La Vallée De La Peur - Doyle Arthur Conan 11 стр.


– Eh bien! j'espère que la fierté, et la justification, et le reste nous seront accordés avant que nous soyons morts de froid! murmura le détective londonien avec une résignation comique.

Nous eûmes tous de bonnes raisons pour nous associer à ce vœu, car notre faction traîna fastidieusement en longueur. Lentement les ombres s'obscurcirent au-dessus de la façade sombre et allongée de la vieille maison. Une brume glacée venue de la douve nous gelait jusqu'aux os et nous faisait claquer des dents. Une seule lampe était allumée au-dessus de la porte; un globe lumineux brillait dans la pièce du crime. Ailleurs c'était la nuit noire.

– Combien de temps cela va-t-il durer? demanda tout à coup l'inspecteur. Et qu'est-ce que nous attendons ici?

– Je ne sais pas plus que vous quelle sera la durée de notre attente, répondit Holmes sèchement. Si les criminels réglaient toujours leurs déplacements comme des rames de métro, cela nous arrangerait tous. Quant à ce que nous… Hé bien! voici ce que nous attendions!

Tandis qu'il parlait, la lumière du bureau se trouva occultée par quelqu'un qui passait et repassait devant elle. Les lauriers où nous étions tapis étaient juste en face de la fenêtre et à guère plus d'une quarantaine de mètres. Bientôt la fenêtre s'ouvrit en grinçant et nous aperçûmes un profil masculin scrutant les ténèbres. Pendant quelques minutes, les yeux de l'homme fouillèrent la nuit d'une manière furtive, comme s'il voulait être sûr de ne pas être vu. Puis il se pencha en avant et, dans le silence absolu, nous entendîmes le léger clapotis d'une eau agitée. J'eus l'impression qu'il plongeait dans la douve un objet qu'il tenait à la main. Finalement il leva quelque chose, avec le mouvement du pêcheur qui a ferré un poisson: quelque chose de gros et de rond qui masqua la lumière en passant par la fenêtre ouverte.

– Maintenant! cria Holmes. Allons-y!

Nous bondîmes, titubant derrière lui tant nos membres étaient engourdis. Holmes, avec l'une de ces explosions d'énergie nerveuse qui pouvait faire de lui en certaines occasions l'homme le plus agile ou le plus fort que j'aie jamais connu, traversa à toutes jambes le pont-levis et sonna violemment. De l'autre côté de la porte, des verrous tournèrent; Ames, stupéfait, apparut sur le seuil. Holmes l'écarta sans un mot et, suivi de nous trois, se rua dans la pièce où se trouvait l'homme dont nous avions guetté les gestes.

La lampe à pétrole sur la table représentait le globe lumineux que nous avions vu de l'extérieur. Elle était pour l'instant dans la main de Cecil Barker, qui la dirigea vers nous quand nous entrâmes. Elle éclaira son visage résolu, énergique, ses yeux menaçants.

– Que signifie cela? s'écria-t-il. Que cherchez-vous donc?

Holmes jeta un rapide regard autour de lui, puis se précipita vers un paquet détrempé et ficelé qui avait été jeté sous le bureau.

– Voilà ce que nous cherchions, monsieur Barker. Ce paquet, lesté d'un haltère, que vous venez de retirer du fond de la douve.

Barker regarda Holmes avec stupéfaction.

– Comment diable connaissez-vous l'existence de cet haltère? demanda-t-il.

– Simplement parce que je l'avais placé là.

– Vous l'aviez placé là? Vous?

– Peut-être aurais-je dû dire: replacé là, rectifia Holmes. Vous vous rappelez, inspecteur MacDonald, que j'avais été frappé de l'absence d'un haltère. Je vous en avais parlé, mais sous la pression d’autres événements, vous n'aviez guère eu le temps de lui accorder la considération qui vous aurait permis d'en tirer quelques déductions. Quand l'eau est toute proche et qu'un poids manque, il n'est pas téméraire de supposer que quelque chose a été immergé. L'idée valait du moins la peine d'être vérifiée. Avec le concours d'Ames, qui m'a introduit dans la pièce, et le bec de la poignée du parapluie du docteur Watson, j'ai pu la nuit dernière relever ce paquet et l’examiner. Il était toutefois capital de pouvoir prouver qui l'avait placé là. Nous y sommes parvenus grâce à votre annonce de l'assèchement de la douve pour demain; elle obligeait en effet l'homme qui avait dissimulé ce paquet à le retirer dès que l'obscurité lui semblerait propice. Nous sommes là quatre témoins qui citeront le nom de celui qui a profité de l'occasion. Je pense donc, monsieur Barker, que vous allez devoir vous expliquer…

Sherlock Holmes posa le paquet encore dégouttant d'eau sur la table à côté de la lampe et défit la ficelle qui l'entourait. Il commença par extraire un haltère, qu'il envoya rejoindre son frère jumeau dans le coin. Puis il tira une paire de souliers.

– … Des souliers américains, comme vous le voyez! fit-il en désignant les bouts carrés.

Il plaça ensuite sur la table un long couteau dans sa gaine. Enfin il démêla un ballot de vêtements qui comprenait un assortiment de linge, des chaussettes, un costume de tweed gris, et un pardessus court et jaune.

– … Les vêtements sont ordinaires, déclara Holmes. Seul le par-dessus est assez suggestif…

Il l'étala tendrement devant la lumière; ses longs doigts minces coururent sur l'étoffe.

– … Ici, comme vous le constaterez, la poche intérieure se prolonge dans la doublure de telle sorte qu'elle peut amplement abriter un fusil scié. L'étiquette du tailleur est sur le col: «Neale, tailleur, Vermissa, USA.» J'ai passé l'après-midi dans la bibliothèque du directeur de l'école, et j'ai parfait ma culture en apprenant que Vermissa est une petite ville prospère située dans l'une des plus célèbres vallées de fer et de charbon des États-Unis. Si je me souviens bien, monsieur Barker, vous avez établi un rapport entre les districts miniers et la première femme de M. Douglas; il ne serait sans doute pas trop audacieux de déduire que le V.V. sur le carton trouvé auprès du mort signifie vallée de Vermissa, et que cette même vallée, qui envoie si loin des messagers de mort, est bien la vallée de la peur dont nous avons entendu parler. Tout cela est suffisamment clair. Et maintenant, monsieur Barker, à votre tour!

Le spectacle qu'offrit le visage de Cecil Barker pendant l'exposé du grand détective ne fut pas banal. La colère, la stupéfaction, la consternation et l'embarras s'y exprimèrent tour à tour. Finalement, il se réfugia dans l'ironie amère.

– Vous connaissez tellement de choses, monsieur Holmes, que vous feriez peut-être mieux de nous en dire davantage, ricana-t-il.

– Je pourrais sans doute vous en dire davantage, monsieur Barker, mais il serait plus gracieux de votre part de prendre le relais.

– Oh! vous croyez? Eh bien! tout ce que je puis dire est que s'il existe un secret ici, il n'est pas mon secret, et que je ne suis pas homme à le trahir!

– Si vous le prenez ainsi, monsieur Barker, dit tranquillement l'inspecteur, nous serons dans l'obligation de vous garder à vue jusqu'à ce que nous recevions un mandat d'arrêt.

– Vous pouvez agir comme bon vous semblera! répondit Barker sur un ton de défi.

La confrontation semblait terminée, car il suffisait de regarder cette tête de granit pour comprendre qu'aucune menace ne l'amènerait à parler contre sa volonté. Mais une voix de femme remit tout en question. Mme Douglas, qui avait écouté derrière la porte entrouverte, pénétra dans le bureau:

– Vous avez assez fait pour nous, Cecil! dit-elle. Quoi qu'il advienne dans l'avenir, vous avez assez fait!

– Assez et plus qu'assez! approuva gravement Sherlock Holmes. J'ai beaucoup de sympathie pour vous, madame, et je vous adjure fortement de vous fier à notre juridiction et de mettre spontanément la police au courant de tout. Il se peut que je sois moi-même fautif pour n'avoir pas profité de la démarche que vous avez faite auprès de mon ami le docteur Watson. Mais à ce moment-là, j'avais toutes raisons de croire que vous étiez directement impliquée dans le crime. Maintenant, je sais que non. Tout de même, beaucoup de choses demeurent encore inexpliquées. Je vous incite vivement à obtenir de M. Barker qu'il nous raconte toute son histoire.

Aux derniers mots de Holmes, Mme Douglas poussa un cri de surprise. Les détectives et moi-même y fîmes probablement écho quand nous aperçûmes un homme qui semblait être sorti tout vivant du mur et qui s'avançait vers nous en émergeant progressivement de l'obscurité d'où il était apparu. Mme Douglas se retourna et se jeta à son cou. Barker lui serra affectueusement la main qu'il lui tendait.

– C'est mieux ainsi, mon chéri! répétait sa femme. Je suis sûre que cela vaut mieux!

– Vraiment oui, monsieur Douglas, opina Sherlock Holmes. J'en suis certain, moi aussi.

Douglas clignait des yeux comme quelqu'un qui serait brusquement passé des ténèbres à la lumière. Il avait une tête remarquable: des yeux gris hardis, une moustache dure grisonnante, un menton carré et proéminent, une bouche sensible. Il nous dévisagea successivement, puis, à mon vif étonnement, il se dirigea vers moi et me tendit une liasse de papiers.

– Je vous connais, me dit-il d'une voix qui n'était ni tout à fait anglaise ni tout à fait américaine, mais qui était douce et agréable. Vous êtes l'historien de l'équipe. Eh bien! docteur Watson, vous n'avez jamais eu une telle histoire entre les mains: je parierais mon dernier dollar là-dessus. Racontez-la dans votre style, mais ce sont des faits et vous ne manquerez pas de public. J'ai été cloîtré pendant deux jours et j'ai consacré mes heures de lumière, en admettant que j'aie eu de la lumière dans ce trou à rats, à exposer toute affaire. Elle sera bien accueillie par vous et par vos lecteurs. C'est d'histoire de la vallée de la peur.

– Voilà pour le passé, monsieur Douglas, intervint paisiblement Sherlock Holmes. Mais nous désirons maintenant entendre l'histoire du présent.

– Vous allez l'avoir, monsieur, répondit Douglas. Puis-je fumer en parlant? Merci, monsieur Holmes. Vous êtes vous-même un fumeur, et vous devinez ce que c'est que de rester assis pendant deux jours avec du tabac dans sa poche sans oser fumer, de peur que l'odeur de la fumée ne vous trahisse…

Il était appuyé contre la cheminée et tirait sur le cigare que Holmes lui avait offert.

– … J'ai entendu parler de vous, monsieur Holmes. Je ne pensais pas que je ferais un jour votre connaissance. Mais quand vous aurez lu tout cela (il désigna les papiers qu'il m'avait remis), vous direz que je vous ai appris quelque chose de neuf.

L'inspecteur MacDonald ne le quittait pas des yeux.

– Eh bien! voilà qui passe ma compréhension! s'écria-t-il enfin. Si vous êtes M. John Douglas, du manoir de Birlstone, sur la mort de qui nous enquêtons depuis deux jours, d'où venez-vous maintenant? Vous avez surgi comme un diable d'une boîte!

– Ah! monsieur Mac! dit Holmes en agitant un index chargé de reproches. Vous n'avez pas voulu lire cette excellente compilation locale qui décrivait la manière dont le roi Charles s'était caché. À cette époque, les gens ne se cachaient que dans des cachettes à toute épreuve. Une cachette utilisée au XVIIe siècle pouvait fort bien resservir de nos jours. J'étais sûr que nous trouverions M. Douglas sous son toit!

– Et depuis combien de temps nous avez-vous joué la comédie, monsieur Holmes? demanda l'inspecteur en colère. Combien de temps nous avez-vous laissés poursuivre une enquête que vous saviez absurde?

– Pas beaucoup, mon cher monsieur Mac! Je n'ai arrêté qu'hier soir mon point de vue sur l'affaire. Comme il ne pouvait pas être prouvé avant ce soir, je vous ai invités, vous et votre collègue, à prendre un jour de vacances. S'il vous plaît, que pouvais-je faire de mieux? Quand j'ai trouvé le ballot d'habits dans la douve, j'ai tout de suite pensé que le cadavre que nous avions trouvé ne pouvait pas être celui de M. John Douglas, mais bien plutôt celui du cycliste de Tunbridge Wells. Il n'y avait pas d'autre conclusion possible. J'avais donc à déterminer l'endroit où se cachait M. John Douglas avec, selon toutes probabilités, l'aide de sa femme et de son ami. Il devait se trouver dans un endroit capable d'abriter un fugitif, et attendre là le moment où il pourrait disparaître du pays.

– Vous aviez bien raisonné, déclara M. Douglas. Je croyais pouvoir esquiver votre loi anglaise, car je n'étais pas sûr de ne pas avoir de démêlés avec elle; d'autre part, je tenais là une chance de me débarrasser une fois pour toutes des chiens lancés à mes trousses. Remarquez bien que du début jusqu'à la fin je n'ai rien fait dont je doive rougir, rien que je ne recommencerais si c'était à refaire. Vous jugerez par vous-mêmes en écoutant mon histoire. Inutile de m'avertir, inspecteur! Je suis prêt à dire toute la vérité.

» Je ne commencerai pas par le commencement, qui est là…

Il montra les papiers que je n'avais pas lâchés.

– … Vous y découvrirez une histoire peu banale, je vous le jure! Je résume: il existe quelques hommes qui ont de bonnes raisons pour me haïr, et qui donneraient leur dernier dollar pour avoir ma peau. Tant que je serai vivant, tant qu'ils seront vivants, il n'y aura dans ce monde aucune sécurité pour moi. Ils m'ont pisté de Chicago en Californie; puis ils m'ont obligé à quitter l'Amérique. Mais quand je me suis marié et que je me suis installé dans ce petit coin tranquille, je croyais que mes dernières années seraient sans histoire. Je n'ai jamais expliqué à ma femme ce qu'il en était. Pourquoi l'aurais je mêlée à cela? Elle n'aurait plus eu dès lors un instant de repos, constamment elle aurait vécu dans la terreur. Je suppose qu'elle a deviné quelque chose, car il m'est arrivé de laisser échapper une parole de temps à autre; mais jusqu'à hier, après que vous, messieurs, l'aviez interrogée, elle ne savait rien du fond de l’histoire. Elle vous a dit tout ce qu'elle connaissait. Et Barker également. La nuit où s'est produit le drame, nous n'avions guère le temps de nous expliquer. Elle sait tout maintenant, et j'aurais été plus avisé de le lui dire plus tôt. Mais c'était difficile, ma chérie…

Il emprisonna sa main quelques secondes entre les siennes.

– Et j'ai agi pour le mieux.

» Eh bien! messieurs, la veille de ces événements, j'étais allé à Tunbridge Wells, et j'avais aperçu quelqu'un dans la rue. Je ne l’avais aperçu que le temps d'un éclair, mais j'ai l'œil vif, et j'étais sûr de ne m'être pas trompé. C'était mon pire ennemi: celui qui m'avait pourchassé pendant toutes ces années, comme un loup affamé pourchasse un caribou. J'ai compris que des tracas m'attendaient. Je suis rentré chez moi et j'ai pris mes dispositions. Je pensais que je m'en tirerais très bien tout seul. Il fut un temps où ma chance était proverbiale aux États-Unis. Je ne doutais pas qu'il en serait de même encore une fois.

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