La Vallée De La Peur - Doyle Arthur Conan 10 стр.


– Et par certains côtés nous heurter à un mystère plus indéchiffrable encore, ajouta White Mason. Mme Douglas n'est jamais allée en Amérique. Quelle relation possible aurait-elle avec un assassin américain – relation assez forte pour l'inciter à le protéger?

– J'admets toutes les difficultés qui se présentent, dit Holmes. Je me propose de procéder ce soir à une petite enquête de mon cru, et il n'est pas impossible qu'elle contribue à la cause commune.

– Pouvons-nous vous aider, monsieur Holmes?

– Non, non! L'obscurité et le parapluie du docteur Watson. Mes besoins sont modestes. Et Ames, le fidèle Ames, me fera bien une petite concession. Toutes mes pensées convergent invariablement sur le même problème de base: pourquoi un athlète développe-t-il ses muscles avec un instrument aussi anormal qu'un seul et unique haltère?

Il était tard lorsque Holmes rentra de son excursion solitaire. Nous couchions dans une chambre à deux lits: c'était le maximum qu'avait pu faire pour nous une petite auberge de campagne. J'étais déjà endormi quand il arriva.

– Alors, Holmes, murmurai-je, avez-vous découvert quelque chose?

Il se tenait près de moi sans parler, une bougie à la main. Il se pencha pour me chuchoter à l'oreille:

– Dites, Watson, vous n'avez pas peur de dormir dans la même chambre qu'un fou, un âne bâté, un individu au cerveau ramolli, un idiot qui a perdu la raison?

– Pas le moins du monde, répondis-je tout étonné.

– Eh bien! c'est heureux! soupira-t-il.

Et sans un mot de plus, il se coula entre les draps.

CHAPITRE VII La solution

Le lendemain matin, après le petit déjeuner, nous nous rendîmes auprès de l'inspecteur MacDonald et de M. White Mason; ils étaient réunis dans la salle du commissariat de police local. Sur la table derrière laquelle ils étaient assis, des lettres et des télégrammes soigneusement classés s'empilaient.

– Toujours sur la trace du cycliste insaisissable? leur demanda gaiement Holmes. Quelles sont les dernières nouvelles de ce coquin?

MacDonald désigna d'un geste maussade son tas de correspondance.

– Il est simultanément signalé à Leicester, Nottingham, Southampton, Derby, East Ham, Richmond, et dans quatorze autres lieux. Dans trois endroits, East Ham, Leicester et Liverpool, il est arrêté. Le pays semble regorger de fugitifs à pardessus jaune.

– Mes pauvres amis! s'exclama Holmes d'une voix empreinte de la plus cordiale sympathie. Mais écoutez-moi, monsieur Mac, et vous, monsieur White Mason! Je voudrais vous donner un avis très sérieux. Quand je me suis intéressé à l'affaire, j'ai déclaré, vous vous en souvenez certainement, que je ne vous présenterais pas de théories à moitié prouvées, mais que je travaillerais en franc-tireur tant que je ne serais pas sûr de l'exactitude de mes hypothèses. Voilà la raison qui m'empêche de vous confier dès maintenant tout, ce que j'ai dans la tête. Par ailleurs, j'ai dit que je jouerais loyalement le jeu avec vous: or je ne crois pas qu'il soit loyal de ma part de vous laisser gaspiller votre énergie sur des tâches inutiles et sans profit. Je suis donc venu vous voir ce matin pour vous donner mon avis. Cet avis se résume en trois mots: abandonnez l’affaire.

MacDonald et White Mason regardèrent avec ahurissement leur célèbre collègue.

– Vous la considérez comme désespérée? s'écria l'inspecteur.

– Je considère que l'affaire, telle que vous la menez, est désespérée. Mais je ne considère pas qu'il faille désespérer d'atteindre la vérité.

– Pourtant, ce cycliste! Il n'est pas une invention, tout de même! Nous avons son signalement, sa valise, sa bicyclette. Il doit bien se trouver quelque part! Pourquoi ne mettrions-nous pas la main dessus?

– Si, si! Sans aucun doute il se trouve quelque part, et sans aucun doute nous le trouverons, mais je ne voudrais pas que vous perdiez votre temps du côté de Liverpool ou de East Ham. Je suis certain que nous parviendrons au but dans un rayon beaucoup plus restreint.

– Vous nous cachez quelque chose. Ce n'est pas chic de votre part! protesta l'inspecteur, visiblement contrarié.

– Vous connaissez mes méthodes, monsieur Mac. Ce que je sais, je vous le cacherai le moins de temps possible. Je désire seulement vérifier les détails; cette vérification sera bientôt faite; après quoi je vous tirerai ma révérence et rentrerai à Londres, non sans vous avoir communiqué tous mes résultats. Je me sens trop votre débiteur pour agir autrement, car j'ai beau fouiller dans ma mémoire, je ne me rappelle pas une étude plus singulière et plus intéressante.

– Tout cela me dépasse, monsieur Holmes. Nous vous avons vu hier soir, à notre retour de Tunbridge Wells, et vous étiez d'accord, en gros, sur nos résultats. Que s'est-il donc passé entre-temps qui a transformé radicalement votre point de vue?

– Eh bien! puisque vous me le demandez, j'ai passé quelques heures hier soir au manoir.

– Et alors?

– Ah! Pour le moment, il m'est impossible de sortir des généralités. À propos, j'ai lu un document bref, mais clair et passionnant, sur le manoir; je l'avais acheté pour la modique somme d'un penny chez le buraliste local…

Holmes tira de la poche de sa veste une petite feuille de papier ornée d'une gravure rudimentaire représentant l'ancien château féodal.

– … Ce genre de document ajoute énormément au piquant d'une enquête, mon cher monsieur Mac, quand on éprouve de l'attrait pour l'atmosphère historique du lieu. Ne vous impatientez pas! Je vous assure qu'un texte, même dépouillé comme celui-ci, procure à l'esprit une bonne représentation du passé. Permettez-moi de vous en lire un extrait: «Érigé dans la cinquième année du règne de Jacques II, construit sur l'emplacement d'un château beaucoup plus ancien, le manoir de Birlstone offre l'une des plus belles images intactes d'une résidence à douves de l'époque des Jacques…»

– Vous vous moquez de nous, monsieur Holmes!

– Tut, tut, monsieur Mac! Voilà la première fois, depuis que je vous connais, que je vous vois manifester de la mauvaise humeur. Bon. Je ne poursuivrai pas ma lecture puisqu'elle semble vous ennuyer. Mais si j'ajoute néanmoins que ce document fait état de la prise du manoir par un colonel du Parlement en 1644, du fait que le roi Charles s'y est caché quelques jours pendant la guerre civile, et que George II y a séjourné, vous conviendrez qu'il y a place pour diverses associations d'idées.

– Je n'en doute pas, monsieur Holmes, mais ce n'est pas notre affaire.

– Tiens, tiens! Vous croyez? La largeur de vues, mon cher monsieur Mac, est l'une des qualités essentielles de notre profession. L'effet réciproque des idées et l'usage oblique de la culture présentent fréquemment un intérêt extraordinaire. Vous pardonnerez ces observations à un homme qui, bien que vulgaire amateur en science criminelle, est plus âgé et peut-être plus expérimenté que vous.

– Je suis le premier à en convenir, répondit le détective spontanément. Vous parvenez au but, je l'admets, mais vous avez une manière un peu enveloppée d'y arriver.

– Bien! Je laisserai tomber l'histoire du passé, et j'en viendrai aux faits du présent. Je me suis rendu, comme je vous l'ai déjà dit, hier soir au manoir. Je n'ai vu ni M. Barker, ni Mme Douglas. Je ne voyais pas la nécessité de les déranger, mais j'ai été heureux d'apprendre que la châtelaine ne dépérissait pas à vue d'œil et qu'elle avait fort bien dîné. Ma visite avait spécialement pour objet ce bon M. Ames, avec qui j'ai échangé quelques amabilités qui se sont terminées par son autorisation, dont il ne parlera à personne, à demeurer seul quelque temps dans le bureau du crime.

– Comment! À côté de… m'écriai-je.

– Non. Tout est maintenant remis en ordre. Vous en avez accordé la permission, monsieur Mac, d'après ce qui m'a été dit. La pièce se trouvait donc dans son état normal, et j'y ai passé des moments instructifs.

– Comment cela?

– Eh bien! je ne vous ferai pas mystère d'une chose aussi simple: je cherchais l'haltère manquant. Dans mon appréciation des faits, l'haltère disparu pesait très lourd. J'ai fini par le retrouver.

– Où?

– Ah! Là nous touchons au domaine de ce qui n'est pas vérifié. Laissez-moi poursuivre encore un tout petit peu mes investigations, et je vous promets que vous saurez ensuite tout ce que je sais.

– Nous sommes bien obligés d'en passer par où vous voulez, grogna l'inspecteur. Mais de là à admettre que nous devons abandonner l'affaire… Enfin, au nom du Ciel, pourquoi abandonner l'affaire?

– Pour la simple raison, mon cher monsieur Mac, que vous n'avez pas la moindre idée du but de votre enquête.

– Nous enquêtons sur le meurtre de M. John Douglas du manoir de Birlstone.

– Eh bien! oui! Voilà sur quoi vous enquêtez. Mais ne prenez pas la peine de rechercher le mystérieux touriste à bicyclette. Je vous affirme que cette recherche ne vous mènera à rien.

– Alors, que nous suggérez-vous?

– Je vous dirai exactement quoi faire, si vous le faites.

– Ma foi, je reconnais que vous avez toujours eu raison en dépit de toutes vos bizarreries. Je ferai ce que vous me conseillerez.

– Et vous, monsieur White Mason?

Le détective local faisait une drôle de tête. M. Holmes et ses méthodes, c'était du nouveau à Birlstone.

– Eh bien! puisque l'inspecteur s'en contente, je m'en contenterai moi aussi, répondit-il piteusement.

– Bravo! fit Holmes. Je vais donc vous recommander à tous deux une excellente petite promenade à la campagne. On m'a dit que le panorama sur le Weald, de la crête de Birlstone, était tout à fait remarquable. Sans aucun doute, nous pourrons déjeuner dans une hôtellerie convenable, bien que mon ignorance du pays m'interdise d'en citer une. Ce soir, fatigués mais contents…

– Mon cher, vous dépassez les limites de la plaisanterie! s'exclama MacDonald, qui, furieux, se leva de sa chaise.

– Bon! Passez donc la journée comme vous l'entendrez, dit Holmes en lui administrant de petites tapes sur l'épaule. Faites ce qui vous plaira et allez où vous voudrez, mais retrouvez-moi ici sans faute avant ce soir. Sans faute, monsieur Mac!

– C'est de la folie pure!

– Je voulais vous donner un excellent conseil. Mais je n'insiste plus, du moment que vous serez ici à l'heure où j'aurai besoin de vous. Maintenant, avant que je vous quitte, je désire que vous écriviez un mot à M. Barker.

– Oui?

– Je vous le dicterai, si vous préférez. Prêt?

«Cher Monsieur,

J'ai pensé qu'il est de notre devoir de vider la douve, dans l'espoir que nous pourrions trouver…»

– Impossible! protesta l'inspecteur. J'ai procédé à des recherches, pour savoir si c'était faisable: on ne peut pas assécher la douve.

– Tut, tut, mon cher monsieur! Écrivez, je vous prie, ce que je vous demande d'écrire.

– Bien. Continuez.

«… dans l'espoir que nous pourrions trouver un élément nouveau en rapport avec l'enquête. J'ai pris mes dispositions: les ouvriers se mettront au travail demain matin de bonne heure pour détourner le cours d'eau…»

– Je vous répète que c'est impossible!

«… pour détourner le cours d'eau. J'ai jugé préférable de vous en avertir au préalable.»

– À présent, signez. Faites remettre ce message en main propre vers quatre heures. C'est l'heure à laquelle nous nous retrouverons ici. En attendant, amusons-nous les uns et les autres comme il nous plaira, car je vous certifie que l'enquête en est arrivée au point mort.

Le soir tombait quand nous nous rencontrâmes à nouveau. Holmes était très sérieux; moi, j'étais curieux et les détectives visiblement sceptiques.

– Eh bien! messieurs, commença-t-il gravement, je vous prie maintenant de bien vouloir vérifier en ma compagnie tout ce que je vais vous soumettre. Vous jugerez par vous-même si les observations que j'ai faites justifient les conclusions auxquelles je suis parvenu. La soirée est fraîche, et j'ignore combien de temps durera notre expédition; aussi vous recommanderai-je de mettre vos vêtements les plus chauds. Il est de la première importance que nous soyons à notre poste avant qu'il fasse complètement nuit; avec votre permission, nous allons partir tout de suite.

Nous longeâmes la lisière extérieure du parc du manoir et nous arrivâmes devant une ouverture de la clôture. Nous nous glissâmes par ce trou; Holmes nous mena derrière un massif situé presque en face de la porte principale et du pont qui n'avait pas été relevé. Holmes s'accroupit derrière les lauriers; nous l'imitâmes.

– Alors, qu'allons-nous faire? interrogea MacDonald d'une voix bourrue.

– Armer nos âmes de patience et faire le moins de bruit possible, répondit Holmes.

– Mais enfin, pourquoi sommes-nous ici? Vraiment, je pense que vous auriez dû vous montrer plus franc!

Holmes se mit à rire.

– Watson, dit-il, revient toujours sur un thème qui lui est cher: il déclare que dans la vie réelle je suis un dramaturge. Il y a en moi une certaine veine artistique qui me réclame avec insistance sur la scène. Notre profession, monsieur Mac, serait bien terne, bien sordide, si nous ne procédions pas de temps en temps à une savante mise en scène pour glorifier nos résultats. L'inculpation brutale, la main au collet, que peut-on faire d'un pareil dénouement? Mais la subtile déduction, le piège malin, l'habile prévision des événements avenir, le triomphe vengeur des théories les plus hardies, tout cela n'est-il pas la fierté et la justification du travail de notre vie? À présent, vous frémissez sous l'enchantement de la situation, vous vibrez de l'anticipation du chasseur. Seriez-vous dans cet état si j’avais été aussi précis qu'un horaire de chemin de fer? Je vous demande seulement un peu de patience, monsieur Mac, et tout s'éclairera.

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