Le rubis de Jeanne la Folle - Жюльетта Бенцони 8 стр.


– Quoi ? Il n’était pas au port pour accueillir sa fiancée ?

– Mon Dieu non ! Il chassait au Tyrol. Il n’a jamais jugé utile de se donner beaucoup de mal pour sa femme. Pour le premier regard, d’ailleurs, c’était préférable : quand Jeanne débarque à Arnemuiden elle est trempée, en proie au mal de mer et à un rhume affreux. De toute façon, en prenant terre à cet endroit on avait paré au plus pressé et c’est à Anvers qu’eut lieu son premier contact avec sa belle-famille : Marguerite qui allait devenir sa belle-sœur et la grand-mère, Marguerite d’York, la veuve du Téméraire.

– Et le peu d’empressement de son époux ne l’a pas blessée ?

– Non. On lui a parlé d’affaires d’État et, depuis l’enfance, c’était un argument qu’elle avait appris à respecter. Vous savez, elle était sans doute la plus accomplie parmi toutes les princesses de son âge…

– Vous en parlez comme si vous l’aviez connue, remarqua Morosini remué par la passion dont vibrait la voix de son hôte forcé.

Sans répondre, Fuente Salida se leva, alla prendre dans un coin obscur de la pièce un paquet enveloppé de grosse toile qu’il déballa, révélant le portrait qu’il posa sur sa table, adossé au grand candélabre chargé de bougies à demi fondues qui l’éclairait :

– Regardez ce doux, ce ravissant visage, si jeune et si grave cependant ! Il était celui d’une jeune fille parée de toutes les qualités, d’une vive intelligence, douée aussi pour les arts : Jeanne peignait, versifiait, jouait de plusieurs instruments, parlait latin et plusieurs langues, dansait avec une grâce infinie. Seul petit point sombre : cette tendance à la mélancolie héritée de sa grand-mère portugaise… Avec juste raison, sa mère pensait qu’elle ferait une merveilleuse impératrice auprès d’un époux digne d’elle, sans imaginer un seul instant qu’une brute obtuse, abusant de la passion que Jeanne allait éprouver, l’amènerait aux portes de la folie…

« Je ne vais pas vous raconter son histoire : nous y passerions la nuit. Je vous parlerai seulement de ce qui vous intéresse : le rubis. Vous devinez sans peine qu’après les premières nuits d’amour – car il l’a aimée lui aussi, avant de la traiter en quantité négligeable pour mieux retourner à ses maîtresses ! – elle lui a offert le joyau qu’il portait avec orgueil… jusqu’au jour où elle s’aperçut qu’il ne le portait plus. La pauvre enfant a osé demander ou était son présent. Philippe répondit avec légèreté qu’il pensait l’avoir égaré mais qu’on le retrouverait bien un jour ou l’autre…

– Et on l’a retrouvé ?

– Oui. Trois ans plus tard. L’Histoire avait marché à pas de géant. Le frère de Jeanne, le prince des Asturies, avait été emporté par la mort, puis ce fut le tour d’Isabelle, la sœur aînée dont l’unique enfant s’éteignit lui aussi, en 1500. De ce fait, Jeanne et son époux devenaient héritiers de la double couronne de Castille et d’Aragon. Il fallut bien revenir en Espagne pour y être reconnus par les Rois Catholiques et par les Cortès, mais Philippe en eut vite assez de l’Espagne, peu conforme à son tempérament de jouisseur flamand. Il revint, laissant derrière lui une épouse à moitié folle de désespoir mais obligée de prolonger son séjour. Quand enfin elle put partir après de terribles scènes qui inquiétèrent sa mère, ce fut en plein hiver, par un temps épouvantable. Toutes les tempêtes semblaient s’être donné rendez-vous sur le chemin du navire, mais quand Jeanne atteignit Bruges où se trouvait alors son époux, elle trouva celui-ci en pleine fête, affichant sans vergogne sa dernière maîtresse, une magnifique créature aux cheveux d’or… sur la gorge impudique de laquelle flambait le rubis donné par amour…

« La colère de la princesse fut terrible. Le lendemain, elle faisait saisir la Flamande par ses femmes et, insensible à ses cris, non seulement elle lui arracha le bijou mais, à l’aide d’une paire de ciseaux, elle massacra sa somptueuse chevelure avant de taillader son visage. Philippe vengea sa maîtresse en traitant sa femme comme une bête malfaisante et à coups de fouet ! Elle fut si malade à la suite de ce traitement que le bellâtre eut peur de la colère de ses beaux-parents si elle venait à mourir. Craignant surtout de perdre ses droits au trône d’Espagne, il entreprit de se faire pardonner. Et Jeanne cette fois garda le rubis.

« Isabelle la Catholique mourut et les deux époux repartirent pour l’Espagne afin de s’y faire reconnaître souverains de la Castille que le décès de la Reine séparait de l’Aragon. Ferdinand, lui, vivait toujours et venait même de se remarier. Ni Jeanne ni Philippe ne devaient revoir jamais le ciel gris des Flandres. Le 25 septembre 1506, Philippe, qui avait pris froid en revenant d’une chasse, mourait après une agonie de sept jours et sept nuits durant laquelle sa femme ne le quitta pas.

« Quand il rendit le dernier soupir, Jeanne ne pleura pas, demeura même étrangement calme. Pourtant, elle allait bientôt entraîner son entourage dans une effroyable odyssée.

– C’est à ce moment-là que sa folie a éclaté : on ne pouvait l’arracher au corps de son époux qu’elle traîna après elle à travers l’Espagne…

– Quand Philippe est mort, il s’agissait plutôt d’un désespoir poussé au paroxysme. C’est vrai que la nuit qui a suivi les funérailles provisoires, elle est allée à la Chartreuse de Miraflores où le corps était déposé pour se faire ouvrir le cercueil et couvrir son époux de caresses et de baisers. J’ajoute qu’à cet instant, elle lui a passé au cou le rubis comme elle l’avait fait au temps de l’amour. Elle ne se résignait pas à l’enterrement et décida d’emmener le corps à Grenade pour qu’il y repose en roi auprès d’Isabelle la Catholique. Et c’est là que commence le cauchemar. À Noël 1506, Jeanne, à la tête d’un long cortège, quitte Burgos à la tombée de la nuit, sous le vent et les bourrasques de nos plateaux. Le cercueil est placé sur un char tiré par quatre chevaux. À l’aube on s’arrête dans quelque monastère ou une maison de village, et toujours les mots terribles tombent de la bouche de ce fantôme noir qui est la Reine :

« Ouvrez le cercueil !

« Elle est tenaillée par la peur qu’on enlève ce corps qu’elle idolâtre. D’autant plus que, enceinte de son cinquième enfant, elle sait qu’elle va devoir s’arrêter pour le mettre au monde. Elle redoute particulièrement les femmes, même les religieuses, et elle ne tolère aucune halte dans un couvent féminin. Alors, elle s’assure qu’il est toujours là et des services funèbres sont dits trois fois par jour.

« C’est à Torquemada que va naître la petite Catalina, le 17 janvier, mais on devra prolonger cette station : une épidémie de peste dévastait la Castille et c’est seulement à la mi-avril que l’on put reprendre la route… toujours dans les mêmes conditions nocturnes et effrayantes. Si une femme osait s’approcher du cercueil, elle était mise à mort !

« À la moitié du voyage, la suite royale épuisée et horrifiée pense qu’il faut mettre un terme à ce périple et se tourne vers le père de la Reine : ce Ferdinand d’Aragon chassé de Castille par Philippe le Beau et qui est parti pour son royaume de Naples avec sa jeune épouse, la Française Germaine de Foix. Or, justement, il annonce son retour. On lui envoie des messagers pour qu’il se hâte. Et c’est ce qu’il fait, trop content de l’occasion offerte.

« La rencontre avec Jeanne a lieu à Tortoles. La jeune reine vit alors un instant de bonheur : elle aime son père et elle suppose qu’il lui rend son amour, alors qu’il ne songe qu’à régner à sa place. Cependant il cache bien son jeu, se montre tendre, affectueux, promet d’escorter lui-même le cortège funèbre jusqu’à Grenade… mais c’est ici, à Tordesillas, qu’il ramène Jeanne : elle n’en sortira qu’à sa mort, quarante-sept ans plus tard. Quant au corps de Philippe, il est déposé « provisoirement » au couvent des Clarisses.

« Des femmes ! Les Clarisses sont des femmes et, cela, Jeanne ne le supporte pas. Elle fera scène sur scène sans obtenir d’autre satisfaction qu’aller revoir encore ce mort qu’elle s’obstine à adorer… mais cette fois, elle reprendra son rubis de crainte qu’une de ces « créatures lubriques » ne le vole pour s’en parer. Désormais, elle le gardera.

– Autrement dit, il est enterré avec elle ?

– Non. Quelqu’un s’en est emparé durant l’agonie de la Reine : ceux qui la gardaient…

– Et qui étaient ?

– Le marquis et la marquise de Denia, des gens sans entrailles ni scrupules.

– Il faut donc chercher la pierre dans leur succession ?

– Leur successeur actuel, c’est la duchesse de Medinaceli. Les Denia ayant été faits ducs, leur titre est l’un de ses neuf titres ducaux. Et le rubis avait disparu de la famille depuis un grand moment.

– Qu’en savez-vous ? Vous n’avez guère eu de raisons de rechercher les dépouilles de la Reine ?

À la mine dédaigneuse du marquis, Aldo comprit qu’il venait de dire une bêtise : la moindre relique de son idole devait être précieuse à ce fanatique. Et, en effet, il entendit :

– Je n’ai fait que cela ma vie durant, y laissant le plus gros de ma fortune. Le hasard m’a d’ailleurs servi à travers mes ancêtres : l’un d’eux a relaté dans ses Mémoires avoir assisté à l’achat de la pierre par le prince Khevenhüller, alors ambassadeur de l’empereur Rodolphe II auprès de la

Couronne d’Espagne. L’Empereur, vous le savez peut-être, était doublement l’arrière-petit-fils de Jeanne, par sa mère Marie, fille de Charles Quint, et par son père Maximilien, fils de Ferdinand, quatrième enfant de notre pauvre reine. C’était en outre un collectionneur impénitent, sans cesse à la recherche de pierres extraordinaires, d’objets rares et de choses étranges…

– Je sais, grogna Morosini. « Il n’aima que l’extraordinaire et le miraculeux », a dit je ne sais plus quel auteur contemporain…

Sa belle humeur venait de subir une baisse sévère : s’il fallait rechercher le rubis à travers les méandres compliqués de la plus touffue des successions impériales, il n’était pas au bout de ses peines. À la limite, violer la sépulture de Jeanne la Folle en pleine cathédrale de Grenade lui eût paru plus facile. Il éprouva cependant un bref soulagement quand Fuente Salida soupira :

– Le rubis est donc parti pour Prague, mais je ne saurais vous dire ce qu’il est devenu. Tout ce dont je suis certain, c’est qu’à la mort de l’Empereur, le 20 janvier 1612, le rubis ne comptait plus au nombre des joyaux de la Couronne et pas davantage des bijoux privés de Rodolphe ni des nombreuses pièces de son cabinet de curiosités.

– Vous en êtes sûr ?

– Vous pensez bien que j’ai cherché. Non dans l’espoir de pouvoir un jour me l’approprier mais pour savoir…

– Il vaut mieux pour vous n’avoir jamais pu vous l’offrir. Vous semblez satisfait de votre sort…

– Maintenant oui… pleinement ! fit le marquis avec un coup d’œil énamouré au portrait…

– Alors contentez-vous de cela et dites-vous que cette maudite pierre n’aurait pu vous apporter que désastres et catastrophes…

– Et cependant vous la cherchez ? Vous n’avez pas peur ?

– Non, parce que si je la retrouve je ne la garderai pas. Voyez-vous, marquis, j’ai déjà récupéré trois de ses semblables, désormais revenues à leur place originelle : le pectoral du Grand Prêtre du Temple de Jérusalem. Le rubis doit les rejoindre. C’est là seulement qu’il perdra son pouvoir maléfique.

– Un joyau… juif ?

– Ne faites pas la grimace : vous le saviez déjà, ou bien ignoriez-vous qu’avant d’être offert à Isabelle la Catholique, il avait été volé dans la Juderia de Séville par la fille de Diego de Susan avant qu’elle n’envoie son père au bûcher ?

Fuente Salida détourna la tête d’un air gêné. Une bonne moitié, en effet, de la noblesse espagnole gardait dans ses veines quelques gouttes de sang juif.

– Eh bien, prince, ajouta-t-il en se levant, voilà tout ce que je peux vous dire. J’espère que vous tiendrez votre promesse au sujet de ceci ?

Il désignait le tableau. Morosini haussa les épaules :

– Cette histoire ne me concerne pas et je n’ai qu’une parole. Cependant, vous devriez peut-être cacher ce chef-d’œuvre pendant quelque temps.

En raccompagnant son visiteur jusqu’à la porte, don Manrique garda le silence. Ce fut à l’ultime instant qu’il demanda, avec une sorte de timidité :

– Si vous arrivez à retracer le parcours du rubis… j’aimerais que vous me le fassiez connaître.

– C’est tout à fait naturel. Je vous écrirai.

Ils se séparèrent sur un salut protocolaire, mais sans se serrer la main : ces modes anglo-saxonnes n’étaient pas de mise en Vieille Castille…

De retour à son auberge, Aldo s’installait dans la salle commune avec l’idée de se commander de quoi dîner quand il vit paraître celui qu’il n’attendait pas : le commissaire Gutierez en personne plus taureau de combat que jamais. Sans perdre une seconde, celui-ci fonça sur son objectif préféré :

– Qu’est-ce que vous faites là ? grogna-t-il.

– C’est une question que je pourrais poser aussi, répondit Morosini, on ne peut plus flegmatique. Me laisserai-je aller à supposer que vous m’avez suivi ? Je ne m’en suis pas douté un seul instant.

– Vous m’en voyez ravi. Maintenant répondez. Qu’êtes-vous venu faire ici ?

– Causer.

– Seulement causer ? Avec la personne qui vous accusait de vol ? Est-ce que ce n’est pas un peu bizarre ?

– C’est justement parce qu’il m’accusait de vol que j’ai voulu m’expliquer avec lui. Quand on porte mon nom, il est très difficile de laisser ce genre d’accusation traîner derrière soi, surtout à l’étranger. J’admets que cela aurait pu se terminer par un duel ou un pugilat mais le marquis est un homme plus sage et plus pondéré que je ne l’aurais cru. Explications données et reçues nous avons permis à nos esprits de s’apaiser et le marquis m’a offert un verre d’amontillado plus qu’honorable. Voilà ! À vous maintenant.

– Quoi, à moi ?

– Dites-moi au moins pourquoi vous m’avez suivi ? Vous êtes en poste à Séville et je vous retrouve à quelques centaines de kilomètres. Que me voulez-vous encore ?

– Vos faits et gestes m’intéressent, voilà tout !

– Ah !

L’aubergiste fit à cet instant son apparition avec un plat fumant qu’il déposa sur la table.

– Si par hasard mon dîner vous intéressait aussi, nous pourrions le partager ? La cuisine espagnole est parfois sujette à caution mais elle est toujours abondante. Prenez place ! J’ai toujours aimé discuter autour d’un bon repas…

Tout en formulant son invitation, Aldo se demandait si le dîner en question était aussi bon que ça ! De toute évidence c’était du porc un peu trop cuit environné de pois chiches qui auraient dû l’être davantage, le tout agrémenté de l’inévitable piment rouge. Tel qu’il était, cependant, le plat avait l’air de séduire Gutierez qui n’hésita qu’un seul instant avant de tirer une chaise et de s’installer

– Après tout, pourquoi pas ?

Appelé d’un geste impératif, l’aubergiste se hâtait d’ajouter un couvert. Devinant que son invité risquait de trouver la part un peu maigre, fin son gabarit, Morosini commanda une deuxième ration accompagnée d’une omelette et du « meilleur vin que vous aurez ».

A mesure qu’il donnait ses ordres, le commissaire s’épanouissait comme une rose au soleil et ce fut avec un demi-sourire qu’il ingurgita son premier verre de vin, fit claquer sa langue avec une satisfaction que son hôte ne partageait guère. Le vin en question était plutôt râpeux mais devait titrer presque autant qu’un honnête marc de Bourgogne.

– Répétez-moi un peu ce que vous êtes allé faire chez le marquis ?

– Je croyais avoir été assez clair, fit Aldo en remplissant généreusement le verre de son compagnon : j’ai demandé des explications, on me les a données et nous avons fait la paix… d’autant plus facilement que le cher marquis commençait à regretter ses accusations. Et comme l’œil rond du policier se chargeait de soupçons, il ajouta : Me trompai-je ou bien n’avez-vous pas été convaincu par ce que vous a dit la duchesse de Medinaceli ?

Dans la modeste salle d’auberge, le grand nom retentit comme un coup de gong, mettant visiblement mal à l’aise l’entêté policier : c’était en quelque sorte comme si on le mettait au défi de traiter dona Ana de menteuse… Il accusa le coup, parut se rétrécir :

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