» Je me suis tenu sur mes gardes tout le lendemain et je ne suis pas sorti une seule fois dans le parc. Cela valait mieux, car il aurait pu décharger sur moi son fusil de chasse sans que j'eusse pu l'en empêcher. Une fois le pont relevé (j'étais toujours plus tranquille quand le pont était levé le soir), je n'ai plus voulu penser à l'affaire. Je n'avais pas envisagé une seconde qu'il pénétrerait dans le manoir et qu'il m'y attendrait. Mais quand j'ai fait ma ronde en robe de chambre comme j'en avais l'habitude, je n'ai pas plus tôt posé le pied dans mon bureau que j'ai flairé un danger. Je crois que lorsqu'un homme a mené une vie dangereuse, il possède une sorte de sixième sens qui agite le drapeau rouge. J'ai vu le signal, et pourtant je ne saurais pas vous dire comment. Tout de suite j'ai aperçu un soulier qui dépassait sous le rideau de la fenêtre. Dans la seconde qui a suivi, j'ai vu l'homme en entier.
» Je n'avais pour m'éclairer que la bougie que je tenais à la main, mais une bonne lumière provenant de la lampe du vestibule passait par la porte ouverte. J'ai posé la bougie et j'ai bondi pour m'emparer du marteau que j'avais laissé sur la cheminée. Au même moment il a sauté sur moi. J'ai vu briller la lame d'un couteau et je l'ai frappé d'un revers de marteau. Je l'ai atteint sûrement quelque part, car le couteau est tombé sur le plancher. Leste comme un daim, il a fait le tour de la table et il a tiré son fusil, qu'il avait dissimulé sous son pardessus. J'ai entendu qu'il l'armait, mais avant qu'il ait pu tirer, j'ai empoigné le fusil. Je le tenais par le canon, et nous avons durement lutté pour savoir qui s'en rendrait maître. Cette bagarre a duré une ou deux minutes. Nous savions que celui qui le lâcherait était un homme mort. Il ne l'a jamais lâché, mais il l'a tenu crosse en bas une seconde de trop. C'est peut-être moi qui ai appuyé sur la gâchette. C'est peut-être lui en se débattant. C'est peut-être nous deux en même temps. Toujours est-il qu'il a reçu la double décharge dans la figure, et je suis resté là, stupide, à contempler ce qui restait de Ted Baldwin. Je l'avais reconnu à Tunbridge Wells. Je l'avais bien reconnu aussi quand il avait bondi sur moi. Mais sa propre mère ne l'aurait pas reconnu si elle l'avait vu après le coup de feu. J'ai pourtant l'habitude de spectacles pas trop ragoûtants, mais j'ai failli me trouver mal.
» J'étais cramponné au rebord de la table quand Barker est accouru. J'ai entendu aussi ma femme qui arrivait; je me suis précipité à la porte et je l'ai arrêtée. Ce n'était pas quelque chose à montrer à une femme. Je lui ai promis que je la reverrais bientôt. J'ai dit deux mots à Barker; il avait tout compris au premier coup d'œil; et nous avons attendu les gens du manoir. Mais personne n'est venu. Alors nous avons compris que personne n'avait entendu la détonation, et que ce qui était arrivé n'était connu que de nous.
» C'est à ce moment-là que j'ai eu une idée. Je l'ai trouvée formidable! La manche de Baldwin s'était relevée et la marque de la loge s'étalait sur son bras. Regardez!…
Douglas releva sa propre veste et sa manche de chemise pour nous montrer un triangle brun à l'intérieur d'un cercle, semblable à celui que nous avions vu sur le cadavre.
– … C'est quand je l'ai vu que j'ai échafaudé mon plan. Il avait la même taille, les mêmes cheveux, la même silhouette que moi. Pour la figure, personne ne ferait de différence, pauvre diable! Je suis remonté dans ma chambre pour aller chercher un costume; un quart d'heure plus tard, Barker et moi lui avions passé ma robe de chambre, et nous l'avons disposé comme vous l'avez trouvé. Nous avons fait un paquet de toutes ses hardes, et je l'ai lesté avec le seul poids que j'avais sous la main avant de le jeter par la fenêtre. Le carton qu'il avait eu l'intention de déposer sur mon cadavre, nous l’avons installé auprès du sien. Nous avons mis mes bagues à ses doigts, mais quand est venu le tour de mon alliance…
Il tendit sa main musclée.
– … J'avais atteint mes limites. Je ne l'ai pas retirée depuis le jour de mon mariage et il m'aurait fallu une lime pour l'ôter. Je ne crois pas, d'ailleurs, que je me serais décidé à m'en séparer; mais en admettant que je l'eusse voulu, j'en aurais été incapable. Nous avons donc laissé au hasard le soin de régler ce détail. Par contre je me suis débarrassé d'un bout de taffetas que j'avais sur le menton et je l'ai posé au même endroit sur ce qui restait de la tête de mon ennemi. Là, monsieur Holmes, vous avez commis une négligence, tout malin que vous êtes: car si par hasard vous aviez soulevé le taffetas, vous auriez découvert qu'il n'y avait pas de coupure au-dessous.
» Voilà quelle était la situation. Si je pouvais me cacher quelque temps, puis partir pour un endroit où ma femme me rejoindrait, nous aurions enfin la chance de vivre en paix le reste de nos jours. Ces démons ne me laisseraient pas tranquille tant qu'ils me sauraient vivant, mais s'ils lisaient dans les journaux que Baldwin avait abattu son homme, mes ennuis se trouveraient terminés. Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour tout expliquer à Barker et à ma femme; ils en ont compris suffisamment pour m'aider. Je connaissais cette cachette; Ames aussi; mais il n'a jamais eu l'idée d’établir un rapport entre elle et l'affaire. Je me suis enfermé dedans, et j'ai laissé à Barker le soin de faire le reste.
» Je suppose que vous pouvez deviner ce qu'il a fait. Il a ouvert la fenêtre et a marqué l'empreinte sur l'appui afin de suggérer le mode de fuite utilisé par l'assassin. C'était sans doute un peu gros; mais le pont était levé: il n'y avait pas d'autre issue. Quand tout a été prêt, il a tiré de toutes ses forces sur le cordon de sonnette. Vous savez la suite. Maintenant, messieurs, vous pouvez agir comme vous voudrez, mais je vous ai dit la vérité, toute la vérité: que Dieu m'aide à présent! J'ai quelque chose à vous demander: quelle est ma situation par rapport à la loi anglaise?
Il y eut un silence, que rompit Sherlock Holmes.
– La loi anglaise est, à tout prendre, une loi juste. Elle se montrera équitable envers vous. Mais je voudrais que vous me disiez comment cet homme a su que vous habitiez ici, et comment pénétrer chez vous, puis s'y cacher.
– Je n'en ai pas la moindre idée.
Holmes était très pâle, très grave.
– L'histoire n'est pas terminée, je le crains! murmura-t-il. Vous risquez d'affronter encore des dangers pires que la loi anglaise, ou même que vos ennemis d'Amérique. Je vois de gros ennuis devant vous, monsieur Douglas. Suivez mon conseil: tenez-vous sur vos gardes!
Et maintenant, patients lecteurs, je vais vous inviter à m'accompagner quelque temps, loin du manoir de Birlstone, loin aussi de l'an de grâce où nous accomplîmes ce voyage fertile en événements. Je vous convie à voyager dans le passé, à revenir de vingt ans en arrière, à traverser quelques milliers de kilomètres vers l'ouest, afin que je vous raconte une histoire singulière et terrible. Si singulière, si terrible que vous aurez peut-être du mal à croire qu'elle s'est déroulée comme je vais vous la présenter. Ne pensez pas que je commence une histoire avant que l'autre soit finie. En poursuivant votre lecture, vous vous apercevrez qu'il n'en est rien. Et quand je vous aurai narré par le détail ces épisodes lointains dans le temps et l'espace, nous nous retrouverons encore une fois dans cet appartement de Baker Street où le dernier chapitre s'écrira, comme lors de tant d'autres aventures extraordinaires.
II. Les Éclaireurs
CHAPITRE I L'homme
4 février 1875. L 'hiver avait été rude. La neige s'entassait dans les gorges des monts de Gilmerton. Le chasse-neige avait toutefois déblayé la voie ferrée, et le train du soir qui reliait les nombreux centres miniers de charbon et de fer ahanait en grimpant lentement la côte qui partait de Stagville dans la plaine pour Vermissa, la principale agglomération située au débouché de la vallée de Vermissa. À partir de là, la voie ferrée redescendait vers le croisement de Barton et la région exclusivement agricole de Merton. Elle était la voie unique, mais à chaque embranchement (et ils étaient nombreux) de longues files de wagonnets chargés de charbon ou de minerai de fer attestaient la richesse cachée qui avait attiré une population rude et provoqué une activité considérable dans ce coin le plus sinistre des États-Unis d'Amérique.
Car il était sinistre. Le premier pionnier qui s'y était aventuré aurait eu du mal à imaginer que les plus belles prairies et les pâturages les plus gras ne vaudraient rien à côté de cette région de rochers noirs et de forêts de broussailles. Dominant les bois sombres et presque tous impénétrables qui les entouraient, de hautes cimes dénudées (neige blanche et roc déchiqueté) isolaient entre elles une longue vallée tortueuse et éventée. C'était cette vallée que remontait le petit train poussif.
On venait d'allumer les lampes à pétrole dans le premier wagon de voyageurs où étaient assises vingt ou trente personnes. La plupart étaient des ouvriers qui rentraient de leur travail du fond de la vallée. Une douzaine au moins, à en juger par leurs figures barbouillées et la lanterne de sécurité qu'ils portaient, étaient des mineurs: ils fumaient et bavardaient à voix basse non sans lancer de fréquents coups d'œil à deux policiers en uniforme qui se tenaient à l'autre bout du wagon. Plusieurs ouvrières et deux ou trois voyageurs qui devaient être des commerçants locaux complétaient le lot. Mais il y avait aussi, seul dans un coin, un jeune homme. C'est lui qui nous intéresse. Examinons-le bien: il en vaut la peine.
Il a le teint frais; il est de taille moyenne; il ne doit pas être loin de sa trentième année. Il a de grands yeux gris pleins de sagacité et de drôlerie, qui pétillent de curiosité derrière des lunettes quand ils regardent les gens qui l'entourent. Visiblement, c'est un garçon sociable et simple, qui ne souhaite que d'être l'ami de tout le monde. Au premier abord, on pourrait le prendre pour un homme d'habitudes grégaires et d'un naturel communicatif: un homme à l'esprit vif et toujours prêt à sourire. Mais en l'étudiant de plus près, on constaterait une certaine solidité de la mâchoire et autour des lèvres un pli sévère, laissant deviner que cet agréable jeune Irlandais aux cheveux bruns serait capable de s'imposer en bien ou en mal dans n'importe quel milieu où il serait introduit.
Ayant tenté à deux ou trois reprises d'engager la conversation avec le mineur le plus proche de lui et n'ayant obtenu en guise de réponse que quelques mots bourrus, notre voyageur se résigna au silence et il regarda d'un air maussade par la vitre le paysage qui disparaissait dans l'ombre. La vue n'était pas particulièrement réjouissante. À travers l'obscurité croissante se succédaient les lueurs rouges des fours accrochés aux flancs des montagnes. De grands crassiers et des tas de scories se profilaient de chaque côté, ainsi que de hauts puits de mines. Des agglomérations de petites maisons en bois, aux fenêtres desquelles commençaient d'apparaître des lampes, étaient disséminées ici et là le long de la voie. Les haltes étaient fréquentes; à chaque arrêt descendaient des travailleurs au teint basané. Les vallées du district de Vermissa n'étaient pas une résidence pour oisifs ou intellectuels. Partout s'étalaient les symboles austères d'une rude bataille pour la vie, du rude travail à faire et des rudes ouvriers qui l'accomplissaient.
Le jeune voyageur contemplait ce pays lugubre avec intérêt et répulsion; son expression montrait qu'un pareil décor était nouveau pour lui. Par moments il tirait de sa poche une lettre volumineuse à laquelle il se référait, et il écrivait sur les marges quelques notes griffonnées à la hâte. En une occasion il sortit de derrière sa ceinture un objet qu'on ne se serait pas attendu à trouver dans la possession d'un homme aux manières si douces: c'était un gros revolver de la marine. Lorsqu'il le tourna de biais vers la lampe, un reflet indiqua qu'il était chargé. Il l'enfouit rapidement dans sa poche, mais un ouvrier qui était assis sur la banquette voisine l'avait vu.
– Oh! oh! camarade! dit-il. Tu me parais fin prêt!
Le jeune homme sourit. Il parut légèrement embarrassé.
– Oui, dit-il. Dans l'endroit d'où je viens, on en a besoin quelquefois.
– Et d'où viens-tu donc?
– De Chicago.
– Tu n'es jamais venu par ici?
– Non.
– Tu t'apercevras peut-être qu'il te sera utile, dit l'ouvrier.
– Ah! vraiment?
Le jeune homme prit un air intéressé.
– Tu n'as jamais entendu parler de ce qui se passait par ici?
– Non, jamais.
– Moi qui croyais qu'on ne parlait que de ça dans le pays! Tu ne tarderas pas à le savoir. Pourquoi es-tu venu dans la vallée?
– Parce qu'on m'a dit qu'il y avait toujours du travail pour un homme de bonne volonté.
– Es-tu syndiqué?
– Bien sûr!
– Alors tu trouveras du travail, je pense. As-tu des amis?
– Pas encore, mais j'ai le moyen de m'en faire.
– Comment cela?
– Je suis membre de l'Ordre ancien des hommes libres. Il y a une loge dans chaque ville, et là où il y a une loge je trouve des amis.
Cette déclaration produisit un effet singulier sur son auditeur. Il regarda leurs compagnons de voyage d'un œil soupçonneux. Les mineurs continuaient à bavarder entre eux. Les policiers somnolaient. Il s'approcha du jeune homme, s'assit tout près de lui et lui tendit la main.
– Serrez-la-moi, dit-il.
Ils échangèrent une certaine poignée de main.
– Ça va. Vous m'avez dit la vérité. Mais je préférais en être sûr…
Il leva sa main droite à hauteur de l'œil droit. Le voyageur leva aussitôt sa main gauche à hauteur de l'œil gauche.
– Les nuits obscures sont déplaisantes, dit l'ouvrier.
– Oui, pour les étrangers qui ont à voyager, répondit l'autre.
– En voilà assez. Je suis le frère Scanlan, loge 341, vallée de Vermissa. Heureux de vous voir dans la région.
– Merci. Je suis le frère John McMurdo, loge 29, Chicago. Chef de corps: J.-H. Scott. J'ai de la chance d'avoir rencontré un frère si tôt.