LA NEBULEUSE D'ANDROMEDE - Efremov Ivan 3 стр.


Erg Noor se frotta les tempes et bâilla.

— L’action de la sporamine touche à sa fin, s’écria Niza. Vous pouvez vous reposer!

— Bien, je vais m’installer dans ce fauteuil… Peut-être y aura-t-il un miracle, ne serait-ce qu’un son!

L’accent d’Erg Noor fit palpiter de tendresse le cœur de Niza. Elle aurait voulu presser contre sa poitrine cette tête volontaire et caresser ces cheveux bruns, mêlés de fils d’argent précoces.

La jeune fille se leva, rangea avec soin les feuillets documentaires et éteignit, ne laissant qu’un faible éclairage vert le long des pupitres qui supportaient les appareils et les montres. Le vaisseau décrivait paisiblement son cercle immense dans le vide absolu. L’astronavigatrice aux cheveux roux se posta en silence au «cerveau» de la Tantra. Les appareils chantaient en sourdine. La mélodie se poursuivait, douce et harmonieuse, témoignant du bon état des mécanismes, car le moindre accroc y eût provoqué une fausse note. De temps à autre, se répétaient des coups discrets, pareils à ceux d’un gong: c’était le moteur planétaire qui se mettait en marche pour incurver la trajectoire de l’astronef. Les formidables moteurs anamésoniens se taisaient. La paix nocturne régnait dans le vaisseau endormi, comme si aucun danger sérieux ne menaçait la Tantra et son équipage. Tout à l’heure, les signaux si impatiemment attendus vont résonner dans le haut-parleur, les deux astronefs freineront leur vol impétueux, se rapprocheront sur des routes parallèles et finiront par égaliser leurs vitesses pour voguer côte à côte. Une large galerie tubulaire les reliera, et l’astronef recouvrera sa force gigantesque..?

Au-dedans d’elle-même, Niza était calme: elle avait foi en son chef. Les cinq années de voyage ne lui paraissaient ni longues ni fatigantes. Surtout depuis qu’elle aimait… Mais auparavant déjà, les observations passionnantes, les enregistrements électroniques des livres, des concerts et des films lui avaient permis de compléter sans cesse ses connaissances et d’oublier la nostalgie de la belle Terre, disparue comme un grain de sable au fond des ténèbres infinies. Ses compagnons, très érudits, l’intéressaient par leurs entretiens, et lorsqu’elle avait les nerfs fatigués par les impressions ou l’intensité du travail, un sommeil prolongé, entretenu par un réglage sur les ondes hypnotiques après une courte préparation médicale, engloutissait de grands laps de temps… Et puis Niza était heureuse auprès de son bien-aimé. Ses inquiétudes ne tenaient qu’aux difficultés qu’éprouvaient les autres, et surtout lui, Erg Noor. Si seulement elle avait pu… mais que valait-elle, pauvre débutante, à côté d’hommes de cette envergure! Pourtant, elle les aidait peut-être par sa tendresse, sa bonne volonté, son désir ardent de les seconder dans leur pénible tâche…

Le chef de l’expédition se réveilla et leva sa tête alourdie. La mélodie se poursuivait, harmonieuse, mais toujours interrompue par les coups espacés du moteur planétaire. Niza Krit surveillait les appareils, le dos un peu voûté, son jeune visage marqué d’ombres de lassitude. Erg Noor jeta un regard sur l’horloge dépendante9 et se mit debout d’une détente.

— J’ai dormi quatorze heures! Et vous ne m’avez pas réveillé, Niza! C’est… il demeura court devant le joyeux sourire qu’elle lui adressait, allez vous reposer à l’instant!

— Permettez que je dorme ici… comme vous? demanda la jeune fille. Elle courut prendre un casse-croûte, fit sa toilette et s’installa dans le fauteuil. Ses yeux vifs, cerclés de bistre, observaient à la dérobée Erg Noor qui, rafraîchi par une douche ondique et réconforté par une collation, l’avait relevée aux appareils. Ayant vérifié les témoignages des indicateurs de PCE — protection des contacts électroniques — il marcha de long en large, à pas précipités.

— Pourquoi ne dormez-vous pas? demanda-t-il d’un ton impérieux à l’astronavigatrice.

Elle secoua ses boucles rousses qui avaient besoin d’être coupées: Iles membres des expéditions extra-terrestres ne portaient jamais les cheveux longs.

— Je songe… commença-t-elle, hésitante, et maintenant que nous frisons le danger, je m’incline devant la grandeur de l’homme qui est parvenu jusqu’aux étoiles, à travers l’immensité, de l’espace! Vous êtes familiarisé avec cette situation, tandis que moi, j’en suis à mon premier séjour dans le Cosmos! Dire que je fais un voyage interstellaire, vers des mondes nouveaux!

Erg Noor eut un faible sourire et se passa la main sur le front.

— Je dois vous désabuser, ou plutôt vous montrer la véritable portée de notre puissance. Voilà, il s’arrêta devant le projecteur et l’on vit, sur la paroi postérieure de la cabine, la spirale lumineuse de la Galaxie. Erg Noor montra, au bord de la spirale, une traînée d’étoiles clairsemées, presque imperceptible.

— C’est une région désertique de la Galaxie, sa marge pauvre de vie et de lumière, où se trouve notre système solaire et où nous sommes en ce moment… Mais, vous le voyez, cette branche va du Cygne à la Carène et, sans compter son éloi-gnement des zones centrales, elle contient là un nuage opaque… Notre Tantra mettrait près de quarante mille ans à la parcourir. Nous franchirions en quatre mille ans le vide noir qui sépare notre branche de la suivante. Ainsi, nos vols actuels dans l’infini ne sont qu’un piétinement sur un lopin dont le diamètre mesure une cinquantaine d’années-lumière! Sans la puissance de l’Anneau, nous saurions bien peu de chose sur l’univers. Les communications, les images, les pensées transmises des régions encore inaccessibles nous parviennent tôt ou tard et nous renseignent sur des mondes de plus en plus lointains. Notre savoir s’enrichit continuellement.

Niza écoutait, recueillie.

— Les premiers vols interstellaires… continua Erg Noor rêveur. De petits vaisseaux lents, vulnérables… Et la vie de nos ancêtres était deux fois plus brève que la nôtre — voilà où la grandeur de l’homme était vraiment digne d’admiration!

Niza redressa la tête d’une saccade, comme elle faisait toujours pour protester.

— Plus, tard, dit-elle, quand on aura appris à vaincre l’espace sans y foncer à corps perdu, on dira de vous: fallait-il être héroïque pour conquérir le Cosmos par ces moyens primitifs!

Erg Noor sourit gaiement et tendit la main à la jeune fille.

— On le dira aussi de vous, Niza! Elle rougit.

— Je suis fière d’être à vos côtés! Et je donnerais tout pour retourner encore et encore dans le Cosmos.

— Oui, je sais, fit-il, songeur. Mais il y en a qui pensent autrement!

Niza devina par son intuition féminine ce qu’il voulait dire. Il y avait dans sa cabine deux magnifiques stereoportraits aux tons violet et or, qui représentaient l’historien Véda Kong, belle femme aux yeux bleus et limpides comme le ciel terrestre, sous de longs sourcils arqués… Bronzée, montrant dans un sourire des dents éblouissantes, elle touchait des mains ses cheveux cendrés. Et la voici riant aux éclats sur une pièce d’artillerie navale, monument de la plus haute antiquité…

Erg Noor avait perdu son entrain; il s’assit lentement devant l’astronavigatrice.

— Si vous saviez, Niza, avec quelle brutalité le destin a détruit mon rêve là-bas, sur Zirda! dit-il soudain d’une voix sourde, et il posa délicatement les doigts sur la manette des moteurs à anaméson, comme s’il voulait accélérer au maximum le vol de l’astronef.

— Si Zirda n’avait point péri et que nous eussions pu nous réapprovisionner en carburant, continua-t-il en réponse à la question muette de Niza, j’aurais conduit l’expédition plus loin. C’était convenu avec le Conseil. Zirda aurait envoyé à la Terre les messages requis, et la Tantra serait partie avec les volontaires… Les autres se seraient embarqués à bord de L’Algrab qui, après avoir., fait sa besogne ici, aurait été envoyé sur Zirda.

— Qui aurait consenti à rester sur Zirda? s’écria la jeune fille indignée. Peut-être Pour Hiss? Un grand savant comme lui ne se laisserait-il pas entraîner par le désir de savoir?

— Et vous, Niza?

— Moi? Bien sûr!

— Oui mais où? demanda-t-il soudain d’un accent ferme, en la regardant au fond des yeux.

— N’importe où, même… — elle montra le gouffre noir entre deux spires de la Galaxie, et rendit à Noor son regard soutenu, les lèvres entrouvertes.

— Non, non, pas si loin! Vous savez, Niza, ma chère astronavigatrice, qu’il y a près de quatre-vingt-cinq ans, a eu lieu la trente-quatrième expédition astrale, dite «à relais».

Trois astronefs qui se ravitaillaient l’un l’autre en carburant, s’éloignaient de plus en plus de la Terre en direction de la Lyre. Les deux qui ne portaient pas d’équipage revinrent sur la Terre, quand ils eurent donné tout leur anaméson. C’est ainsi que les alpinistes faisaient jadis l’ascension des plus hauts sommets. Enfin, le troisième, appelé la Voile…

— Ah, oui, celui qui n’est pas revenu!… chuchota-t-elle avec émotion.

— Il n’est pas revenu, en effet. Mais il a atteint son but et a péri sur le chemin du retour, après avoir lancé un message. Son but était le grand système planétaire de Véga, étoile de la Lyre. Que de générations humaines avaient admiré l’éclat bleu de cet astre du ciel boréal! Véga est à huit par-secs de notre Soleil, distance jamais encore franchie par les hommes… Quoi qu’il en soit, la Voile est parvenue à destination… On ne sait si la cause de son désastre est une météorite ou une panne grave. Peut-être qu’elle vogue toujours dans l’espace et que les héros que nous croyons morts sont en vie…

— C’est affreux!

— Tel est le sort de tout astronef qui ne peut aller à une vitesse proche de celle de la lumière. Des millénaires s’interposent aussitôt entre lui et sa planète…

— Que nous a communiqué la Voile? demanda rapidement la jeune fille.

— Très peu de chose. Un message entrecoupé, qui s’est arrêté net. Je l’ai retenu par cœur: «Ici Voile, ici Voile, reviens de Véga depuis vingt-six ans… suffisamment… attendrai… quatre planètes de Véga… rien de plus beau. quel bonheur…»

— Mais ils appelaient à l’aide, ils voulaient attendre quelque part!

— Bien sûr, sans quoi le vaisseau n’aurait pas dépensé l’énergie énorme que nécessitait l’émission. Hélas! nous n’avons plus reçu un mot de la Voile.

— Un parcours de vingt-six années indépendantes, alors qu’il y en a trente et une en tout, de Véga au Soleil. Il était donc dans nos parages, ou encore plus près de la Terre.

— Je ne crois pas… à moins qu’il ait dépassé la vitesse normale et frisé la limite quantique10. Mais c’est si dangereux!

Erg Noor résuma le principe de la destruction qui menace la matière quand sa vitesse de déplacement s’approche de celle de la lumière, mais il s’aperçut que Niza l’écoutait d’une oreille distraite.

— Je comprends! s’exclama-t-elle dès qu’il eut terminé son explication. J’aurais compris plus tôt, si la perte du vaisseau ne m’avait pas obscurci les idées… ces catastrophes sont toujours si horribles, si révoltantes!

— Vous concevez maintenant ce qu’il y a d’essentiel dans leur message, dit Erg Noor, la mine sombre. Ils ont découvert des mondes d’une beauté, incomparable. Et j’ambitionne depuis longtemps de refaire le trajet de la Voile avec des appareils plus perfectionnés. C’est désormais possible avec un seul vaisseau. Depuis ma jeunesse, je rêve de Véga, ce soleil bleu aux planètes magnifiques!

— Des merveilles… articula Niza, bouleversée. Mais poui revenir il faut soixante ans terrestres ou quarante années dépendantes… la moitié de la vie.

— Les grandes réalisations exigent de grands sacrifices. Ce n’est d’ailleurs pas un sacrifice pour moi. Ma vie sur la Terre n’a jamais été qu’une série de courtes escales entre les voyages astraux. C’est que je suis né à bord d’un astronef!

— Comment cela s’est-il fait? questionna-t-elle, surprise.

— La trente-cinquième expédition comprenait quatre vaisseaux. Ma mère était astronome sur l’un d’eux. Je suis né à mi-chemin de l’étoile double MN 19026 + 7 AL, ce qui m’a fait commettre deux illégalités. Oui, deux, car j’ai grandi chez mes parents, dans l’astronef, au lieu d’être éduqué à l’école. Que voulez-vous! Au retour de l’expédition, j’avais déjà dix-huit ans. J’excellais à conduire le vaisseau stellaire, j’avais remplacé i’astronavigateur tombé malade et je pouvais être mécanicien des moteurs planétaires et à anaméson, ce qui me fut compté comme exploit d’Hercule à ma majorité…

— Je ne comprends toujours pas…

— Ma mère? Vous la comprendrez un jour! A l’époque, le sérum AT-Anti-Tia ne se conservait pas longtemps. Les médecins l’ignoraient… Quoi qu’il en fût, elle m’apportait au poste central, pareil à celui-ci, et j’écarquillais mes yeux de bébé devant les réflecteurs où oscillaient les étoiles. Nous volions vers Thêta du Loup, où se trouvait une étoile double proche du Soleil. Deux naines — l’une bleue, l’autre orange — cachées par un nuage opaque. Ma première impression consciente fut le ciel d’une planète sans vie, que j’observais de sous la coupole de verre de la station temporaire. La plupart des planètes des étoiles doubles sont inanimées, à cause de l’irrégularité de leurs orbites. L’expédition avait atterri sur l’une d’elles et y fit durant sept mois des prospections. Autant que je m’en souvienne, il y avait là de vastes gisements de platine, d’osmium et d’iridium. Des cubes d’iridium, d’un poids incroyable, me servirent de jouets. Et puis ce ciel tout noir, piqueté d’étoiles claires, immobiles, et orné de deux soleils splendides, orange vif et indigo. Je me rappelle que leurs rayons s’entrecroisaient parfois et inondaient la planète d’une ravissante lumière verte qui me faisait crier et chanter de joie!… Erg Noor conclut: Allons, trêve de réminiscences, il est grantl temps que vous vous reposiez.

— Continuez, c’est si intéressant! supplia Niza, mais le chef resta inflexible. Il apporta le pulsateur hypnotique, et la jeune fille, magnétisée par son regard impérieux ou par l’ap-pareil somnifère, dormit si bien qu’elle ne se réveilla qu’à la veille du sixième tour. Le visage froid d’Erg Noor lui apprit tout de suite que L’Algrab n’était pas retrouvé.

Назад Дальше