Une Étude En Rouge - Doyle Arthur Conan 3 стр.


– Quel impossible fatras! criai-je, en rejetant la revue sur la table. Je n’ai de ma vie lu de telles sornettes.

– Qu’est-ce que c’est? dit Sherlock Holmes.

– Eh bien! cet article! Je vois que vous l’avez lu, puisque vous l’avez marqué. Je ne nie point qu’il soit bien écrit. Mais il m’irrite tout de même. Il est évident que c’est là une théorie bâtie par un oisif qui, dans son fauteuil, de son cabinet de travail, déroule gentiment tous ces petits paradoxes. J’aimerais le coincer dans un wagon de seconde classe du métro pour lui demander de me dire les métiers de tous les voyageurs. J’engagerais avec lui un pari à mille contre un.

– Vous perdriez votre argent. Quant à l’article, j’en suis l’auteur.

– Vous?

– Oui. L’observation et la déduction, j’ai un faible pour ces deux choses-là. Les théories que j’ai formulées là et qui vous semblent si chimériques sont, en réalité, extrêmement pratiques, si pratiques que j’en dépends pour mon pain et mon sel.

– En quoi? dis-je, involontairement.

– Eh bien! j’ai un métier qui m’est propre. Je suppose que je suis son seul adepte au monde. Je suis détective consultant, si vous pouvez comprendre ce que c’est. Ici, à Londres, nous avons des quantités de détectives officiels, des quantités de détectives privés. Quand ces gens-là se trouvent en défaut, ils viennent à moi et je m’arrange pour les remettre sur la bonne piste. Ils m’exposent les faits, les témoignages et je peux, en général, grâce à ma connaissance de l’histoire criminelle, leur indiquer la bonne voie. Il y a une forte ressemblance de famille entre tous les méfaits, et si on possède sur le bout des doigts les détails d’un millier de crimes, il est bien extraordinaire que l’on ne puisse débrouiller le mille et unième. Lestrade est un détective bien connu. Dernièrement il s’est fourvoyé à propos d’une histoire de faux, et c’est ce qui l’a amené ici.

– Et les autres?

– Ils me viennent pour la plupart d’agences de recherches privées. Ce sont des gens qui se trouvent dans l’embarras pour une chose ou une autre et qui ont besoin d’être renseignés, d’y voir plus clair. J’écoute leur histoire, ils écoutent mes conseils et j’empoche mes honoraires.

– Mais vous ne prétendez pas que, sans quitter votre chambre, vous pouvez résoudre ces difficultés à quoi d’autres n’ont pu rien comprendre, alors qu’eux ont tout vu?

– Exactement. J’ai sous ce rapport une sorte d’intuition. De temps en temps il se présente un cas plus compliqué. Alors il faut que je me démène un peu et que je voie les choses de mes propres yeux. Vous comprenez, j’ai énormément de connaissances spéciales que j’applique au problème et qui me facilitent étonnamment les choses. Les règles de déduction exposées dans l’article qui vient de provoquer votre mépris me sont d’une valeur inestimable dans la pratique. L’observation, chez moi, est une seconde nature. Vous avez paru surpris quand, à notre première rencontre, je vous ai dit que vous reveniez de l’Afghanistan.

– On vous l’avait dit, sans doute.

– Pas du tout. Je savais que vous reveniez de l’Afghanistan. Par suite d’une longue habitude, toute une série de pensées m’a si rapidement traversé l’esprit que je suis arrivé à cette conclusion sans avoir eu conscience des étapes intermédiaires. Ces étapes existent pourtant. Mon raisonnement coordonné, le voici. Ce gentleman est du type médecin, mais il a l’air d’un militaire. Sûrement c’est un major. Il revient des tropiques, car son visage est très brun, mais ce n’est pas la couleur naturelle de sa peau, puisque ses poignets sont blancs. Il a enduré des privations, il a été malade: son visage l’indique clairement. Il a été blessé au bras, à en juger par la raideur peu naturelle de celui-ci. Dans quelle partie des tropiques un major de l’armée anglaise peut-il avoir subi tant de privations et avoir été blessé au bras? Évidemment en Afghanistan. Tout cet enchaînement de pensées n’a pas pris une seconde et je vous ai fait cette remarque que vous veniez de l’Afghanistan, dont vous avez été étonné.

– Expliqué ainsi, c’est assez simple, dis-je en souriant. Vous me rappelez le Dupin de Poe. Je ne supposais pas qu’un type de ce genre existait en dehors des romans.

Sherlock Holmes se leva et alluma sa pipe.

– Sans doute croyez-vous me faire un compliment en me comparant à Dupin. Or, à mon avis, Dupin était un être très inférieur. Cette façon qu’il avait de deviner les pensées de ses amis après un quart d’heure de silence était très prétentieuse et superficielle. Il avait, sans doute, un certain génie de l’analyse, mais il n’était nullement un phénomène comme Poe semblait l’imaginer.

– Avez-vous lu les ouvrages de Gaboriau? Lecoq approche-t-il de votre idée d’un détective?

Sherlock Holmes eut un mouvement ironique.

– Lecoq, dit-il d’un ton irrité, Lecoq était un gaffeur. Il n’avait qu’une chose en sa faveur: son énergie. Ce livre m’a positivement rendu malade. Il s’agissait d’identifier un prisonnier inconnu. Je l’aurais fait, moi, en vingt-quatre heures. Lecoq y a mis un mois ou presque. Cet ouvrage pourrait constituer à l’usage des détectives un livre élémentaire destiné à leur apprendre ce qu’il faut éviter.

Je ressentais quelque indignation de voir ainsi maltraiter deux personnages que j’avais admirés. Je m’avançai jusqu’à la fenêtre et restai là à regarder la rue affairée, en pensant: «Ce garçon-là est peut-être très fort, mais il est certainement très fat.»

Il n’y a pas de crimes et il n’y a pas de criminels de nos jours, dit-il d’un ton de regret. À quoi cela sert-il d’avoir un cerveau dans notre profession? Je sais bien que j’ai en moi ce qu’il faut pour que mon nom devienne célèbre. Il n’y a aucun homme, il n’y en a jamais eu qui ait apporté une telle somme d’étude et de talent naturel à la déduction du crime. Et quel en est le résultat? Il n’y a pas de crimes à découvrir; tout au plus quelque maladroite crapulerie ayant des motifs si transparents que même un agent de Scotland Yard y voit clair tout de suite.

Sa manière prétentieuse continuait de m’ennuyer; je crus qu’il valait mieux changer le sujet de la conversation.

– Je me demande ce que cherche ce type là-bas, demandai-je, désignant un grand individu habillé simplement qui suivait l’autre côté de la rue, en examinant anxieusement les numéros.

Il tenait à la main une grande enveloppe bleue et, de toute évidence, portait un message.

– Vous parlez de ce sergent d’infanterie de marine? dit Sherlock Holmes.

«Prétention et vantardise! pensai-je à part moi. Il sait bien que je ne peux vérifier ce qu’il prétend deviner.»

Cette pensée m’avait à peine passé par la tête que l’homme que nous regardions, apercevant le numéro de notre maison, traversa la rue en courant. Nous entendîmes frapper bruyamment à la porte d’entrée, puis une grosse voix, et enfin des pas lourds qui montaient l’escalier.

– Pour M. Sherlock Holmes, dit-il en entrant dans notre studio et en tendant la lettre à mon ami.

Une occasion se présentait de rabattre un peu la vanité de Holmes qui ne la prévoyait guère tout à l’heure, quand il se livrait à ses conjectures hasardeuses.

– Puis-je vous demander, mon brave, dis-je doucement, quel est votre métier?

– Commissionnaire, monsieur, dit-il d’une voix brusque. Mon uniforme est en réparation.

– Et qu’est-ce que vous faisiez avant?

Ce disant, je regardais malicieusement mon compagnon.

– Sergent, monsieur, dans l’infanterie de marine. Pas de réponse, monsieur? Parfait.

Il fit claquer ses talons l’un contre l’autre, leva la main pour nous saluer et disparut.

Chapitre III Le mystère de Lauriston Gardens

Cette preuve toute fraîche que les théories de mon compagnon étaient applicables m’ébranla. Du même coup, crût mon respect pour sa puissance d’analyse. Toutefois, je me demandais encore si tout cela n’avait pas été préparé pour m’éblouir; mais quel intérêt aurait eu Sherlock Holmes à m’en imposer de la sorte? Je le regardai; il avait fini de lire la lettre et ses yeux avaient pris une expression vague, terne, qui marquait chez lui la préoccupation.

«Comment diable avez-vous pu deviner cela? demandai-je.

– Deviner quoi? fit-il sans aménité.

– Eh bien, qu’il était un sergent de marine en retraite?

– Je n’ai pas de temps à perdre en bagatelles! répondit-il avec brusquerie avant d’ajouter dans un sourire: excusez ma rudesse! Vous avez rompu le fil de mes pensées. Mais c’est peut-être aussi bien. Ainsi donc vous ne voyiez pas que cet homme était un sergent de marine?

– Non, certainement pas!

– Décidément, l’explication de ma méthode me coûte plus que son application! Si l’on vous demandait de prouver que deux et deux font quatre, vous seriez peut-être embarrassé; et cependant, vous êtes sûr qu’il en est ainsi. Malgré la largeur de la rue, j’avais pu voir une grosse ancre bleue tatouée sur le dos de la main du gaillard. Cela sentait la mer. Il avait la démarche militaire et les favoris réglementaires; c’était, à n’en pas douter, un marin. Il avait un certain air de commandement et d’importance. Rappelez-vous son port de tête et le balancement de sa canne! En outre, son visage annonçait un homme d’âge moyen, sérieux, respectable. Tous ces détails m’ont amené à penser qu’il était sergent.

– C’est merveilleux! m’écriai-je.

– Peuh! L’enfance de l’art! dit Holmes, mais d’un air qui me parut trahir sa satisfaction devant ma surprise et mon admiration manifestes. Tout à l’heure, j’ai dit qu’il n’y avait plus de criminels. J’avais tort, à ce qu’il paraît. Voyez plutôt.»

Il me lança la lettre apportée par le commissionnaire.

«C’est épouvantable! m’écriai-je après avoir parcouru quelques lignes.

– Voilà qui semble, en effet sortir de l’ordinaire, dit-il avec sang-froid. Auriez-vous l’obligeance de me la relire à haute voix?

Voici la lettre:

«Cher Monsieur Sherlock Holmes,

«Il y a eu une triste affaire au numéro trois de Lauriston Gardens, qui aboutit à Brixton Road. Vers deux heures du matin, notre agent de service vit une lumière dans la maison; ce fait éveilla ses soupçons, car il s’agit d’une maison inhabitée. Il trouva la porte ouverte et, dans la pièce de devant, qui est sans meuble, il découvrit la dépouille mortelle d’un individu bien mis, ayant dans sa poche des cartes au nom d’Enoch J. Drebber, Cleveland, Ohio, U.S.A. Il n’y a pas eu de vol et il n’y a pas non plus d’indice qui nous révèle la façon dont cet homme a trouvé la mort. On a relevé des traces de sang dans la pièce, mais le cadavre ne porte aucune blessure. Nous ne nous expliquons pas sa présence dans cette maison vide; en fait, cette affaire est un casse-tête! Si vous pouvez venir sur les lieux avant midi, vous m’y trouverez. En attendant votre réponse, j’ai laissé tout comme c’était. Si vous ne pouvez pas venir, je vous communiquerai de plus amples détails. Vous m’obligeriez beaucoup en me réservant la faveur de me dire votre opinion.

«Agréez, cher Monsieur, etc.

Tobias Gregson.»

«Gregson est le meilleur limier de Scotland Yard, dit mon ami. Lui et Lestrade sont le dessus du panier, ce qui ne veut pas dire qu’ils valent grand-chose! Rapides et énergiques, ils sont en revanche routiniers de façon scandaleuse. Par-dessus le marché, ils travaillent à couteaux tirés: jaloux l’un de l’autre comme des vedettes! L’affaire ne manquera pas de piquant si on les lance tous deux sur la piste!»

Sa tranquillité me renversait. Je m’écriai:

«Vous n’avez pas un moment à perdre! Faut-il aller vous chercher un fiacre?

– Je ne sais pas encore si j’irai là-bas. Il n’y a pas plus paresseux que moi, du moins quand la flemme me prend; d’autres fois, je suis assez allant…

– Mais c’est la chance de votre vie, Holmes!

– Bah! En supposant que je tire la chose au clair, vous pouvez être sûr que Gregson, Lestrade et consorts s’en attribueront tout le mérite. C’est l’inconvénient de ne pas être un personnage officiel.

– Gregson mendie votre aide…

– En effet, il reconnaît que je lui suis supérieur; il me l’avoue bien dans le tête-à-tête, mais il s’arracherait la langue plutôt que d’en convenir en présence d’un tiers! Allons quand même voir. Je ferai ma petite enquête personnelle. Si je n’y trouve pas mon compte, du moins je m’amuserai aux dépens de mes collègues… En route!»

Chez lui succéda soudain à sa flemme un accès d’activité; il sauta sur son pardessus, puis:

«Prenez votre chapeau, dit-il.

– Vous voulez bien de moi?

– Oui, si vous n’avez rien de mieux à faire!»

L’instant d’après, nous roulions ensemble à une allure vertigineuse vers Brixton Road.

La matinée était brumeuse, nuageuse. Le voile brun foncé qui enveloppait le toit des maisons semblait le reflet des rues pleines de boue. Mon compagnon était en verve. Il discourait sur les violons de Crémone, sur les mérites relatifs du stradivarius et de l’amati. Quant à moi, je restais silencieux, déprimé par le temps maussade comme par la lugubre affaire où nous nous engagions.

A la fin, j’interrompis Holmes au beau milieu de sa dissertation.

«Vous ne semblez pas penser beaucoup à l’affaire.

– Faute de données, répondit-il. Chercher une explication avant de connaître tous les faits est une erreur capitale. Le jugement s’en trouve faussé.

– Vous aurez bientôt vos données, dis-je. Car nous arrivons à Brixton Road. Voici la maison, si je ne me trompe.

– En effet… Conducteur, arrêtez-nous!»

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