomber dans les pattes de l’Américain. Il se décida pour la Brasserie Mozart, la plus belle de la vieille ville. Son projet pour l’après-midi, alors qu’il dégustait un goulasch à réveiller un mort tant le cuisinier s’était montré généreux en paprika, était d’aller repérer les lieux de son expédition nocturne. Il se ferait conduire en voiture sur le Hradschin, visiterait ceux des palais accessibles au public et aussi la célèbre cathédrale Saint-Guy. Restait la façon dont il emploierait sa soirée. Comment faire pour échapper à l’inquisition de Butterfield qui occuperait le bar jusqu’à une heure avancée de la nuit ! Or il était très possible de surveiller, depuis le bar, la sortie de l’hôtel….

Soudain, le regard d’Aldo s’arrêta sur une petite affiche placée dans un cadre en bois verni. Elle annonçait une représentation de Don Giovannipour le soir même. C’est du moins ce qu’il crut comprendre. Appelé à la rescousse, le garçon qui le servait confirma : ce soir, le Théâtre de États donnait un gala. Et comme c’était la salle où la pièce avait été créée en 1787, ce serait certainement une belle soirée.

– Vous pensez qu’il serait encore possible d’avoir des places ?

– Cela dépend du nombre.

– Une seule.

– Oui, je serais fort étonné que Monsieur n’ait pas satisfaction. Si Monsieur est descendu dans un grand hôtel, le portier pourrait se charger de la réservation…

– Bonne idée ! Appelez-moi donc l’Europa au téléphone…

Quelques instants plus tard, Morosini avait sa place, achevait son repas par un café honorable puis demandait une voiture. Il commença par se faire conduire au Théâtre des États afin d’en repérer l’emplacement, puis, de là, directement à l’entrée du château royal. Doué, en effet, d’un sens très vif de l’orientation, il était sûr de retrouver le chemin sans erreur une fois celui-ci parcouru. Et, ce soir, la seule solution pour ne pas éveiller les curiosités serait de prendre sa propre voiture.

L’après-midi passa rapidement. Pour un amateur d’art, la visite de la colline royale possédait de quoi contenter les plus difficiles sans compter l’admirable panorama sur la « ville aux cents tours » dont les toits de cuivre, verdis par le temps, gardaient par endroits un peu de l’éclat qui avait fait surnommer Prague la Cité dorée. Les quelques bâtiments modernes se fondaient dans la splendeur des anciennes constructions et la longue courbe de la Moldau avec ses vieux ponts de pierre et ses îles verdoyantes ceinturait les anciens quartiers d’un ruban bleuté où le soleil allumait des étincelles. La capitale bohémienne ressemblait à un bouquet de fleurs paré d’innocence. Pourtant, Morosini le savait, cette ville avait de tous temps attiré les manifestations du surnaturel. Les traditions païennes s’y étaient mêlées à celles de la Kabbale juive et aux croyances les plus obscures du christianisme. Elle avait été le refuge des sorciers, des démons, des mages et des alchimistes que faisaient proliférer les richesses minérales de la terre. Quant à ce palais cerné de jardins dominant toutes choses du haut de sa colline c’était bien l’endroit susceptible de séduire un empereur épris de beauté, de fantastique et de rêve, mais craignant autant les hommes que les dieux et qu’une prime jeunesse passée dans la lugubre cour de son oncle, Philippe II d’Espagne, éclairée par les flammes des bûchers de l’Inquisition, avait prédisposé à la mélancolie, à la solitude et qui détestait plus que tout l’exercice du pouvoir. Pourtant, ce souverain presque étranger à sa fonction inspirait un prodigieux respect à ses sujets. Cela tenait surtout à sa majesté naturelle, à la noblesse de ses attitudes, à son silence car il parlait peu, et surtout à son regard énigmatique dont personne n’était capable de déchiffrer la vérité… Une chose était certaine : cet homme, jamais, n’avait connu le bonheur et la présence du rubis maléfique au milieu de ses fabuleux trésors n’y était peut-être pas étrangère…

C’était à lui que songeait Morosini en rentrant à l’Europa. Il était même tellement captif du sortilège dégagé par ce qu’il avait vu et devait revoir au cœur de la nuit, qu’il en avait oublié son Américain. Pourtant, il était là, fidèle au poste, installé au bar, et quand Aldo l’aperçut il était trop tard mais, grâce à Dieu, Aloysius semblait s’être trouvé une autre victime : il discutait avec un homme mince et brun, de type méditerranéen.

En se précipitant vers l’ascenseur, Aldo éprouva l’impression fugitive de l’avoir déjà vu quelque part… Mais il avait rencontré tellement de gens divers dans ses nombreux voyages qu’il ne chercha pas à creuser la question.

Quand il déboucha dans le hall, Butterfield qu’il trouva devant lui considéra avec stupeur ses six pieds d’aristocratique splendeur avant de s’exclamer :

– Gee ! … Qu’est-ce que vous êtes beau ! Et où allez-vous comme ça ?

– Je sors, comme vous voyez ! Et vous me permettrez de ne pas me faire le confident de mes rendez-vous ?

– Oui oui, bien sûr ! Eh bien, bonne soirée, grogna l’Américain déçu.

L’automobile, demandée par téléphone, attendait devant l’hôtel. Aldo prit place au volant, alluma une cigarette et démarra en douceur. Quelques instants plus tard, il se garait devant le théâtre où il pénétra en même temps qu’une assistance élégante qui n’avait rien à envier à celles fréquentant les Opéras de Paris, de Vienne, de Londres ou le cher théâtre de la Fenice à Venise. La salle était ravissante avec ses tons verts et or, un peu passés mais le charme n’en était que plus présent… En revanche, lorsqu’il consulta le programme, Morosini retint un juron : la cantatrice qui devait interpréter le rôle de Zerlina n’était autre que le rossignol hongrois qui, durant quelques semaines, l’avait aidé à moins s’ennuyer vers la fin de l’hiver de l’année précédente. Du coup, il regretta que le zèle de son portier d’hôtel ait obtenu pour lui une trop bonne place : si jamais Ida s’apercevait de sa présence, elle allait en conclure Dieu sait quelle romance à son avantage personnel et il aurait toutes les peines du monde à s’en débarrasser !

Il faillit se lever pour chercher une autre place, mais la salle était déjà pleine. Quant à repartir, il ne pouvait tout de même pas errer en habit dans des brasseries ou autre tavernes pour attendre minuit ? Il se rassura vite, cependant : la dame qui vint prendre place auprès de lui, flanquée d’un petit monsieur incolore, était une imposante personne débordant à la fois de chairs plantureuses et d’une abondance de plumes noires pour lesquelles on avait dû dépouiller tout un troupeau d’autruches. Morosini, en dépit de sa taille, disparut en partie derrière cet écran providentiel, s’y trouva bien et put apprécier paisiblement la divine musique du divin Mozart. Jusqu’à la fin de l’entracte tout au moins !

Quand la salle se ralluma, il se dépêcha de vider les lieux pour prendre un verre au bar en grignotant un ou deux bretzels – il n’avait pas pris le temps de dîner – mais hélas, quand il regagna sa place il y trouva aussi une ouvreuse nantie d’un billet qu’elle lui remit avec un coup d’œil complice : il était bel et bien repéré.

« Comme c’est gentil d’être venu ! écrivait la Hongroise. Naturellement nous soupons ensemble ? Viens me chercher après le spectacle. Amour toujours ! Ton Ida. »

Voilà ! C’était la catastrophe. S’il ne répondait pas d’une façon ou d’une autre à l’invite de son ancienne maîtresse, elle était capable de le chercher dans toute la ville et il passerait pour un abominable mufle ! Ce soir, au moins, il faudrait qu’elle se passe de lui. Tout l’or du monde ne lui ferait pas manquer l’étrange rendez-vous du grand rabbin.

Il se contraignit cependant au calme – le feu n’était pas au théâtre ! –, attendit que le deuxième acte soit bien avancé et que Donna Anna ait achevé sous les bravos l’air « Crudele ? Ah no ! mio ben ! … » pour sortir de sous ses plumes et s’esquiver discrètement. Hors de la salle, il trouva l’ouvreuse de tout à l’heure, tira un billet de son portefeuille :

– S’il vous plaît, voudriez-vous, lorsque le spectacle sera fini, aller porter ceci à Fraulein de Nagy ?

Au verso du billet qu’il avait reçu, il griffonna rapidement quelques mots : « Comme tu l’as deviné, je ne suis venu que pour t’entendre mais j’ai tout à l’heure une affaire importante à régler. Il ne nous sera pas possible de souper ensemble. Je te donnerai de mes nouvelles dès demain. Ne m’en veux pas. Aldo. »

Tout en repliant la lettre pour la remettre dans son enveloppe il ajouta :

– J’ai aperçu une fleuriste près du théâtre, en arrivant. Voulez-vous aller chercher une vingtaine de roses que vous joindrez à mon message ? Je dois partir.

L’importance du nouveau billet apparu au bout des doigts de cet homme si séduisant élargit encore le sourire de la femme. Elle prit le tout et esquissa une petite révérence :

– Ce sera fait, Monsieur, soyez sans crainte. Il est seulement dommage que vous ne puissiez assister à la fin. Elle promet d’être triomphale…

– Je m’en doute mais l’on ne fait pas toujours ce que l’on veut. Merci de votre obligeance…

En reprenant sa voiture, Aldo eut un soupir de soulagement. La façon dont Ida réagirait lui importait peu : il n’avait pas du tout l’intention de la revoir. Ce qui comptait, c’était d’être à minuit près de l’entrée du château royal… À ce moment, il entendit sonner onze heures à l’horloge historique et pensa qu’il serait très en avance, mais cela valait beaucoup mieux que de faire attendre Jehuda Liwa. Il aurait ainsi tout le temps de garer son automobile dans un endroit tranquille…

Il mit en marche doucement pour entendre encore le faible écho de la musique. À Prague d’ailleurs, tout comme à Vienne, il y avait toujours une mélodie, l’écho d’un violon, d’une flûte de Pan ou d’une cithare qui traînait dans l’air et ce n’était pas l’un de ses moindres charmes. Toutes vitres baissées, Aldo respira les odeurs de la nuit mais pensa que le temps pourrait bien se gâter. Le ciel, encore clair lorsqu’il était arrivé au théâtre, se chargeait de lourds nuages. Il avait fait chaud ce jour-là et le soleil en se couchant n’avait pas ouvert la porte à la fraîcheur. Un lointain roulement de tonnerre annonçait, qu’un orage se préparait mais Morosini ne s’en souciait pas. Il devinait qu’une aventure hors du commun l’attendait et il en éprouvait une excitation secrète pas désagréable du tout. Il ignorait pourquoi le grand rabbin l’emmenait là-haut mais l’homme en lui-même était tellement fabuleux qu’il n’eût pas donné sa place pour un empire.

Tandis que sa petite Fiat escaladait les pentes du Hradschin, Aldo avait déjà l’impression de plonger dans un inconnu énigmatique. Les rues obscures, silencieuses au point que le bruit du moteur faisait l’effet d’une incongruité, n’étaient qu’à peine éclairées par d’antiques réverbères placés de loin en loin. Là-haut, l’immense château des rois de Bohême dessinait une masse noire. Parfois, dans le pinceau des phares, les yeux d’un chat allumaient une double lueur. Ce fut seulement en arrivant sur la place Hradcanské sur laquelle ouvraient les grilles monumentales du château que Morosini eut l’impression de regagner le XX esiècle : quelques réverbères éclairaient les huit groupes sculptés dressés sur les colonnes ponctuant les grilles au monogramme de Marie-Thérèse, et aussi les guérites aux rayures grises et blanches abritant les sentinelles chargées de la garde du Président.

Peu désireux d’attirer l’attention des soldats, Morosini alla garer sa voiture près du palais des princes Schwarzenberg, la ferma puis remonta vers le renfoncement où s’ouvrait la double arcade menant aux jardins, clos eux aussi par des grilles.

Même si cela paraissait bizarre c’était le lieu du rendez-vous et Aldo se mit en devoir d’attendre à grand renfort de cigarettes. Le silence lui parut total puis, peu à peu, à mesure que passait le temps, des bruits légers lui parvinrent : ceux lointains de la ville au bord du sommeil, le vol d’un oiseau, le miaulement d’un chat. Et puis des gouttes d’eau se mirent à tomber au moment où, quelque part vers le nord, un éclair allumait le ciel comme une pincée de magnésium enflammé. A cet instant précis, la cathédrale Saint-Guy sonna minuit, la grille tourna sans bruit sur ses gonds de fer et la longue silhouette noire de Jehuda Liwa apparut, faisant signe à Morosini de la rejoindre. Il jeta sa cigarette et obéit. Derrière lui, la grille se referma d’elle-même.

– Viens, murmura le grand rabbin. Prends ma main !

L’obscurité était profonde et il fallait les yeux de la foi pour se guider à travers ces jardins peuplés de statues et de pavillons.

Soutenu par la main ferme et froide de Liwa, Aldo atteignit un escalier monumental traversant les bâtiments du palais. Au-delà, il y avait une grande cour dominée par les flèches de la cathédrale dont le portail principal ouvrait juste en face de la voûte, mais Morosini eut à peine le temps de se reconnaître : on franchit une porte basse dans ce qu’il reconnut être la partie médiévale du château. Y étant venu dans l’après-midi, ses souvenirs étaient encore très frais et il savait que l’on se dirigeait vers l’immense salle Vladislav qui occupait tout le deuxième étage du bâtiment. Le guide avait dit tout à l’heure qu’elle était la plus grande salle profane d’Europe : il est vrai qu’elle évoquait assez l’intérieur d’une cathédrale, avec sa haute voûte aux nervures capricieuses, véritables entrelacs végétaux, compliquées et cependant harmonieuses. C’était un joyau du gothique flamboyant, bien que ses hautes fenêtres arborassent déjà les couleurs de la Renaissance.

– Les rois de Bohême puis les empereurs y recevaient leurs vassaux, dit le grand rabbin sans prendre la peine d’étouffer sa voix qui résonna comme un bronze. Le trône était placé contre ce mur, ajouta-t-il en montrant la paroi du fond.

– Que faisons-nous ici ? demanda Morosini en éteignant sa propre voix.

– Nous venons chercher la réponse à la question que tu m’as posée ce matin : qu’est-ce que l’empereur Rodolphe a fait du rubis de sa grand-mère ?

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