Le rubis de Jeanne la Folle - Жюльетта Бенцони 19 стр.


– Dans cette salle ?

– C’est selon moi le lieu le plus propice. À présent, tais-toi et, quoi que tu voies, quoi que tu entendes, reste muet et ne bouge pas plus que si tu étais de pierre ! Va te mettre près de cette fenêtre, regarde mais songe seulement à ceci : un son, un geste et tu es mort…

L’orage à présent déchaîné éclairait spasmodiquement la salle, mais, les yeux de Morosini s’étaient accoutumés à l’obscurité.

Collé contre la profonde embrasure d’une des fenêtres, Aldo vit son compagnon se placer au milieu de la salle, à une dizaine de mètres environ du mur nu devant lequel se tenait autrefois le trône d’un empire. De sa longue robe, il tira plusieurs objets : une dague d’abord, à l’aide de laquelle il traça dans l’air un cercle imaginaire dont il formait le centre, puis quatre chandelles qui s’allumèrent d’elles-mêmes et qu’il posa sur les dalles au nord, au sud, à l’est et à l’ouest de sa position. Les immenses lianes de la voûte semblèrent s’animer d’une vie propre, comme si un berceau de branches venait de naître au-dessus de ce prêtre d’un autre âge.

Celui-ci à présent ne bougeait plus. La tête penchée sur sa poitrine, il était en proie à une profonde méditation qui dura de longues minutes. Enfin, se redressant de toute sa hauteur, il renversa la tête en arrière, leva ses deux bras à la verticale et prononça d’une voix forte ce qui parut à l’observateur muet être une imploration en hébreu. Puis ses bras retombèrent, sa tête se redressa, et aussitôt il étendit vers le mur sa main droite aux doigts écartés en un geste impérieux et lança ce qui pouvait être aussi bien un appel qu’un ordre. Alors une chose incroyable se produisit. Sur ce mur nu une forme se dessina, floue et indécise d’abord comme si les pierres émettaient quelque sombre lumière. Un corps immatériel dans une draperie rouge et au-dessus un visage de douleur : celui d’un homme aux traits puissants à demi cachés par une barbe et une longue moustache d’un blond roux encadrant de fortes lèvres. Les traits pleins de noblesse exprimaient la souffrance et le regard terne semblait noyé de larmes, mais sur le front de l’apparition il y avait la forme vague d’une couronne…

Entre le grand rabbin et le spectre, un étrange dialogue quasi liturgique s’instaura en une langue slave dont Morosini, à la fois fasciné et terrifié, ne comprit pas un mot. Les répons se succédaient, parfois longs mais le plus souvent courts. La voix d’outre-tombe était faible, celle d’un homme à l’extrémité de ses forces. Le bras tendu du rabbin semblait lui arracher les paroles. Les dernières furent prononcées par celui-ci et, à leur douceur, à la compassion qu’elles exprimaient, Aldo comprit que c’était à la fois un apaisement et une prière. Enfin, lentement, très lentement, Jehuda Liwa laissa retomber son bras. À mesure, le fantôme parut se dissoudre dans le mur…

On n’entendit plus que les roulements du tonnerre qui s’éloignait. Le grand rabbin était immobile. Les mains croisées sur sa poitrine il priait encore et Morosini, dans son coin, murmura mentalement les paroles du De profundis.Enfin, toujours sans bouger, d’un geste léger, le mage parut ordonner aux chandelles de s’éteindre. Il se baissa pour les ramasser et revint vers l’homme changé en statue qui l’attendait. Son visage était blafard et ses traits profondément las, mais tout son être reflétait le triomphe.

– Viens ! dit-il seulement, nous n’avons plus rien à faire ici…

CHAPITRE 7 UN CHÂTEAU EN BOHÊME

En silence, ils quittèrent le vieux logis mais, au lieu de retourner vers les jardins sur le rempart, ils sortirent de l’aile médiévale sur la place séparant l’abside de la cathédrale et le couvent Saint-Georges, longèrent la rue du même nom, à peine éclairée, puis s’enfoncèrent dans d’étroites artères obscures qui ressemblaient à des failles entre les murs sévères de quelques maisons nobles ou religieuses sans que Morosini posât la moindre question. Encore sous le choc de ce dont il venait d’être le témoin, il n’était pas loin de croire que l’homme dont il suivait la longue robe noire l’avait par magie ramené au temps de Rodolphe et il s’attendait à voir surgir des ténèbres environnantes des hallebardiers en armes, des lansquenets monstrueux, des serviteurs transportant des présents ou encore l’escorte de quelque ambassadeur…

Il ne s’éveilla de cette espèce de songe qu’au moment où le grand rabbin ouvrit devant lui la porte d’une petite maison basse peinte en vert pomme, une toute petite maison semblable à ses voisines diversement colorées. Il se souvint alors de les avoir vues dans la journée et il sut qu’on l’avait amené dans ce que l’on appelait la ruelle de l’Or[iv], ou des faiseurs d’or. Accotée au rempart qui en dominait de haut les toits tous pareils, elle avait été construite par Rodolphe II pour y abriter, selon la légende, les alchimistes que l’empereur entretenait

– Entre ! proposa Liwa. Cette maison m’appartient. Nous y serons en paix pour causer…

Les deux hommes durent se courber pour pénétrer à l’intérieur. Près de l’âtre sans feu se serraient une table, un buffet, portant un chandelier que le rabbin alluma, deux chaises, une pendule de parquet et un étroit escalier montant à un étage qui était encore plus bas de plafond. Morosini s’assit sur la chaise qu’on lui indiquait tandis que son hôte allait prendre dans le buffet un gobelet et un flacon de vin, remplissait l’un avec le contenu de l’autre et offrait le tout :

– Bois ! Tu dois en avoir besoin. Tu es bien pâle.

– Je le crois volontiers. Il est toujours impressionnant de voir ouvrir devant soi une fenêtre sur l’inconnu… sur l’au-delà.

– Ne t’imagine pas que je me livre souvent à une telle expérience mais il faut, pour les fils d’Israël, que le rubis soit retrouvé et il n’y avait Bas d’autre moyen. Tu sais, je pense, qui je viens d’interroger ?

– J’ai déjà vu des portraits : c’était… Rodolphe II ?

– C’était lui, en effet. Et tu avais raison de penser que cette pierre, maléfique entre toutes, n’a plus jamais quitté la Bohême.

– Elle est ici ?

– À Prague ? Non. Je te dirai où tout à l’heure. Auparavant, je dois te raconter une histoire horrible. Il te faut la connaître pour savoir jusqu’où tu devras aller et pour que tu ne commettes pas la folie, une fois la gemme retrouvée, de l’emporter tranquillement afin de la rendre à Simon. C’est à moi que tu devras l’apporter d’abord, et le plus vite que tu pourras afin que je la vide de sa charge meurtrière, sinon tu risquerais d’en être victime toi-même. Tu vas jurer de venir la remettre entre mes mains. Ensuite je te la rendrai. Tu jures ?

– Sur mon honneur et sur la mémoire de ma mère qui fut victime du saphir, je jure ! affirma Morosini d’une voix ferme. Mais…

– Je n’aime pas les conditions.

– Ce n’en est pas une : seulement une prière. Avez-vous le pouvoir de délivrer une âme en peine, vous à qui tout semble obéir ?

– Tu veux parler de la parricide de Séville ?

– Oui. Je lui ai promis de tout faire pour l’aider. Il me semble que son repentir est sincère et…

– … seul un Juif peut la relever de la malédiction d’un autre Juif. Sois sans crainte : quand le rubis aura perdu son pouvoir, la fille de Diego de Susan pourra connaître le repos. À présent, écoute ! Et bois si tu en as envie…

Sans prendre garde au geste de dénégation de Morosini, le vieil homme remplit à nouveau son gobelet puis s’adossa à sa chaise, ses longues mains croisées sur ses genoux. Enfin, sans regarder son visiteur, il commença :

– En cette année 1583, Rodolphe avait trente et un ans. Il occupait le trône impérial depuis sept ans et, bien que fiancé à sa cousine, l’infante Claire-Eugénie, il ne se décidait pas à conclure le mariage. L’indécision fut d’ailleurs son plus grave défaut durant sa vie. Bien qu’il aimât les femmes, le mariage lui faisait peur et il se contentait d’assouvir ses besoins virils avec des filles de peu ou des femmes faciles. Sa cour où affluaient artistes et savants, charlatans aussi, était à cette époque fort joyeuse et brillante. Le peintre Arcimboldo, l’homme des figures étranges qui fut pour lui ce que Leonardo da Vinci fut pour François I eren France, y ordonnait des fêtes, inventait des danses, des spectacles et surtout des bals travestis dont l’Empereur raffolait. Ce fut à l’une de ces fêtes qu’il remarqua deux jeunes gens d’une extrême beauté. Ils s’appelaient Catherine et Octavio et, à la surprise de Rodolphe qui ne les avait encore jamais vus, ils étaient les enfants d’un de ses « antiquaires », Jacobo da Strada, venu d’Italie comme Arcimboldo, et lui-même si beau que Titien lui avait consacré une toile. Catherine et Octavio se ressemblaient d’une façon extraordinaire et, devant eux, l’Empereur éprouva un trouble profond, plus grand peut-être que celui ressenti devant la majesté du souverain par ces deux enfants. Ils lui parurent tellement exceptionnels qu’il crut voir en eux des êtres surnaturels et souhaita se les attacher.

Le père devint conservateur des collections, Octavio, que le Tintoret devait peindre un jour, fut chargé de la bibliothèque. Enfin Catherine, durant des années, fut la compagne de Rodolphe, si discrète qu’à l’exception des familiers nul ne soupçonna cette liaison. Elle était douce et elle aimait l’Empereur à qui elle donna six enfants.

Le premier, Giulio, naquit en 1585 et tout de suite Rodolphe en raffola, déplorant de ne pouvoir faire de lui son héritier, en dépit des mises en garde de Tycho Brahé, son astronome-astrologue : l’enfant selon l’horoscope de sa naissance serait bizarre, cruel et tyrannique. S’il régnait, il serait une sorte de Caligula et, de toute façon, le peuple ne l’accepterait jamais. Désolé mais résigné, l’Empereur le fit cependant élever auprès de lui d’une façon princière. Malheureusement, l’horoscope ne se révéla que trop exact : l’enfant réunissait toutes les tares des Habsbourg, exactement comme son cousin par le sang don Carlos, fils de Philippe II. À neuf ans, il fut pris du haut mal et il fallut le surveiller de près, ce qui ne l’empêcha pas de faire des fugues avec une astuce qui déroutait ses gens. À seize ans, des bruits commencèrent à courir : le prince attaquait ses servantes, enlevait des petites filles pour les faire fouetter, maltraitait les animaux. Un jour il déchaîna un scandale affreux en se promenant nu dans les rues de Prague et en jouant les satyres avec les femmes rencontrées. Le peuple gronda et l’Empereur, navré, décida de l’éloigner. Et puisque Giulio était passionné de chasse, il lui donna pour résidence le château de Krumau, dans le sud du pays… qu’y a-t-il ?

– Pardonnez-moi de vous interrompre, fit Morosini qui avait tressailli à ce nom, mais ce n’est pas la première fois que j’entends prononcer ce nom…

– Qui t’en a parlé ?

– Le baron Louis. Simon Aronov posséderait une propriété aux environs…

– Tu en es certain ?

– Mais oui.

– C’est étrange parce que, justement, le rubis est à Krumau. C’est, disons… une coïncidence, mais je reprends mon récit. Dans son nouveau domaine, Giulio était maître et seigneur mais les ordres étaient formels : en aucun cas il ne devait revenir à Prague. Seule, sa mère pouvait lui rendre visite. Bientôt la terreur régna dans la région. Chasseur forcené, le « prince » entretenait une meute de molosses qui épouvantaient jusqu’aux garçons chargés de les soigner. En outre, comme Krumau était un grand centre de tannerie, il en avait installé une au château, ainsi qu’un atelier de taxidermiste : il écorchait des bêtes et les empaillait ou tannait leurs peaux suivant son caprice. Les nuits étaient consacrées à des orgies. On se procurait des filles en les payant, parfois en les enlevant, et certaines ne revinrent jamais. La peur grandissait…

« D’abord muette, car personne n’osait avertir l’Empereur. Celui-ci adorait son fils aîné et, sachant qu’il avait, comme lui-même, l’amour des bijoux, surtout des rubis, c’est à lui qu’il offrit, pour ses dix-huit ans, la pierre magnifique rapportée d’Espagne par Khevenhuller. Giulio en montra une joie presque délirante, la fit monter au bout d’une chaîne et ne la quitta plus.

« Un soir, rentrant de la chasse, il remarqua sur sa route une très jeune fille, presque une enfant, mais si belle qu’il s’en éprit sur-le-champ et la ramena au château. Le soir même il la viola. La petite, épouvantée, s’enfuit pendant la nuit mais, affaiblie par ce qu’elle venait de vivre, elle s’évanouit au bord de l’étang où les gardes la trouvèrent à l’aube, le corps zébré d’estafilades. Naturellement on prévint le maître qui la rapporta lui-même au château où, cette fois, il la séquestra dans sa chambre en interdisant les abords aux valets comme aux chambrières. Chaque nuit on l’entendait crier, sangloter, demander grâce. Son père, barbier dans la ville, osa monter au château pour la réclamer. Cela déchaîna la fureur de Giulio qui le chassa à coups de plat d’épée.

« Cependant au bout d’un mois, la pauvre enfant réussit à s’enfuir et se réfugia chez ses parents. Giulio vint l’y réclamer. On lui dit qu’on ne l’avait pas vue, alors, fou de rage, il s’empara du père et dit à la mère en larmes que si sa fille ne venait pas le rejoindre le soir il tuerait son mari… Et le soir, la jeune fille revint. Giulio se montra charmant : il renvoya le père avec des présents, des paroles amicales : il aimait sa « petite colombe » et comptait l’épouser. La nuit qui venait serait celle de leurs noces. L’homme s’en alla, un peu rassuré.

Jehuda Liwa se tut un instant et prit une profonde respiration comme s’il se préparait à une épreuve :

– Le lendemain, les valets ne pouvant ouvrir la porte de la chambre et n’entendant aucun bruit se résolurent à l’enfoncer le vantail. Leur maître les avait habitués à ses cruautés, pourtant ils reculèrent d’horreur devant le spectacle qu’ils découvraient. La chambre était saccagée, les matelas du lit éventrés, des taches de sang où trempaient des lambeaux de chair jonchaient les tapis. Au milieu de tout cela, Giulio, nu à l’exception de la chaîne où pendait son rubis, étreignait en pleurant le corps… ou ce qu’il restait du corps de la jeune fille : elle était déchiquetée, ses dents étaient cassées, ses yeux crevés, ses oreilles coupées, ses ongles arrachés.

« Les gardes réussirent à emmener Giulio, hagard et à demi inconscient. On rassembla les restes de la morte dans un drap afin de les enterrer chrétiennement puis on envoya prévenir l’Empereur. C’était le 22 février 1608.

« Rodolphe vint. Il avait le cœur brisé mais il donna les ordres qui convenaient : il fallait avant tout étouffer le scandale de ce crime abominable. Les parents de la jeune fille reçurent une fortune et une terre qui les éloignait. Quant à Giulio, devenu fou, on le cloîtra dans son appartement dont on mura les issues, cependant que les fenêtres recevaient d’épais barreaux. À l’exception de deux serviteurs fidèles, personne ne le revit plus, mais on l’entendait hurler toutes les nuits. Il ne supportait aucun vêtement et vivait nu comme une bête. Quatre mois plus tard, on le retrouva mort… et l’Empereur qui avait ordonné cette fin ne se consola jamais. On enterra le jeune homme dans la chapelle du château…

Quand la voix du grand rabbin s’éteignit, Morosini tira son mouchoir, essuya son front en sueur et se versa une rasade qu’il avala d’un trait. Cette plongée dans un passé abominable lui était pénible, mais en face de ces yeux sombres et attentifs qui l’observaient il s’efforça de dissimuler son émotion.

– C’est là, dit-il enfin, ce que l’Empereur vous a révélé ?

– Non. Il n’a pas parlé si longtemps. Je connaissais cette affreuse histoire… mais j’ignorais tout du rubis. Maintenant je sais où il est mais je ne crois pas que tu seras heureux de l’entendre. Tes épreuves ne sont pas finies, prince Morosini.

– Où est-il ?

– Toujours à Krumau… et toujours au cou de Giulio. Son père a exigé qu’on le lui laisse…

De nouveau, Aldo s’épongea le front. Il sentait une sueur glacée couler le long de son échine :

– Vous ne voulez pas dire que je vais devoir…

– Violer une sépulture ? Si. Et moi qui ai des morts un si grand respect, je t’y engage. U faut le faire, ne serait-ce que pour la paix de l’âme de ce malheureux fou et pour le rachat de celle de la Sévillane. Et puis, surtout, le pectoral doit être reconstitué. Il y va de l’avenir d’Israël.

– C’est effrayant ! murmura Morosini. J’ai juré à Simon Aronov de ne reculer devant rien mais cette fois…

– Tu as peur à ce point ? gronda le rabbin. De quoi ? Les archéologues modernes n’hésitent pas, eux, à s’introduire au nom de la science dans les tombes de personnages morts, il y a des centaines et des centaines d’années.

– Je sais. L’un de mes amis exerce cette profession. Sans états d’âme d’ailleurs.

– Et pourtant, ce qu’ils font est infiniment plus grave. Ils arrachent les corps des défunts pour les exposer à la curiosité publique dans toute leur misère. Toi, tu devras seulement reprendre la pierre sans troubler autrement le sommeil de Giulio, et ce sommeil ensuite n’en sera que plus paisible. Mais tu ne pourras pas faire cela tout seul. Je ne sais ce que tu vas trouver là-bas : une dalle de pierre, un sarcophage… Est-ce que quelqu’un peut t’aider ?

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