Nous en avions encore pour une centaine de mètres, mais il insista pour descendre tout de suite. Nous fîmes à pied le reste du chemin.
Le numéro 3 de Lauriston Gardens offrait un aspect sinistre et menaçant. C’était une des quatre maisons qui se dressaient en retrait à quelque distance de la rue; deux d’entre elles étaient habitées, les deux autres étaient vides. La dernière avait trois rangées de fenêtres sans rideaux, mélancoliques, nues, désolées; ici et là, sur les vitres sales, s’étalait un écriteau: «A louer». Un petit jardin parsemé de touffes de plantes malingres séparait chaque maison de la rue; il était traversé par une allée étroite de couleur jaunâtre, mélange d’argile et de gravier. La pluie tombée pendant la nuit avait tout détrempé. Le jardin était bordé par un mur de briques, haut d’un mètre et muni d’une balustrade en bois. A ce mur était adossé un robuste agent de police entouré d’un petit groupe de badauds qui allongeaient le cou et écarquillaient les yeux dans le vain espoir de surprendre quelque chose de l’enquête menée à l’intérieur.
Je m’étais imaginé que Sherlock Holmes s’engouffrerait dans la maison pour se plonger aussitôt en plein mystère.
Au contraire, il prit un air insouciant qui, en la circonstance, frisait l’affectation; nonchalamment, il arpenta le trottoir, effleurant du regard le sol, le ciel, les maisons d’en face, la balustrade. Puis il descendit l’allée ou plutôt la bordure d’herbe qui longeait l’allée, les yeux rivés au gazon. Il s’arrêta à deux reprises. Une fois, je l’entendis pousser un cri de joie. Le sol humide et argileux avait conservé les empreintes de plusieurs pas. Mais, comme les policiers, dans leurs allées et venues, l’avaient foulé tant et plus, je ne pouvais m’expliquer que mon compagnon pût encore en espérer quelque révélation. Toutefois, je savais que là où, moi, je n’apercevais rien, lui distinguait une foule de choses: il m’avait déjà donné une preuve extraordinaire de l’acuité de son regard.
A la porte d’entrée, un homme de haute taille nous accueillit; il avait un visage blafard et des cheveux couleur de lin; il tenait à la main un calepin. Il se précipita et serra avec reconnaissance la main de mon compagnon.
«C’est vraiment chic à vous d’être venu! dit-il. J’ai laissé tout intact.
– A part le jardin, répondit mon ami en désignant l’allée. Un troupeau de bisons n’aurait pas fait plus de dégâts! J’espère que vous avez pris la précaution d’examiner le terrain avant d’autoriser vos hommes à le piétiner…
– C’est que j’ai eu beaucoup de choses à faire là-dedans, répondit évasivement le détective. Mon collègue M. Lestrade est sur les lieux. J’avais pensé qu’il s’en chargerait.»
Holmes me jeta un coup d’œil, puis relevant les sourcils:
«Quand deux hommes tels que vous et Lestrade sont sur le même terrain, dit-il ironiquement, que reste-t-il à faire à un troisième?»
Gregson se frotta les mains content de lui-même.
«J’estime que nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir, répondit-il. Mais c’est un cas étrange et je connais votre goût pour ce genre d’affaires.
– Vous n’êtes pas venu en fiacre? demanda Sherlock Holmes.
– Non.
– Et Lestrade?
– Non plus…
– Alors, allons voir la chambre.»
Sur cette conclusion inattendue, il pénétra à grands pas dans la maison, suivi de Gregson étonné.
Un petit corridor au plancher nu et poussiéreux conduisait à la cuisine et à l’office. A gauche et à droite, il y avait deux portes: l’une était apparemment fermée depuis plusieurs semaines; l’autre donnait sur la salle à manger, la pièce même où s’était accompli le crime. Holmes y pénétra et je le suivis, non sans appréhension.
C’était une grande chambre carrée que l’absence de tout meuble agrandissait encore. Un papier vulgaire tendait les murs, souillé de taches d’humidité: par place il pendait en longues déchirures qui laissaient à découvert le plâtre jaune. En face de la porte était une cheminée prétentieuse. A un bout de la tablette en faux marbre blanc, on avait planté une bougie rouge. L’unique fenêtre, très sale, filtrait une lueur trouble et incertaine qui faisait apparaître gris foncé toutes les choses, du reste ensevelies sous une épaisse couche de poussière.
Ces détails, je les observai un peu plus tard. Mon attention fut d’abord captée par la forme humaine sinistrement immobile qui gisait sur le parquet; grands ouverts, les yeux vides regardaient avec fixité le plafond déteint. C’était le cadavre d’un homme d’environ quarante-trois, quarante-quatre ans, de taille moyenne, large d’épaules, avec des cheveux noirs et crépus et une barbe de trois jours. Il portait un habit et un gilet de drap épais et un pantalon clair. Son col et ses manchettes étaient d’une blancheur immaculée. Un chapeau haut de forme, bien brossé et lustré, était posé sur le parquet, à côté de lui. Ses mains étaient crispées et ses bras étendus, tandis que ses membres inférieurs étaient entrecroisés. L’agonie avait dû être douloureuse! Son visage rigide conservait une expression d’horreur; je crus y lire de la haine aussi. Une grimace méchante, un front bas, un nez épaté, une mâchoire avancée donnaient à la victime une apparence simiesque. Sa posture insolite, recroquevillée, accusait encore davantage cette ressemblance. Il m’a été donné de voir la mort sous bien des aspects, mais elle ne m’est jamais apparue plus effroyable que dans cette maison macabre qui donnait sur l’une des artères principales de la banlieue de Londres.
Lestrade, mince de taille, la mine chafouine, se tenait près de la porte. Il nous salua.
«Cette affaire fera sensation! dit-il. Elle passe tout ce que j’ai vu, et pourtant je ne suis plus un nouveau-né!
– Toujours pas d’indice? s’enquit Gregson.
– Toujours pas!» répondit Lestrade en écho.
Sherlock Holmes s’approcha du corps. Il s’agenouilla et l’examina attentivement.
«Vous êtes sûrs qu’il n’a pas été blessé? demanda-t-il en montrant du doigt alentour des caillots et des éclaboussures de sang.
– Absolument! s’exclamèrent ensemble les deux détectives.
– Il faut donc que ce sang appartienne à un autre individu, au meurtrier, si meurtre il y a. Cela me rappelle les circonstances qui ont accompagné la mort de van Jansen, à Utrecht, en 1834. Vous souvenez-vous de cette affaire, Gregson?
– Non, je ne m’en souviens pas.
– Eh bien, informez-vous, vous ne perdrez pas votre temps. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Tout ce qui est, a déjà été.»
Tandis que Sherlock Holmes parlait, ses doigts agiles voltigeaient ici, là, partout; ils palpaient, pressaient, déboutonnaient, fouillaient. Entre-temps, ses yeux avaient l’air lointain que j’avais déjà remarqué. L’examen fut fait avec une minutie qu’on n’aurait pas soupçonnée, tant il avait été rapide. Pour finir, il flaira les lèvres du mort, puis jeta un coup d’œil sur les semelles de ses chaussures vernies.
«On ne l’a pas changé de place? demanda-t-il.
– On l’a remué seulement pour l’examiner.
– Vous pouvez le porter à la morgue, dit Sherlock Holmes. Il ne peut plus rien m’apprendre.»
Gregson avait à sa disposition une civière et quatre hommes. Ceux-ci arrivèrent à son appel; ils soulevèrent le cadavre et l’emportèrent. Au moment où on l’enlevait, une bague tomba avec un son clair et roula sur le parquet. Lestrade s’en saisit et l’examina, l’air perplexe.
«Il y a une femme ici! s’exclama-t-il. C’est l’alliance d’une femme!»
Pour nous faire voir l’objet, tout en parlant, il l’avait posé sur la paume de sa main. Nous fîmes cercle autour de lui, tout yeux. Ce petit anneau en or avait, à n’en pas douter, orné jadis le doigt d’une mariée.
«Ceci complique les choses, dit Gregson. Elles étaient pourtant assez compliquées comme ça!
– N’en sont-elles pas plutôt simplifiées? dit Holmes. Rien ne sert de rester les yeux fixés sur la bague. Qu’est-ce que vous avez trouvé dans les poches de la victime?
– Tout est là, répondit Gregson, pointant du doigt des objets en tas sur la dernière marche de l’escalier. Une montre en or, numéro 97163, par Barraud, de Londres. Une chaîne giletière en or très lourde et très solide. Une bague d’or avec une devise maçonnique. Une épingle d’or à tête de bouledogue, avec des yeux en rubis. Un porte-cartes en cuir de Russie, contenant des cartes d’Enoch J. Drebber, de Cleveland, auxquelles correspondent les initiales E. J. D. du linge. Pas de bourse, mais de l’argent: sept livres treize shillings. Il y a encore une édition de poche du Décaméron portant sur la feuille de garde le nom de Joseph Stangerson; et enfin deux lettres: l’une est adressée à E. J. Drebber et l’autre, à ce Joseph Stangerson.
– A quelle adresse?
– American Exchange, Strand, poste restante. Les deux lettres proviennent de la Compagnie de navigation à vapeur Guion et il est question du départ de leurs bateaux de Liverpool. Il est clair que ce malheureux se disposait à repartir pour New York.
– Avez-vous fait des recherches au sujet de ce Stangerson?
– Immédiatement, dit Gregson. J’ai envoyé des avis à tous les journaux, et un de mes hommes est allé à l’American Exchange. Il n’est pas encore revenu.
– Avez-vous câblé à Cleveland?
– Ce matin même.
– Comment avez-vous rédigé votre demande?
– Nous avons tout simplement exposé les circonstances et dit que nous accueillerions avec reconnaissance tout renseignement pouvant nous être utile.
– Vous n’avez pas insisté sur un renseignement capital?
– Stangerson? J’ai demandé qui il est.
– C’est tout? N’y a-t-il pas un fait sur lequel repose tout l’affaire? Ne câblerez-vous pas de nouveau?
– J’ai dit tout ce que j’avais à dire», répondit Gregson, prenant un air offensé.
Sherlock Holmes rit sous cape. Il s’apprêtait à faire une observation quand Lestrade – il était rentré dans la chambre tandis que nous en causions dans le vestibule – réapparut sur la scène en se frottant les mains avec suffisance.
«Monsieur Gregson, dit-il, je viens de découvrir une chose de la plus grande importance. Elle serait passée inaperçue si je n’avais pas examiné soigneusement les murs.»
Les yeux du petit homme jetaient des étincelles. Il contenait à peine sa joie de damer le pion à un collègue.
«Venez! fit-il en retournant avec empressement dans la chambre dont l’atmosphère semblait purifiée depuis l’enlèvement du cadavre. Bon. Maintenant, restez-là…»
Il frotta une allumette contre sa semelle et l’éleva vers le mur.
«Regardez! s’écria-t-il triomphalement.
J’avais remarqué que le papier s’était décollé par endroits. Dans ce coin de la chambre, un grand morceau décollé laissait à découvert un carré de plâtre jaune. En travers de cet espace nu, on avait griffonné en lettres de sang ce seul mot: RACHE.
«Qu’est-ce que vous pensez de ça, s’écria le détective. Nous ne l’avions pas vu parce que c’était dans le coin le plus sombre. Personne n’a pensé à regarder par là. L’assassin a écrit avec son propre sang. Voyez cette traînée qui a dégouliné le long du mur! En tout cas, toute hypothèse de suicide se trouve écartée désormais. Et pourquoi avoir choisi ce coin? Je vais vous le dire. Vous voyez cette bougie, sur la cheminée? Elle était allumée: ce coin qui est maintenant dans la partie la plus obscure se trouvait alors dans la plus éclairée.
– Et quel sens prêtez-vous à votre trouvaille? demanda Gregson d’un ton dédaigneux.
– Quel sens? Eh bien, on allait écrire Rachel, mais on a été dérangé. Retenez ce que je vous dis: quand on aura éclairci cette affaire, on saura qu’une femme prénommée Rachel était dans le coup… Riez, riez, monsieur Sherlock Holmes! Vous pouvez être brillant et astucieux; mais, à la fin, on s’apercevra que le vieux limier est encore le meilleur!
– Je vous demande bien pardon! dit mon compagnon qui avait irrité le petit homme en pouffant de rire. Sans conteste, le mérite de cette découverte vous revient comme vous le dites. Tout prouve que l’inscription a été faite par l’autre acteur du crime. Je n’ai pas encore eu le temps d’examiner cette chambre; mais, si vous m’y autorisez, je vais le faire à présent.»
Tout en parlant, il sortit brusquement de sa poche un mètre en ruban et une grosse loupe ronde. Muni de ces deux instruments, il trotta sans bruit dans la pièce; il s’arrêtait, il repartait; de temps à autre, il s’agenouillait et, même une fois, il se coucha à plat ventre. Il semblait avoir oublié notre présence; il monologuait sans cesse à mi-voix; c’était un feu roulant ininterrompu d’exclamations, de murmures, de sifflements, et de petits cris d’encouragement et d’espoir. Il me rappelait invinciblement un chien courant de bonne race et bien dressé, qui s’élance à droite puis à gauche à travers le hallier, et qui, dans son énervement, ne s’arrête de geindre que lorsqu’il retrouve la trace. Pendant plus de vingt minutes, Holmes poursuivit ses recherches; il mesurait avec le plus grand soin l’espace qui séparait deux marques invisibles pour moi, et, de temps à autre, tout aussi mystérieusement, il appliquait son mètre contre le mur. A un endroit du parquet, il mit, avec précaution, un peu de poussière en tas, puis la recueillit dans une enveloppe. Finalement, avec la plus grande minutie, il étudia à la loupe chaque lettre du mot inscrit sur le mur. Cela fait, il parut satisfait; il remit dans sa poche le mètre et la loupe.
«On a dit que le génie n’est qu’une longue patience, dit-il en souriant. Ce n’est pas très exact, mais cela s’applique assez bien au métier de détective.»
Gregson et Lestrade avaient observé les manœuvres de l’amateur avec beaucoup de curiosité et un peu de mépris. Ils ne se rendaient évidemment pas compte d’un fait qui m’apparaissait enfin: les plus petites actions de Sherlock Holmes tendaient toutes vers un but défini et pratique.