– N… on, marmotta-t-il, mais je sais que la noblesse forme un vaste club dont les membres se soutiennent entre eux…
– Vous auriez dû dire ça au marquis de Fuente Salida quand il me traitait de voleur.
– Mais, enfin, il faut tout de même bien que quelqu’un l’ait pris, ce fichu portrait ? Que VOUS ne soyez pas parti avec, j’en conviens, mais rien n’empêche que vous n’ayez eu un complice, dûment rétribué, dans la place ?
Morosini remplit le verre de son vis-à-vis et se mit à rire :
– Tenace, hein ? Et têtu. Je ne vois pas ce que je pourrais faire pour vous convaincre. Croyez-vous que je serais venu jusqu’ici…
– … Pour convaincre le marquis de reconnaître votre innocence ? Pourquoi pas ? Après tout, rien ne dit que vous n’êtes pas complices tous les deux.
Sur la tempe d’Aldo une petite veine se mit à battre comme cela lui arrivait quand il s’énervait ou qu’il flairait un danger. Ce butor était plus intelligent qu’il n’en avait l’air. S’il se mettait dans la tête de fouiner chez Fuente Salida, cela pouvait tourner au drame. Celui-ci pourrait s’imaginer que Morosini l’avait trompé et lui amenait la police après lui avoir tiré les vers du nez : Dieu sait, alors, comment il réagirait et ce qu’il serait capable d’inventer. Néanmoins, son visage était un modèle d’impassibilité quand il suggéra :
– Pourquoi n’allez-vous pas le lui demander ?
– Pourquoi n’irions-nous pas… ensemble ?
– Si cela peut vous faire plaisir. J’aimerais voir comment il vous recevra, dit Aldo avec un sourire suave. Mais finissons d’abord de souper, si vous le voulez bien. Personnellement un dessert me ferait plaisir, accompagné d’un vin plus doux peut-être ? Qu’en pensez-vous ?
– Pas une mauvaise idée, fit l’autre qui achevait avec un regret visible ce qui restait de vin.
C’était même une très bonne idée si Morosini pouvait réaliser celle qui lui venait. Appelé, l’aubergiste apporta du flan, du mazapanet une compote indécise, puis acquiesça volontiers quand son fastueux client lui demanda de « faire un tour à la cave » pour choisir plus commodément. Il s’empressa de prendre une lanterne afin de le guider.
– Je n’ai pas une cave très fournie, señor, s’excusa-t-il.
Mais elle était tout à fait suffisante pour ce que Morosini voulait en faire. À peine au fond, il tira de sa poche un carnet et un stylo, rédigea rapidement et en français un billet mettant le marquis au courant de la situation, déchira la page, la plia soigneusement puis, s’adressant à l’aubergiste qui le regardait faire avec étonnement :
– Vous connaissez le marquis de Fuente Salida ? demanda-t-il.
– Muy bien, señor, muy bien !
– Arrangez-vous pour lui faire porter ceci immédiatement. Vous entendez ? Sans le moindre délai. C’est très important. Même pour Tordesillas !
L’œil du bonhomme s’alluma en voyant le billet de banque joint à l’envoi.
– J’envoie mon garçon tout de suite. Et… pour le vin ?
On dénicha un xérès poussiéreux qui allait coûter au prince le prix d’un Champagne millésimé au Ritz – c’était la seule bouteille qui restait et on la gardait pour une grande occasion ! – après quoi on alla rejoindre le policier qui avait déjà attaqué le massepain.
Une heure plus tard, le heurtoir de bronze agité par Gutierez résonnait sur la porte du marquis, faisant accourir, après un temps, une servante effarée en bonnet de nuit et camisole. Presque sur ses talons apparut don Manrique drapé dans une robe de chambre à ramages, sa figure pâle rendue plus saisissante par la chandelle qu’il tenait à la main.
– Que me veut-on ? demanda-t-il avec une rudesse qui, jointe à son aspect quasi fantomal, fit perdre au policier une partie de son assurance.
Néanmoins, l’obstination fut la plus forte et, après une avalanche d’excuses et de salamalecs, le commissaire exposa ce qu’il voulait : pistant le prince Morosini depuis Séville et très surpris de le voir venir à Tordesillas, il voulait visiter la maison… parce que… euh… eh bien, il se demandait si on ne lui avait pas joué une petite comédie et si…
Le mépris dont le marquis gratifia le policier en aurait écrasé plus d’un mais celui-là, stimulé peut-être par ses nombreuses libations, resta ferme sur ses positions. Il n’avait pas beaucoup d’idées à la fois, mais quand il en avait une il y tenait et la suivait jusqu’au bout. Laissant l’alguazil local requis pour la circonstance surveiller en bas Morosini et Fuente Salida, il suivit d’un pas décidé la servante à laquelle son maître avait enjoint d’allumer dans toutes les pièces et de tout montrer au comisario,y compris la cave et le grenier.
– Cherchez, fouillez ! fit-il, avec une désinvolture de grand seigneur sûr de lui. Nous serons très bien ici pour attendre…
Et sur ce, le marquis alla s’asseoir sur l’un des deux bancs de la salle basse, posa sa bougie à terre et indiqua au bout de la salle l’autre banc à Morosini qui alla s’y s’établir. Le gardien dut se contenter de s’adosser à un pilier.
Pendant le temps que dura la visite, les deux hommes n’échangèrent pas un seul mot. Officiellement, Fuente Salida était indigné que le Vénitien lui eût amené la police, mais le bref et silencieux sourire qu’il lui offrit disait assez qu’à sa façon il appréciait la comédie qu’ils étaient en train de jouer. Pour sa part, Morosini goûta ce long moment de silence dans l’ombre de cette salle où lui et le marquis avaient l’air de veiller quelque invisible mort. C’était très reposant, surtout pour un homme guetté par la migraine ! En effet, Aldo supportait mal les vins sucrés et le xérès, même absorbé en quantité limitée, se révélait redoutable. Il fallait la constitution d’un
Gutierez pour en avaler sans dommage les trois quarts d’une bouteille.
Il commençait à s’assoupir quand le policier revint. Sale à faire peur, couvert de poussière et bredouille, il semblait de fort méchante humeur mais n’en offrit pas moins ses excuses :
– J’ai dû faire erreur. Monsieur le marquis, je vous demande de m’excuser. Avouez cependant que votre soudaine entente avec l’homme que vous accusiez pouvait donner à penser.
– Je n’avoue rien, monsieur. Il serait utile, pour exercer votre… métier, que vous appreniez à connaître votre monde. Serviteur, messieurs ! Je ne vous retiens pas…
On sortit en silence. Cependant, intrigué au plus haut point, Morosini prit prétexte d’avoir laissé tomber un gant pour revenir sur ses pas juste avant que la porte ne se referme sous la main de la servante qu’il bouscula un peu :
– J’ai laissé tomber un gant, claironna-t-il en montrant celui qu’il avait dans la main.
Le marquis s’apprêtait à regagner sa chambre. En trois pas rapides, Morosini fut près de lui :
– Pardonnez ma curiosité, mais comment avez-vous fait ?
Un mince sourire étira le long visage solennel :
– Il y a un puits dans la cour : il est dedans… J’espère que ma reine me pardonnera ce traitement indigne d’elle !
– L’amour est la meilleure, la plus grande des excuses. Là où elle est, je suis certain qu’elle le sait. Je vous donnerai des nouvelles du rubis… si j’arrive à retrouver sa trace.
Il ressortit aussi vite qu’il était entré. Les deux policiers n’avaient fait que quelques pas et l’attendaient. On regagna l’auberge en silence.
– Que faites-vous, à présent ? dit Gutierez maussade.
– Je vais dormir et demain je retourne à Madrid pour saluer Leurs Majestés avant de repartir pour Venise…
– Eh bien, nous ferons route ensemble… Cette perspective n’enchantait guère Morosini mais si la paix avec le soupçonneux commissaire était à ce prix, il était sage de l’accepter avec bonne humeur. Le train étant à neuf heures, on décida de se retrouver à huit pour le petit déjeuner.
Le voyage fut moins pénible qu’Aldo ne l’imaginait : le policier dormit presque tout le temps. Ce n’en fut pas moins un soulagement de lui serrer la main en gare du Nord et de lui dire un adieu qu’on espérait bien définitif. Pour consoler un peu le pauvre Gutierez qui faisait triste mine, il déclara :
– Un portrait de cette importance n’est pas facile à vendre mais si j’apprends qu’on le signale dans telle ou telle vacation ou même dans une collection privée, je vous le ferai savoir…
C’était le comble de l’hypocrisie mais après tout cet homme ne faisait que son travail et essayait de le faire bien !
À l’hôtel, Aldo trouva une lettre de Guy Buteau. Comme il en avait l’habitude lorsque son patron s’absentait, le fidèle fondé de pouvoir le tenait au courant des derniers développements de ses affaires. Cette fois, cependant, Guy avait ajouté quelques mots concernant l’épouse d’Aldo :
« Donna Anielka nous a quittés il y a deux jours après avoir reçu une lettre venue d’Angleterre. J’ignore si elle a l’intention de s’y rendre car elle ne nous a rien dit. Elle a envoyé Wanda retenir un sleeping sur l’Orient-Express en direction de Paris. Elle n’a pas dit non plus quand elle reviendrait. Cecina chante toute la journée… »
Cette dernière nouvelle, Aldo voulait bien la croire : Cecina faisait de gros efforts pour supporter « l’étrangère ». Elle devait être ravie d’en être débarrassée. Quant à la missive anglaise, il croyait bien deviner ce qu’elle contenait : l’instruction du procès de Roman Solmanski devait s’achever et peut-être annonçait-on à la jeune femme la date choisie pour la comparution de son père devant Old Bailey… Restait que, si elle se rendait en Angleterre, elle allait commettre une imprudence puisqu’elle y comptait plus d’ennemis que d’amis. Mais pouvait-on reprocher à une fille de vouloir se rapprocher d’un père en situation critique ? C’était tout à l’honneur de la jeune femme. Quoi qu’il en soit, à Paris où il comptait s’arrêter pour mettre Adalbert au courant de ses trouvailles, Aldo obtiendrait peut-être des nouvelles…
Le lendemain soir, il embarquait sur le Sud-Express à destination de la capitale française.
Deuxième partie LE MAGICIEN DE PRAGUE
CHAPITRE 4 LES PAROISSIENNES DE SAINT-AUGUSTIN
Au milieu de la foule qui se pressait sur le quai n° 4 de la gare d’Austerlitz à Paris, en dépit de l’heure matinale, Morosini occupé à passer ses valises par la fenêtre à un bagagiste aperçut soudain, voguant au-dessus des têtes, une toison blonde et bouclée qui lui rappelait quelqu’un. Le doute ne subsista pas longtemps : sous la chevelure toujours un peu en désordre, il y avait bien les yeux bleus, le nez retroussé et le visage faussement angélique de son ami et complice Adalbert Vidal-Pellicorne.
Comme il ne l’avait pas prévenu de son arrivée, il pensa que l’archéologue-homme de lettres, et agent secret à ses heures, venait chercher quelque autre voyageur du Sud-Express mais, décidé à ne pas rater cette occasion de lui parler tout de suite, il se hâta de descendre et courut vers lui.
– Qu’est-ce que tu fais là ?
– Ben, je viens te chercher ! Content de te voir, vieux frère ! Tu as une mine superbe !
Et d’assener sur le dos du voyageur une claque à agenouiller un bœuf.
– Toi aussi ! Tu es sûrement l’égyptologue le mieux habillé de toute la profession, fit Morosini, sincère en admirant l’impeccable flanelle anglaise grise de son ami relevée d’une cravate d’un jaune éteint. Mais comment as-tu su mon arrivée ?
– Mme de Sommières m’a téléphoné la nouvelle hier soir.
– J’en suis content. Elle est donc bien à Paris. Sachant ses habitudes migratrices du printemps, j’ai télégraphié chez elle en pensant qu’il y aurait au moins Cyprien pour m’accueillir et me donner des nouvelles. Sinon, il y a toujours le Ritz… mais j’avoue que j’aime autant son hôtel de la rue Alfred-de-Vigny…
– Je comprends ça mais tu n’y vas pas. Tu viens chez moi et c’est pour ça que tu me trouves ici.
– Chez toi ? Pourquoi ? La maison de tante Amélie est en réfection, elle est envahie par des visiteurs, ou bien…
– Rien de tout ça ! La chère marquise serait ravie de te recevoir, tu le sais bien, mais elle pense que tu n’apprécierais peut-être pas beaucoup d’avoir ta femme comme voisine…
– Anielka est chez elle ?
– Tout de même pas ! Elle s’est installée il y a une semaine environ dans la maison d’à côté.
– Celle de son ancien mari ? Mais je croyais l’hôtel d’Eric Ferrals vendu ?
– Il a été vidé en grande partie, mais il appartient toujours à la succession. Et la succession c’est la veuve…
– Et le fils bâtard de son mari. Tu oublies John Sutton…
– Écoute, on a tout le temps pour parler de ça. Et on serait sûrement mieux chez moi que sur un quai de gare.
Un moment plus tard, la petite Amilcar rouge vif d’Adalbert chargée des bagages du Vénitien emportait les deux amis vers la rue Jouffroy. Laissant son chauffeur aux plaisirs et difficultés d’une conduite toujours dangereusement sportive, Aldo choisit de garder le silence durant le trajet. Le printemps parisien était délicieux cette année. Un vent léger et frais colportant les senteurs des marronniers en fleur courait le long de la Seine. Le voyageur s’y abandonna, sans pour autant cesser de réfléchir à la nouvelle énigme qui se posait : pourquoi Anielka s’était-elle rendu dans son ancienne demeure ? La princesse Morosini n’avait rien à y faire… Peut-être tante Amélie et surtout son fidèle bedeau, Marie-Angéline du Plan-Crépin à qui rien n’échappait, pourraient-elles lui en apprendre davantage ? Cette question impérative le décida à rompre le silence qu’il observait toujours quand Vidal-Pellicorne était au volant :
– J’aimerais bien parler un peu avec tante Amélie ! Avez-vous prévu un rendez-vous secret, à minuit, derrière un bosquet du parc Monceau ?
– Viendra dîner ce soir ! marmotta Adalbert, l’esprit et les yeux occupés.
L’apparition de deux agents à bicyclette débouchant de la rue Royale amena un soudain apaisement aux ronflements rageurs du moteur.
Adalbert leur offrit un sourire séraphique dont il envoya la fin à son compagnon :
– C’était bien, l’Espagne ? Qu’est-ce qui t’a conduit là-bas ? Doit y faire déjà diantrement chaud !
– La restitution au Trésor espagnol d’une pièce disparue depuis le siècle dernier. Cela m’a valu d’escorter la Reine jusqu’à Séville pour une fête chez les Medinaceli tandis que son royal époux allait faire quelques frasques à Biarritz… et par la même occasion j’ai trouvé la trace du rubis, la dernière pierre du pectoral…
La voiture fit une embardée traduisant l’émotion de son conducteur, mais celui-ci redressa aussitôt.
– Et tu ne l’as pas dit tout de suite ?
– Pour que tu nous envoies dans le décor ? Tu as vu à quelle allure tu conduisais ?
– J’admets que quand il fait beau je me laisse un peu aller…
– Quand il pleut aussi ! Et, à propos du rubis, ne te réjouis pas trop vite : je ne suis sûr de son parcours que jusqu’à la fin du XVI esiècle quand il a été acheté pour l’empereur Rodolphe II.
– Ne me dis pas qu’il va encore falloir se battre avec le trésor des Habsbourg ?
– Je ne crois pas. Le personnage que j’ai interrogé en Espagne jure qu’à la mort de l’Empereur celui-ci ne le possédait plus et que nul ne sait où il est passé. La première chose à faire est, je pense, d’en référer à Simon. Personne ne connaît mieux que lui les bijoux Habsbourg et, avec ce que j’ai pu apprendre, il trouvera peut-être une piste ? D’autant que cette sacrée pierre m’a l’air d’être encore glus malfaisante que les autres…
– Raconte !
– Pas maintenant. Regarde où tu vas, ça vaudra mieux !
Aldo garda un silence prudent jusqu’à ce que son ami serre les freins devant l’entrée de son domicile : un immeuble fin de siècle très cossu dans lequel il occupait un vaste premier étage sur entresol, merveilleusement entretenu par Théobald, son fidèle valet de chambre. En cas de besoin, celui-ci s’adjoignait son frère jumeau Romuald 1, avec lequel il composait une paire d’autant plus appréciable qu’elle n’avait peur de rien et savait pratiquement tout faire depuis la culture des radis jusqu’à la guerre d’embuscade en plein désert.