La collection Kledermann - Жюльетта Бенцони 2 стр.


— Elle et Plan-Crépin n’ont pas dû dormir beaucoup depuis notre départ, crut-il bon d’expliquer.

En fait, personne n’avait fermé l’œil rue Alfred-de-Vigny car, dès la première sonnerie, Marie-Angéline décrocha et poussa un énorme soupir de soulagement en reconnaissant sa voix.

— Enfin ! exhala-t-elle. On n’en pouvait plus !

— Ce n’est pas possible, vous campez chez le concierge ?

— Non. Au pied de l’escalier : la ligne est prolongée. Alors où en êtes-vous ?

— Ce serait un peu long à vous raconter mais, en gros, les prisonniers ont été délivrés, la Croix-Haute a flambé toute la nuit mais…

Il hésita, ne sachant pas trop comment annoncer le drame et tout de suite elle s’énerva :

— Mais quoi ? Parlez, sacrebleu ! Il est arrivé quelque chose à Aldo ?

— Oui, un coup de feu à la tête, mais il a été transporté à l’hôpital de Tours où on vient de l’opérer. Et le chirurgien s’est montré assez rassurant. Aussi…

— Ça suffit. On arrive ! Vous êtes où ?

— Hôtel de l’Univers à Tours !

— Retenez deux chambres ! On file à la gare et on prend le premier train !

— Il vous faut tout de même le temps de faire des valises.

— Elles sont prêtes depuis votre départ. Arrangez-vous pour venir nous chercher !

Ce fut son dernier mot : elle avait raccroché et il ne resta plus à Adalbert qu’à rejoindre les autres.

— Vous n’avez pas été long ! remarqua le Texan.

— Si elles ne sont pas déjà dans le train, elles ne vont pas tarder à y être, ricana le professeur. Je parie pour celui de dix-huit heures dix !

— On y sera !

En fait, Adalbert était seul sur le quai de la gare… Lui et les deux autres finissaient tout juste de déjeuner quand l’inspecteur Savarin – fleuron épineux de la police de Chinon – leur tombait dessus avec toute la grâce dont il était capable : il venait chercher Cornélius B. Wishbone et le professeur de Combeau-Roquelaure pour les emmener chez le commissaire Desjardins, son patron, aux fins d’interrogatoire, sans cacher que, si le second allait devoir raconter comment lui et Vidal-Pellicorne avaient réussi à pénétrer dans le château au moment du drame, le premier risquait une inculpation de complicité puisqu’il faisait partie de l’entourage immédiat de Lucrezia Torelli, l’avait aidée à quitter l’Angleterre discrètement et jouissait, au château, du statut d’invité. Ce qui avait fait bondir Adalbert lancé aussitôt au secours de son ancien rival :

— Uniquement attaché à la Torelli à laquelle il vouait un amour aussi patient qu’aveugle, il n’a rien à voir, même de loin, avec les agissements criminels de la bande. La preuve en est qu’il a bien failli périr avec le prince Morosini et Mrs. Belmont, eux-mêmes prisonniers, de la mort ignoble à laquelle ils avaient été condamnés !

— Et j’en suis témoin ! rugit le professeur.

— Eh bien, vous le direz au patron ! Quant à vous, ajouta-t-il pour Adalbert, on vous entendra plus tard quand on sera fixé sur le sort de votre ami ! De même, je devrai normalement emmener aussi la dame Belmont, également ex-prisonnière…

— Pour l’amour de Dieu, fichez-lui la paix ! Après ce qu’elle a enduré elle a besoin de dormir, surtout si vous y ajoutez la matinée passée à l’hôpital !

— Je veux bien vous l’accorder… mais il faudra forcément qu’à un moment ou à un autre, elle vienne déposer ! Comme vous ! C’est la loi !

— Est-ce que vous ne feriez pas mieux de courir après la bande de truands qui s’était emparée de la Croix-Haute ? Je parierais que vous n’en tenez pas un seul ?

— Je ne suis pas là pour vous faire des confidences ! Et vous avez tout intérêt à vous tenir tranquille !…

Impatienté, le professeur s’en mêla :

— Ne vous faites pas de bile, mon garçon ! Je connais Desjardins et je lui dirai ce qu’il doit entendre. Veillez seulement sur Morosini et sur cette charmante Américaine !

On en resta là. Savarin emmena ceux qu’il appelait gracieusement son « gibier » sans toutefois aller jusqu’à la potence. Adalbert s’assura que Pauline serait surveillée durant son absence, récupéra sa voiture, passa par l’hôpital où Aldo était toujours en salle de réveil. Il avait ouvert les yeux mais les avait aussitôt refermés. Sa température était un peu supérieure à la normale, rien d’inquiétant cependant, selon l’infirmière Vernon :

— Il faut laisser passer la nuit pour savoir si tout est vraiment en ordre, mais ne vous tourmentez pas trop ! C’est une chance pour lui d’être tombé entre les mains de M. Lhermitte. Même à Paris on ne trouve pas son pareil ! Ni à Lyon, ni à Montpellier, ni à Bordeaux…

— On n’a pas essayé de vous le prendre ?

— Évidemment si ! Mais il aime notre Touraine… et aussi sa femme !

— Et alors ?

— Pour rien au monde elle n’accepterait de vivre ailleurs. Ils ont une maison ravissante et trois enfants superbes !

Adalbert faillit répondre à cette aimable dame que c’était le cas d’Aldo : lui aussi avait une belle maison et trois enfants magnifiques mais il aurait fallu évoquer aussi son épouse et là le sujet devenait dangereux. Et puis l’heure du train approchait et il avait juste le temps de gagner la gare.

Il arriva au moment même où la locomotive faisait son entrée sous la verrière en lâchant un jet de vapeur, et s’avança jusqu’au premier des deux wagons Pullman à peu près sûr d’y trouver celles qu’il cherchait. Et de fait elles étaient là. Agitée comme une puce, Marie-Angéline lui tomba presque dans les bras :

— Comment va-t-il ? demanda-t-elle aussitôt.

— Et si vous vous calmiez un peu ? ronchonna Mme de Sommières que Marie-Angéline avait effleurée pour passer devant elle.

— Vous avez fait bon voyage ? demanda Adalbert en aidant la vieille dame à descendre à son tour.

— Détestable ! Non seulement je me faisais un sang d’encre mais il fallait en outre supporter les invocations éplorées de cette folle ! J’aurais dû me munir d’une matraque… Puis baissant le ton jusqu’au murmure : Il vit toujours au moins ?…

Vidal-Pellicorne garda la main qu’il tenait, la glissa sous son bras et la recouvrit d’une paume chaleureuse :

— Il vit toujours et j’espère fermement qu’il va continuer…

— On va à l’hôpital tout de suite ! décréta Plan-Crépin.

— Non. Demain. Il est encore en salle de réveil. Il a ouvert les yeux une fois mais les a refermés et on ne saura que demain si…

— … s’il aura des séquelles ? compléta la marquise. Voyez-vous, Adalbert, je crois que je les redoute pour lui plus que la mort. Elle nous crucifierait mais je préférerais cette issue plutôt que de le voir devenu l’ombre de lui-même, un corps sans âme, une sorte de…

— … de plante verte ! ragea la vieille fille qui reprit aussitôt : Sait-on au moins qui a tiré sur lui ?

— Non. Il semblerait que toute la clique ait réussi à s’échapper. Je ne vois pas comment d’ailleurs…

— Un de ces bons vieux souterrains, voyons ! Tous ces châteaux en sont truffés !

— Un : le vieux château n’existe plus, et deux : le professeur et moi avions erré pendant toute la soirée. En outre, renseignée par lui, la gendarmerie gardait les issues…

— Faut croire qu’il en manquait une et…

— La paix, Plan-Crépin ! intima la marquise. On parlera de tout cela à l’hôtel. Je vous avoue, Adalbert, que j’ai une furieuse envie d’un…

— … verre de champagne ?

— Pas ce soir ! Plutôt un bon café – à condition qu’il soit vraiment bon ! – et d’un petit quelque chose dedans ! Comme de toute façon je ne dormirai pas de la nuit…

Une demi-heure plus tard, elle était exaucée et pouvait se détendre dans le cadre paisible d’une des « suites » de l’Univers qu’Adalbert avait retenues pour elles… et celui-ci commençait son récit.

Elles l’écoutèrent sans l’interrompre, ce qui représentait une sorte d’exploit quand Marie-Angéline faisait partie de l’auditoire. Ce fut seulement au moment où il en vint à l’état actuel du drame qu’elle explosa :

— Vous dites que Pauline Belmont est ici ?

— Seigneur ! gémit Mme de Sommières, la voilà repartie !

— Naturellement, répondit l’orateur sans se laisser démonter. Après ce qu’elle a subi nous estimions qu’elle aurait peut-être besoin de soins hospitaliers mais elle les a refusés. Ils ne s’imposaient pas et en outre la police doit l’entendre.

— Oh ! Elle est de bon bois ! Ça on ne le sait que trop ! En revanche, vous feriez mieux de nous dire où est Lisa.

Adalbert n’en avait parlé qu’au moment où ils s’étaient retrouvés dehors. Intentionnellement d’ailleurs, dans l’espoir que le sort dramatique d’Aldo lui permettrait de passer sous silence l’étrange conduite de la jeune femme. Son regard implorant alla chercher celui de la vieille dame mais, cette fois, elle avait changé de camp :

— Désolée, Adalbert ! Moi aussi j’ai besoin de savoir. Je sens que quelque chose vous tourmente et j’aimerais bien le partager. La logique aurait voulu qu’après le coup de feu elle soit restée auprès de son époux même si son attitude quand elle avait remis la rançon ne laissait guère de doutes sur la colère qu’elle ressentait. Alors je demande à mon tour : où est-elle ?

— Je ne sais pas !

— C’est difficile à croire ! Vous ne savez rien ou vous ne voulez rien dire ?

— Je vous jure que je l’ignore. Quant à ce qui s’est passé exactement, je n’arrive pas à trouver une réponse… satisfaisante !

— Pour qui ?

— Pour moi… et plus encore pour vous je le crains ! Je vais donc boucher le trou… mais, pour l’amour du ciel, Angelina, évitez de me sauter à la figure ! Ce sera vite fait d’ailleurs. Lorsque nous nous sommes échappés du château en nous bousculant plus ou moins, Lisa est sortie la première et elle a couru vers l’orée du bois où, sur le chemin, attendait une voiture… et un homme dans les bras duquel elle s’est jetée, après quoi ils ont démarré. Aldo courait derrière elle et moi à une vingtaine de mètres derrière lui. Je l’ai entendu appeler « Lisa ! » mais presque simultanément on a tiré et il s’est écroulé.

— D’où a-t-on tiré ? demanda la marquise dont le visage se figeait.

— De la lisière du bois… un peu à gauche de l’endroit où la voiture se trouvait…

— Mais enfin, il faisait nuit. Comment avez-vous pu voir ?

— Presque comme en plein jour ! Les autorités qui avaient entrepris d’assiéger le château n’opéraient pas dans le noir, tant s’en faut, et n’oubliez pas les flammes de l’incendie !

— Alors vous avez vu celui qui attendait Lisa ?

— Vu oui mais quant à savoir de qui il s’agissait… Il était grand, portait un long pardessus noir ou marine, une casquette de même teinte qui ne m’a pas permis de distinguer la couleur de ses cheveux. C’est peu…

— Il y quand même un détail qui me chiffonne, coupa Plan-Crépin. Pour être arrivé jusqu’à la Croix-Haute, il a fallu que l’inconnu sache où l’on conduisait Lisa…

— À moins de faire partie de la bande et c’est totalement impossible, protesta Adalbert…

— Laissez-moi finir !… Ou qu’il ait réussi à la suivre, ce qui me paraît sacrément risqué étant donné les exigences habituelles des ravisseurs… Cela mettait sa vie en danger sans compter celle des prisonniers…

— Elle risquait de ne pas en sortir vivante ! ajouta la marquise horrifiée.

— De toute façon, personne n’aurait dû en sortir vivant, assura Adalbert. Pas même le brave Wishbone qui avait donné un sérieux coup de main à la Torelli pour quitter l’Angleterre et rentrer au château. Si vous les aviez découverts comme nous l’avons fait le professeur et moi, vous n’auriez aucun doute : ficelés tels des saucissons au milieu d’une salle empestant l’essence !

Songeuse, Mme de Sommières murmura :

— … Et pourtant elle devait savoir qu’il serait là ! Quand elle est sortie du château vous a-t-elle paru hésiter sur ce qu’elle allait faire ?

— Du tout ! Elle a filé droit vers l’inconnu… mais, j’y pense à présent, la voiture nous faisait face et elle a émis deux appels de phares… Donc elle savait qu’il serait à cet endroit ! C’était un signal convenu ! conclut Adalbert soudain très sombre. Reste à savoir de qui il s’agissait.

— Pourquoi pas le fameux cousin Gaspard, amoureux d’elle depuis l’enfance et qui déteste Aldo en proportion ? Il gère, si je me souviens, la succursale parisienne de la banque Kledermann ? Cela expliquerait au moins qu’elle se soit dirigée vers lui en échappant à cet enfer ? proposa Plan-Crépin. Un geste d’affection spontané !

— Leur baiser n’était pas vraiment fraternel bien que rapide !

— Cela ne signifie pas qu’il est son amant ! s’indigna-t-elle. Si elle savait Aldo derrière elle, Lisa s’est seulement offert le plaisir de lui rendre la monnaie de sa pièce. Il ne l’avait pas volé ! Croyez-vous quelle ait pu apprécier de les retrouver ensemble devant elle ? À sa place je leur aurais arraché les yeux à tous les deux !

— La bonne chrétienne que voilà ! s’écria la marquise. Quand vous retrouverez votre confesseur dans notre cher saint Augustin, vous devriez avoir des choses intéressantes à lui glisser dans le tuyau de l’oreille. Quoi qu’il en soit revenons au château ! Adalbert, vous avez entendu Aldo appeler sa femme ? Et elle n’a pas ralenti sa course ?

— C’est bien ça et le baiser n’a pas duré six mois ! Ils ont démarré dans les secondes suivantes…

— Et le coup de feu, a-t-elle pu l’entendre ?

— En vérité je n’en sais rien. Il y avait déjà le bruit du moteur qui tournait quand elle a rejoint l’inconnu. Au moment de la déflagration, la voiture s’éloignait mais elle était encore visible… Oh, et puis je ne sais plus ! Par pitié, Marie-Angéline, abandonnons la question, pour l’instant ! Je comprends que vous défendrez toujours Lisa bec et ongles mais si vous le voulez bien, on en reparlera lorsque l’on sera sûrs qu’Aldo vivra… et ne restera pas infirme ! C’est tout ce qui compte pour moi ! Alors les histoires de bonnes femmes ! continua-t-il, soudain rageur. Je me reproche assez ma conduite envers lui ! S’il vous plaît, n’en rajoutez pas !

Il jaillit de son fauteuil et se dirigea vers la porte.

— Où allez-vous encore ?

— Voir si Pauline est réveillée et où elle en est ! Parce qu’elle aussi en a bavé, même si vous décrétez que c’est bien fait pour elle !

Le battant claqua derrière lui, laissant les deux femmes muettes à l’exception du « Oh ! » indigné de la vieille fille. Un silence suivit puis Mme de Sommières émit une petite toux discrète :

— Quelle que soit votre opinion, j’aurais plutôt tendance à lui donner raison, Plan-Crépin ! Et au lieu de vous répandre en imprécations vous seriez mieux inspirée de prier pour qu’Aldo nous soit rendu non seulement vivant mais gardant ses facultés intactes ! Quant à l’assassin, vous pouvez être sûre qu’Adalbert remuera ciel et terre pour le retrouver !

— Et je l’y aiderai, morbleu !

Mme de Sommières exhala un soupir fataliste et ferma les yeux. Elle se sentait incroyablement vieille tout à coup…

— Un à la fois ! Pas plus de trois minutes et pas un mot ! ordonna l’infirmière Vernon barrant l’entrée de la chambre du blessé. Qui passe en premier ?

— Moi ! fit Mme de Sommières avec décision.

Et elle entra.

La tête enturbannée de pansements, les paupières closes, le teint cireux, les lèvres décolorées, Aldo présentait une triste mine et la vieille dame ravala courageusement ses larmes mais jugea plus prudent de s’asseoir puis, se penchant, elle toucha doucement l’une des longues mains abandonnées de chaque côté du corps, s’imposant un rude effort pour ne pas la prendre dans les siennes afin de la réchauffer : elle était en effet à peine tiède… mais le blessé dut sentir sa présence et, soudain, il ouvrit les yeux :

— Tante… Amélie ! souffla-t-il avec l’ombre d’un sourire.

— Chut !… Tu ne dois pas parler !

Elle aurait chanté de joie et, cette fois, prit sa main et y mit un baiser avant de la reposer. Le temps imparti était déjà écoulé et elle se leva, franchit la porte sans se rendre compte de ce que les larmes inondaient son visage.

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