Notre voisine et sa fille
Notre voisine est une femme moins vieille que Grand-Mère. Elle habite avec sa fille la dernière maison de la Petite Ville. C'est une masure complètement délabrée, son toit est troué à plusieurs endroits. Autour, il y a un jardin, mais il n'est pas cultivé comme le jardin de Grand-Mère. Il n'y pousse que de mauvaises herbes.
La voisine est assise toute la journée sur un tabouret dans son jardin et regarde devant elle, on ne sait quoi. Le soir, ou quand il pleut, sa fille la prend par le bras et la fait rentrer dans la maison. Parfois, sa fille l'oublie ou elle n'est pas là, alors la mère reste dehors toute la nuit, par n'importe quel temps.
Les gens disent que notre voisine est folle, qu'elle a perdu l'esprit quand l'homme qui lui a fait l'enfant l'a abandonnée.
Grand-Mère dit que la voisine est simplement paresseuse et qu'elle préfère vivre pauvrement plutôt que de se mettre au travail.
La fille de la voisine n'est pas plus grande que nous mais elle est un peu plus âgée. Pendant la journée, elle mendie en ville, devant les bistrots, au coin des rues. Au marché, elle ramasse les légumes et les fruits pourris que les gens jettent et elle les apporte à la maison. Elle vole aussi tout ce qu'elle peut voler. Nous avons dû la chasser plusieurs fois de notre jardin où elle essayait de prendre des fruits et des œufs.
Une fois, nous la surprenons buvant du lait en suçant le pis de l'une de nos chèvres.
Quand elle nous voit, elle se lève, s'essuie la bouche du dos de la main, elle recule, elle dit:
– Ne me faites pas de mal!
Elle ajoute:
– Je cours très vite. Vous ne me rattraperez pas.
Nous la regardons. C'est la première fois que nous la voyons de près. Elle a un bec-de-lièvre, elle louche, elle a de la morve au nez et dans les coins de ses yeux rouges, des saletés jaunes. Ses jambes et ses bras sont couverts de pustules.
Elle dit:
– On m'appelle Bec-de-Lièvre. J’aime le lait.
Elle sourit. Elle a des dents noires.
– J'aime le lait, mais ce que j'aime surtout, c'est sucer le pis. Gest bon. C'est dur et tendre à la fois.
Nous ne répondons pas. Elle s'approche.
– J'aime aussi sucer autre chose.
Elle avance la main, nous reculons. Elle dit:
– Vous ne voulez pas? Vous ne voulez pas jouer avec moi? J'aimerais tellement. Vous êtes si beaux.
Elle baisse la tête, elle dit:
– Je vous dégoûte.
Nous. disons:
– Non, tu ne nous dégoûtes pas.
– Je vois. Vous êtes trop jeunes, trop timides. Mais, avec moi, il ne faut pas vous gêner. Je vous apprendrai des jeux très amusants.
Nous lui disons:
– Nous ne jouons jamais.
– Qu'est-ce que vous faites alors, toute la journée?
– Nous travaillons, nous étudions.
– Moi, je mendie, je vole et je joue.
– Tu t'occupes aussi de ta mère. Tu es une fille bien.
Elle dit en s'approchant:
– Vous me trouvez bien? Vraiment?
– Oui. Et s'il te faut quelque chose pour ta mère ou pour toi, tu n'as qu'à nous le demander. Nous te donnerons des fruits, des légumes, des poissons, du lait.
Elle se met à crier:
– Je ne veux pas de vos fruits, de vos poissons, de votre lait! Tout ça, je peux le voler. Ce que je veux, c'est que vous m'aimiez. Personne ne m'aime. Même pas ma mère. Mais moi non plus, je n'aime personne. Ni ma mère ni vous! Je vous hais!
Exercice de mendicité
Nous revêtons des habits sales et déchirés, nous enlevons nos chaussures, nous nous salissons le visage et les mains. Nous allons dans la rue. Nous nous arrêtons, nous attendons.
Quand un officier étranger passe devant nous, nous levons le bras droit pour saluer et nous tendons la main gauche. Le plus souvent, l'officier passe sans s'arrêter, sans nous voir, sans nous regarder.
Enfin, un officier s'arrête. Il dit quelque chose dans une langue que nous ne comprenons pas. Il nous pose des questions. Nous ne répondons pas, nous restons immobiles, un bras levé, l'autre tendu en avant. Alors il fouille dans ses poches, il pose une pièce de monnaie et un bout de chocolat sur notre paume sale et il s'en va en secouant la tête.
Nous continuons d'attendre.
Une femme passe. Nous tendons la main. Elle dit:
– Pauvres petits. Je n'ai rien à vous donner.
Elle nous caresse les cheveux.
Nous disons:
– Merci.
Une autre femme nous donne deux pommes, une autre des biscuits.
Une femme passe. Nous tendons la main, elle s'arrête, elle dit:
– N'avez-vous pas honte de mendier? Venez chez moi, il y a de petits travaux faciles pour vous. Couper du bois, par exemple, ou récurer la terrasse. Vous êtes assez grands et forts pour cela. Après, si vous travaillez bien, je vous donnerai de la soupe et du pain.
Nous répondons:
– Nous n'avons pas envie de travailler pour vous, madame. Nous n'avons pas envie de manger votre soupe, ni votre pain. Nous n'avons pas faim.
Elle demande:
– Pourquoi mendiez-vous alors!
– Pour savoir quel effet ça fait et pour observer la réaction des gens.
Elle crie en s'en allant:
– Sales petits voyous! Impertinents avec ça!
En rentrant, nous jetons dans l'herbe haute qui borde la route les pommes, les biscuits, le chocolat et les pièces de monnaie.
La caresse sur nos cheveux est impossible à jeter.