— Vous n’aimez pas le Old Cataract, Monsieur ?
— Si, je l’adore, mais uniquement quand il n’est occupé que par ses habitués. Malheureusement, depuis quatre ou cinq ans, il est devenu la destination obligatoire de ce qui jouit de quelque notoriété sur cette terre : chefs d’État, vedettes de cinéma, milliardaires américains – ceux-là sont les pires ! –, sans compter évidemment les notabilités anglaises, l’Égypte n’étant plus guère qu’une colonie à peine déguisée de la Grande-Bretagne ! Il est vrai qu’en ce moment, le raout que va nous infliger le gouverneur l’a rempli jusqu’à la gueule. Mais je bavarde, je bavarde ! Allez donc prendre possession de vos chambres. On se retrouvera au coucher du soleil pour boire un verre sur la terrasse.
— On s’habille comment ? s’inquiéta Aldo quand ils se séparèrent avant de gagner leurs salles de bains respectives. Je n’ai pas jugé bon d’acheter une djellaba, moi !
— Où te crois-tu ? Chez un marchand de tapis ? C’est un gentleman, mon vieux ! Chez lui on s’habille pour dîner. Il s’y astreint, même quand il est seul ! Ah ! Pendant que j’y pense : on va lui parler de la mort d’El-Kouari, mais en oubliant l’Anneau ! Il aurait pu avoir été dérobé par les assassins…
— Pourquoi ? Tu n’as pas confiance en lui ?
— Oh, que si ! Mais il est obsédé par la légende de la Reine Inconnue. Tu as remarqué sa passion des noms ?
— En effet.
— C’est son nom à elle qu’il recherche depuis des années. Il est persuadé que, s’il arrivait à le trouver, il réussirait à découvrir le chemin de la tombe parce que, alors, il pourrait l’appeler et elle lui répondrait !
— Il n’est pas un brin fêlé ?
— Non, il est amoureux. Ne me regarde pas comme ça, je sais ce que je dis. Au fil des années, il s’est créé une image, et, de cette image, il s’est épris passionnément. Il m’a même dit un jour l’avoir vue en rêve.
— Il ne s’est jamais remarié ?
— Ne le prends pas pour un moine : il a eu des maîtresses mais pas beaucoup et ces liaisons n’ont jamais duré. Aucune n’a pu supporter la comparaison avec son fantasme… En plus, il est devenu misogyne.
— Alors pourquoi lui en parler ?
— Parce que je veux qu’il nous emmène chez Ibrahim Bey, et c’est une sacrée chance qu’il soit ici car c’est peut-être son unique ami européen.
— Comment aurions-nous fait, s’il n’avait pas été là ?
— Comme je l’ai vu une fois, je me serais risqué à solliciter une entrevue. Avec toi bien entendu, ce qui est normal, puisque c’est toi qui as secouru son serviteur mourant… Sous l’égide d’Henri, ce sera beaucoup plus facile.
Non seulement on prit un verre sur la terrasse, mais on y dîna. La table juponnée de lin immaculé était dressée face au fabuleux paysage qu’offrait cette partie accidentée de la vallée du Nil dont la clarté de la nuit ne cachait rien. Des lumières allumaient partout des lucioles. La terre et la végétation restituaient les senteurs que le soleil avait chauffées dans la journée. Fasciné, Aldo ne prêtait guère attention à la conversation des deux compères qui « parlaient boutique ». Il se demandait pourquoi il n’avait jamais emmené Lisa dans cet endroit magique, le plus beau peut-être de toute l’Égypte, où il devait faire aussi bon rêver en couple que sous le pont des Soupirs. Ce n’était pas faute pourtant d’avoir entendu Adalbert en vanter le charme ! Ainsi d’ailleurs que Tante Amélie qui avait dû y effectuer plusieurs séjours hivernaux. Mais, au fond, il n’était pas trop tard. Assouan ne se dissoudrait pas en fumée et on pourrait, l’hiver prochain, inscrire le joli voyage au programme. Sans les enfants, évidemment. Une sorte de second voyage de noces, plus romantique à n’en pas douter que le premier (4)…
L’écho de son nom le ramena à la réalité :
— Morosini va vous raconter l’affaire mieux que moi, venait de dire Adalbert.
Comprenant que le moment était venu de jouer sa partition, Aldo s’exécuta, dépeignant la mort d’El-Kouari en y apportant les modifications préconisées par son ami. Naturellement, Henri Lassalle l’écouta avec une attention tellement soutenue que, lorsqu’il en fut au dernier souffle du moribond, il parut frappé par la foudre. Un profond silence régna sur la terrasse d’où les serviteurs nubiens avaient disparu.
Enfin il soupira :
— L’Anneau !… Qu’est-ce que c’était que cet Anneau et quel rapport avec la tombe de la Reine ?
— J’ai mon idée à ce sujet, répondit Adalbert. L’homme a prononcé aussi le mot de sanctuaire. Or, il revenait de Londres.
— Et alors ?
— Vous savez que, depuis des années, Tout-Ank-Amon m’empêche de dormir. Or, j’ai à Londres un appartement où, quand j’y séjourne, j’emmène naturellement Théobald. Et celui-ci s’est arrangé pour se lier d’amitié avec le valet d’Howard Carter. C’est par son truchement que j’ai appris qu’il possédait l’Anneau trouvé aux environs de votre propriété dans la tombe du Grand Prêtre Jua, lui permettant d’entrer dans n’importe quel sanctuaire, n’importe quelle sépulture royale, sans encourir la malédiction responsable de tant de victimes. J’en suis venu à supposer que ce pauvre El-Kouari, agissant pour le compte de son maître, pourrait l’avoir volé !
— Ça, sûrement pas ! protesta aussitôt Lassalle. Qu’El-Kouari ait volé pour son maître, c’est possible, mais sur l’ordre dudit maître, non ! Jamais Ibrahim Bey ne s’abaisserait à ordonner un vol et jamais, non plus, il n’accepterait un objet suspect. Il a pour cela une trop grande spiritualité. D’ailleurs, si un vol a eu lieu chez Carter, comment se fait-il que la presse ne l’ait pas annoncé ?
— Tout bonnement parce qu’il s’est bien gardé de révéler qu’il avait en sa possession ce talisman. Justement pour éviter d’éveiller des concupiscences et de déchaîner sur lui une curiosité malsaine. Porter plainte eût obtenu le même résultat, sans compter une marée d’articles de journaux plus délirants les uns que les autres.
— Sans aucun doute, opina Aldo. Cependant, j’aimerais être reçu par Ibrahim Bey. Je dois lui apprendre la mort de son serviteur… et lui demander si El-Kouari avait un frère.
— Pas que je sache ! Pourquoi ?
— Parce qu’un homme se présentant comme tel est venu chez moi afin de m’interroger sur les circonstances de cette mort ! Il arrivait de Rome et s’était fait accompagner par un officier fasciste…
— Un quoi ?
— Un séide de Mussolini à qui, soit dit en passant, je n’ai pas permis d’assister à l’entretien. J’exècre ces gens ! En tout cas, l’Égyptien ne cachait pas sa déception en me quittant. Je l’avais un peu oublié quand je l’ai revu dans une circonstance inattendue.
— Où donc ?
— Au Caire chez un membre de la famille royale qui m’avait fait venir pour m’offrir une affaire insensée…
— Tu n’as pas à cultiver la discrétion, intervint Adalbert. C’était la princesse Shakiar et elle voulait lui vendre les perles de Saladin…
Il n’avait pas fini sa phrase que Lassalle riait aux éclats :
— La folle ? émit-il enfin. Il ne vous manquait plus qu’elle !
— L’est-elle vraiment ? s’étonna Aldo.
— Elle est très riche mais toujours prête à n’importe quoi pour le devenir encore davantage ! Et malhonnête, avec ça ! Je me souviens qu’elle avait convoqué un joaillier anglais pour lui confier un certain nombre de pierres non montées – émeraudes et diamants ! Avant qu’il n’ait repris le bateau, elle a porté plainte contre lui pour l’avoir volée ! Il a été arrêté et ça a été un chahut du diable pour le faire relâcher. Lord Allenby, qui « représentait » alors l’Angleterre, a même dû lui présenter des excuses. Et elle a obtenu des dommages et intérêts !
Aldo sentit un frisson désagréable parcourir son échine. S’il n’avait refusé aussi fermement les fameuses perles, il aurait subi le même sort, sans le moindre doute. D’ailleurs, qui pouvait dire s’il était vraiment hors d’atteinte ?
— Je me demande si je ne vais pas avoir moi aussi des problèmes ? Sur le bateau, quelqu’un m’a appris qu’elle prétendait qu’on venait de lui dérober les perles en question…
Il y eut un silence que Lassalle rompit après avoir allumé un cigare :
— Vous devriez passer vos bagages au crible. Shakiar est capable de tout !
— C’est fait. Et franchement, je ne vois pas comment on pourrait les y glisser. Je n’ai pratiquement pas quitté mes valises des yeux depuis mon départ du Caire.
— Méfiez-vous quand même : vous allez la revoir. Elle est invitée à la fête du gouverneur. Vous disiez il y a un instant que vous aviez vu le « frère » de ce malheureux chez elle ?
— Je n’ai fait que l’apercevoir depuis le jardin, mais il s’y comportait en propriétaire !
— Intéressant ! Eh bien, mes amis, je vais faire en sorte qu’Ibrahim Bey vous reçoive sans tarder. Lui seul, je pense, peut vous renseigner sur cet homme. Au fait, Adalbert, tu ne m’as pas encore parlé de tes dernières fouilles. Qu’as-tu trouvé ?
— Rien. J’avais d’immenses espoirs parce que j’avais découvert… ou cru découvrir la tombe de la Reine…
De nouveau, Aldo s’évada : il connaissait l’histoire. En revanche, ce qu’il venait d’apprendre ne le comblait pas de joie. Shakiar à Assouan, ce n’était pas pour lui la meilleure des nouvelles. Surtout si elle clamait à la cantonade cette fable de perles volées qu’elle avait sûrement l’intention de lui mettre sur le dos. Il se demanda même si la sagesse ne serait pas d’attraper le premier train en direction de Port-Saïd ou d’Alexandrie et de rentrer chez lui, mais c’était une réaction infantile : son départ serait assimilé à une fuite et il aurait tous les ennuis imaginables à domicile. Et puis il restait cet appel sournois de l’aventure auquel il était incapable de résister.
Quand le silence reprit possession de la terrasse, il se surprit à s’entendre demander où descendait la princesse lorsqu’elle venait à Assouan.
— Elle y possède une villa, je suppose ?
— Sa famille en a une, mais elle lui préfère le Cataract où il est fort rare qu’elle ne trouve pas un pigeon à plumer. Principalement quand il y a une fête chez Mahmud Pacha. On se dispute ses invitations.
— À ce point ?
— Ce n’est pas une lumière et il n’aime dans la vie que le poker et les femmes, mais il sait recevoir. Vous verrez !
— Mais nous ne sommes pas invités ?
— Moi, si, et il suffira que je fasse porter vos noms au palais… En attendant, je vais envoyer un mot à Ibrahim Bey…
Le mot fut efficace. Le lendemain, la réponse arrivait : le prince Morosini et M. Vidal-Pellicorne étaient attendus vers cinq heures du soir.
À l’heure dite, la voiture de Lassalle les menait à leur rendez-vous. On quitta Assouan et, soudain, Morosini eut l’impression de changer de siècle. Perché au-dessus des bouillonnements du fleuve au sommet d’une éminence, où ne poussaient que de rares buissons, une image du temps passé s’offrit à lui : un château de la couleur du désert avait surgi, ressuscitant, en plus réduit, les forteresses dont les croisés avaient émaillé la Terre sainte : murs sévères et sans ouvertures, resserrés autour d’une tour maîtresse, au sommet de laquelle flottait une bannière vert et or. Seuls à ce qu’on appelait le château du Fleuve manquaient les douves et le pont-levis. Une porte mauresque armée de clous et de pentures de fer donnait accès à l’intérieur. Elle était ouverte et un domestique veillait à l’entrée, guettant sans doute l’arrivée des visiteurs qui durent descendre sous le porche, avant d’accéder à un jardin intérieur pavé de dalles blanches et noires, qui ressemblait à l’herbarium d’un monastère : on n’y voyait guère que des plantes médicinales. Une galerie à colonnettes le délimitait, semblable à un cloître. Au seuil de la maison proprement dite, gardé par deux lions de pierre, un autre serviteur en galabieh bleu sombre prit les visiteurs en charge pour les guider à travers deux salles austères meublées de coffres, de tables basses et de divans, avec pour seul ornement de très belles lampes de mosquée en verre rouge gravé d’or. À l’exception du bruit des pas dans la salle, le silence était total. Enfin une porte de cèdre ouvragée s’ouvrit, tandis que le serviteur s’inclinait en livrant le passage : ils étaient dans une vaste bibliothèque presque aussi encombrée que celle d’Henri Lassalle. Assis jusqu’alors derrière une table de travail faite d’un large panneau sur pieds de fer forgé, Ibrahim Bey se leva pour venir à leur rencontre.
Grand et maigre, osseux même, il parut immense à Aldo sous le turban qui le grandissait encore. Son visage présentait des traits profondément sculptés, un nez aquilin, une bouche mince et des yeux réfugiés sous des orbites abritées d’épais sourcils. Il ne souriait pas – à voir sa gravité, on pouvait même se demander si cela lui arrivait ! –, mais son expression était sereine et sa voix rauque et douce à la fois possédait un charme indéniable quand il accueillit les deux hommes :
— Point n’était besoin de recommandation de M. Lassalle, dit-il en désignant l’un des divans placés sous l’unique fenêtre, une ogive de pierre découpant le paysage du fleuve. Je me souviens fort bien de vous, Monsieur Vidal-Pellicorne…
— Je n’osais l’espérer, Excellence !
— Ce n’est pas bon d’être trop modeste. Nous avions eu un entretien trop intéressant pour que je l’oublie. Quant à vous, prince, c’est avec plaisir que je vous reçois puisque vous êtes son ami…
Aldo s’inclina légèrement :
— Je vous remercie, Excellence… et d’autant plus que je crains d’être porteur d’une mauvaise nouvelle concernant l’un de vos serviteurs.
— Bonnes ou mauvaises, elles sont le tissu de notre vie, mais prenez place, je vous en prie !
En même temps, il frappait dans ses mains pour faire apparaître le rituel plateau à café.
— Un serviteur, dites-vous ? s’étonna-t-il après que le porteur de plateau se fut retiré. Aucun ne manque à cette maison pour le moment présent. Où l’avez-vous rencontré ?
— À Venise, où j’habite.
— Mon ami Morosini… commença Adalbert, mais son hôte l’interrompit du geste :
— Cette lettre de M. Lassalle m’apprend ce que je dois savoir ! En revanche, j’aimerais connaître le nom du serviteur en question ?
— Il s’appelait Gamal El-Kouari.
— Et que lui est-il arrivé ?
— Il a été assassiné à deux pas de chez moi, la nuit, dans une rue de Venise. Je devrais dire assassiné et dépouillé, car ses agresseurs ne lui avaient laissé que ses sous-vêtements.
Les épais sourcils blancs se relevèrent cependant qu’Ibrahim Bey détournait les yeux, peut-être pour cacher une émotion :
— Assassiné ! Pauvre Gamal ! Pauvre tête folle !
— Donc, vous le connaissiez ? avança Adalbert qui, en bon conférencier, n’aimait pas les rôles de potiche.
— En effet, mais ce n’était pas mon serviteur. Du moins au sens propre du terme. Il m’était un peu cousin. Passionné par l’histoire non seulement ancienne mais antique comme je le suis personnellement, et ne sachant que faire d’une vie moderne qui lui semblait banale, il m’avait rejoint dans mes recherches et, de cette façon, on peut dire, effectivement, qu’il s’était mis à mon service. Cependant, nous différions dans notre conception de… d’enrichir cette histoire. Ainsi, il était obsédé par la quantité de ces témoins de notre antique civilisation qui s’en allaient au-delà des mers accroître les collections du British Museum – et du musée du Louvre, ajouta-t-il en adressant l’ombre d’un sourire à Adalbert. Cette pensée le mettait hors de lui. Il voulait essayer d’endiguer ce qu’il appelait l’« hémorragie sacrilège » !
— Il n’avait quand même pas l’intention de cambrioler les deux musées ?
— Il était un peu fou, mais pas à ce point-là. Il savait que des restitutions de cette importance ne pouvaient s’effectuer que de gouvernement à gouvernement. Ce qu’il voulait, c’était préserver ce qui n’était pas encore découvert et c’est dans cet esprit qu’il était parti, il y a plus d’un an, pour l’Angleterre. En dépit de mes mises en garde, il s’obstinait à affirmer qu’il rapporterait quelque chose d’essentiel, sans vouloir préciser à quoi il pensait.