Là où tombent les anges - Dantec Maurice G. 2 стр.


Les flics m’ont fait écouter les enregistrements de ma voix, balançant Djamel, Zlatko, moi-même et deux ou trois intermédiaires avec lesquels on traitait habituellement. Avec les détails précis, les noms de code, les filières, les techniques et les neurogiciels utilisés. Tout.

La “ Chinoise ” était un de leurs programmes dernier cri et l’hallucinogène de l’université de Shanghaï cachait un des plus puissants inhibiteurs de volonté à leur disposition. Un logiciel neuroviral à retardement, post-stimulation onirique. Mes systèmes de contre-mesures n’y avaient vu que du feu.

A part le fait qu’ils pouvaient à tout moment faire courir la rumeur, preuves à l’appui, que j’étais une balance, ils m’ont dit qu’ils avaient de quoi me faire plonger pour plusieurs décennies, mais que, si je faisais ce qu’on me disait, je me taperais juste quelques années de taule, après quoi on saurait utiliser mes talents. A mon procès, je me suis rendu compte qu’un certain nombre de délits commis avaient été passés sous silence. J’ai pris huit ans, quand même, dont trois avec sursis, puisque c’était ma première condamnation.

J’ai fait deux ans et des bananes à la toute nouvelle Centrale de Viroflay. Un enfer high-tech de béton et d’alliages composites, filmé en continu par la micro-caméra de surveillance qu’on vous implantait sur le nerf optique, afin de suivre vos faits et gestes en vision subjective, nuit et jour. Les matons faisaient des paris divers et variés, sur la taille, la vitesse, l’endurance, en observant les branlettes. On disait à l’époque que des prototypes de puces pouvant enregistrer les rêves étaient à l’étude chez les fabricants de processeurs. Dans la prison, le bruit courait que la Centrale de Viroflay s’en doterait dès qu’ils seraient lancés sur le marcbé, pour en équiper les boîtes crâniennes des résidents.

J’ai eu droit à une remise de peine, mais les flics m’attendaient à la sortie, comme prévu. Fallait maintenant que je respecte l’autre terme du contrat. Ils m’ont d’abord fourgué un paquet de fausses identités, un neurocomputer de pointe, puis collé aux baskets de plusieurs représentants de la nouvelle génération des techno-pirates, et je dois dire que j’en ai fait tomber quelques-uns. Ça ne m’a valu que les félicitations sardoniques de l’officier qui dirigeait la brigade. Après, j’ai été intégré à une branche de la TechnoPol appelée “ Cellule Cyclope ”, un service spécialisé dans les coups foireux, comme les écoutes clandestines de certains membres de l’Euroklatura. J’ai rapidement compris que les flics voulaient me mouiller à fond, direct dans le paquet de merde, afin que je ne sois jamais tenté de faire machine arrière. Que ce soit vis-à-vis de mes anciens potes, ou du pouvoir légal, quelques informations savamment distillées feraient de moi un pestiféré à la seconde où elles seraient connues. Ce n’était même pas subtil. C’était juste efficace comme la machoire d’un compresseur de voitures.

Dans ce service étaient regroupés tous les types qu’on pouvait envoyer au casse-pipe, ou qu’on voulait éprouver, les râleurs, les marginaux, les grillés du cervelet, les peigne-culs indécrottables du précédent régime, des mecs comme moi, la crème. Y’avait même pas de hiérarchie dans la cellule, à part le sous-officier qui nous dirigeait de loin, personne voulait être le fusible d’un truc pareil.

D’après ce que je sais, cette cellule oeuvrait dans la plus totale illégalité: elle n’était connue que du patron de la TechnoPol et de grosses huiles des services de renseignements de la Présidence-Direction-Générale du pays. Elle changeait tout le temps de nom et de personnel. Personne n’y restait plus de deux ans. Je n’ai pas échappé à la règle.

Les flics m’ont relâché au bout de cinq années bien remplies, avec un petit mois de salaire d’avance et une lettre de recommandation pour une boîte de sécurité informatique dirigée par deux anciens flics à la retraite. J’ai passé un an et demi à l’Agence Janacek amp; Silveri, puis, sur un coup de tête, après une engueulade succédant à un refus d’augmentation, je me suis barré chez le concurrent le plus direct.

Un an à peine avait passé et j’étais déjà en train de me demander où j’allais atterrir quand l’été serait fini.

Comme je vous le disais il faisait chaud, j’avais la tête ailleurs, et la queue en pleine inspiration.

C’est à ce moment-là que Youri a appelé.

*

Il avait choisi un de ses clones spéciaux pour communiquer, un joker à tête de clown, inspiré des dessins d’un tueur en série de l’Indiana, au siècle dernier, une image qui signifiait d’emblée qu’il y avait des emmerdes à l’horizon.

Youri, je l’ai toujours considéré comme l’un des nôtres, même s’il n’a jamais piqué un kopeck à qui que ce soit.

Youri était plus vieux que moi, il allait gentiment sur ses soixante, même s’il en faisait presque dix de moins. Il avait quitté la Russie vers l’âge de dix ans, à la fin des années 90, avec ses parents, pour s’installer en France. Plus tard, il était devenu un des plus jeunes profs de l’université de Grenoble, mais on lui avait retiré sa chaire de physique nucléaire parce qu’il n’était pas français, avant qu’on lui interdise purement et simplement d’enseigner. C’était pendant les années noires du pays, alors que j’étais qu’un gosse qui apprenait à marcher, puis à manipuler des consoles neurovidéo indonésiennes de contrebande, de vagues souvenirs pas très marrants, mais vite effacés pour moi. Mais pas pour Youri. Il a dû se démerder avec des petits boulots et des postes de maître-auxiliaire bouche-trou dans des écoles privées, tout juste tolérés. Comme il me disait, sa seule chance à l’époque, c’était d’être russe, avec des yeux bleus et des cheveux blonds. Ses potes blacks ou d’origine beur se retrouvèrent éboueurs, ou en centre de rééducation. Puis quand la dictature nationale-populaire est tombée, ruinée par le désastre économique, et que c’est une administration de l’ONU qui a pris en charge les destinées du pays, ce fut à peine mieux, un simple poste d’assistant dans une fac privée de seconde catégorie. Et, dorénavant, il était trop vieux pour rejoindre le nouveau ministère de l’éducation et de la recherche mis en place par l’Eurocorporation et la Présidence-Direction-Générale. Alors il survivait en donnant des cours privés, en publiant des articles dans une poignée de revues et en aidant des mecs comme moi, uniquement parce qu’on s’était connu à la fac, lors de mon passage-éclair pas loin de vingt ans auparavant.

Youri était un as des computers, ce qui lui avait valu quelques grosses embrouilles durant l’époque de la Fronde nationale, quand le régime avait essayé d’interdire les paraboles, les modems et les premiers neuro-ordinateurs, avec leur cortège de drogues fractales. Il avait finalement rejoint un groupe de dissidents qui publiait des samizdats sur le Net, puis un des tout premiers réseaux de résistance ayant conduit des opérations de sabotage électronique contre les institutions du régime “ social-national ”. De cette époque, il avait gardé un talent certain pour la confection de logiciels de communication très élaborés, et d’une sécurité à toute épreuve. Son message était contenu dans un programme de type ADN, hyper-compact, et qui se recombinait dans le cerveau de la neuromatrice contactée, comme une de ses propres émanations.

Le joker à tête de clown signé John Wayne Gacy s’est animé dans l’écran de la console. Il a grimacé un sourire et la voix de Youri s’est élevée, déformée par un filtre nasillard.

– Salut… Dis-moi, tu croules sous le boulot, là?

– Non, que j’ai fait, je peux dial (sur le mode compact, branché archéo-techno, comme Youri).

– T’es sur quoi en ce moment? (je reconnais la manière habituelle de Youri de ne jamais attaquer d’entrée de jeu).

– Pas grand-chose, la routine.

– Y’a pas de routine dans ton boulot, me fais pas marcher.

– J’t’assure, Youri… la surveillance du Fonds McKenzie, le siège de la Eastern Kodak-Fuji à Budapest, l’ordinaire.

– Vous êtes pas sur le truc de l’aéroport?

– Le truc de l’aéroport? j’ai répondu doucement, de la manière la plus détachée possible. Ça faisait trois-quatre jours que les patrons nous avaient câblé un message clair, net et concis. Les agences privées de la Ceinture Sud étaient mises à contribution pour pister, collecter et trier toutes les informations possibles et imaginables sur l’affaire de l’aéroport. Une semaine auparavant le corps mutilé d’une jeune adolescente de quatorze ans, disparue depuis un bon mois, avait été retrouvé sur les pistes désaffectées de l’ancien aérodrome d’Orly-Sud.

L’opération devait être menée avec un code de confidentialité maximum, stipulait fermement le message. Fermez vos gueules, en clair.

– Ouais, le truc de l’aéroport, alors, vous êtes dessus, y parait? a repris le clone de Youri, en grimaçant. Tu sais que mes communications sont ultra sûres, tu peux dial sans prob’.

– J’vois pas à quoi tu fais allusion, j’ai lâché, glacial, en éprouvant le goût amer du mensonge sur ma langue.

– Y’a des bruits qui courent sur le réseau, depuis ce matin, t’as pas vu? On dit que les agences privées sont envoyées au charbon sur l’affaire du tueur de l’aéroport…

– Des conneries, Youri… C’est le domaine des flics, ça, c’est pas not’boulot… Bon, c’est quoi la teneur de ton message?

Un instant de silence. Le clown pencha la tête sur le côté, m’observant d’un air perplexe.

– J’comprends pas que tu puisses manquer de confiance à ce point-là. Je sais que vous êtes sur le truc du tueur, je sais même que les flics et vous, vous soupçonnez l’affaire d’Orly d’être liée aux crimes du fleuve, me prends pas pour un vieux cave dépassé, jeune con, j’ai mes contacts…

Putain de nom de Dieu, que je me suis dit, conscient du blasphème, les sources d’information de Youri étaient toujours aussi sûres. Les crimes du fleuve s’étaient déroulés pendant toute l’année précédente, et jusqu’à la fin de l’hiver. Six corps repêchés dans la Seine, aux abords de l’ancien port fluvial de Choisy-le-Roi et du pont du Port-à-l’Anglais. Les flics savaient que la séquence du fleuve et le crime de l’aéroport étaient l’oeuvre du même mec, à cause d’une foule de trucs et du détail principal qui signait la série aussi sûrement qu’une empreinte génétique sur une carte à neuropuce: toutes les victimes avaient subi la même opération chirurgicale un peu spéciale, un forage dans le crâne effectué à l’aide d’une microfraiseuse, du modèle de celles utilisées pour l’usinage de précision en robotique industrielle, avec une mèche d’acier composite carbone-tungstène de 2 millimètres. C’était le seul détail essentiel que les agences privées étaient autorisées à délivrer à leur personnel, mais on nous avait aussi câblé un rapport de synthèse contenant un résumé des autopsies. Fallait avoir le coeur bien accroché. L’âge des victimes s’étageait entre quatorze et vingt-six ans, les actes de barbarie qu’elles avaient subis dépassent l’imagination.

J’ai rapidement élaboré une chimie de vérité et de fiction, afin de m’en sortir. Evidemment, j’avais conscience que j’allais continuer de mentir à un ami, tout en trahissant le contrat de confidentialité qui me liait à l’agence.

– Le truc classique, Youri, on nous demande d’ ouvrir l’oeil et de communiquer toute information un peu bizarre qu’on pourrait capter…

– Et alors, t’en captes?

– Non, pour moi, c’est le boulot des flics, on n’a pas à s’ en mêler.

J’ai vu le clown hocher la tête en signe de dénégation.

– Incroyable, tu t’intéresses pas au cas d’un tueur en série alors que t’en as un sous la main? Tu fais même pas de petites vérifs croisées, avec les disparitions récentes ou d’autres vagues de crimes non résolus sur le territoire eurofédéral?

J’ai poussé un soupir. J’allais devoir m’embourber dans le mensonge. Ce type de statistiques, c’est très exactement ce qu’on nous demandait d’établir, dans la plus totale confidentialité, évidemment.

– Mon job, c’est le contre-espionnage techno, j’suis pas criminologue… lâche-moi avec ce truc, j’ai justement du boulot en attente pour le Fonds McKenzie…

Le clown s’est marré.

– Oublie le Fonds McKenzie, faut que tu passes au Centre.

Le Centre, c’était le nom de code pour l’immeuble semi-désaffecté de la fin du XXe siècle dans lequel Youri vivait, avec quelques poètes mi-scientifiques, mi-clochards mystiques, qui expérimentaient drogue sur drogue et déliraient mécanique quantique et religions comparées pendant des heures. J’aimais bien le “ faut ”.

– Aujourd’hui?

– C’est ça. Ce soir, si tu peux pas faire autrement. Tout de suite, ce serait mieux.

J’ai observé le clown de synthèse qui conservait l’anonymat au visage de Youri. Il ne permettait pas de lire la moindre trace d’émotion qui aurait pu renseigner sur son état intérieur. Youri étant un vrai pote, j’ai concédé sur une ligne équitable.

– Je passe ce soir. Tu peux me dire de quoi il s’agit, express?

– Des amis, m’a répondu le clown. Une connexion que j’ai à l’université de Grenoble et au CERN. L’un d’entre eux a des ennuis, j’ai besoin de tes services.

J’ai essayé de sonder le visage virtuel, dans un réflexe voué à l’échec.

– C’est pas pour tes conneries de tueur en série, sûr? que j’ai fait, en tablant sur l’incapacité de ma neuromatrice à laisser passer un tel mensonge, si jamais le “ clone-agent-intelligent ” de Youri avait eu cette fantaisie.

– Non, a répondu le visage du clown-tueur, impassible. Elle a vraiment de gros ennuis. J’ai besoin de tes services.

Elle. Une amie, j’ai corrigé mentalement.

Le visage aux couleurs criardes restait immobile au centre de l’écran, attendant une réponse, comme un gag qui tardait à venir de la part du compère.

– Je passe ce soir, j’ai lâché.

Puis j’ai abrégé la communication.

2 Bibliothèque de survie

Lorsque le Centre avait été construit, à la fin des années 80, les dernières années fastes du pays (l’ultime luxe royal de la République, disait Youri), les architectes qui avaient conçu le bâtiment l’avaient nommé Résidence Utopia. Il était de style postmoderne, c’est-à-dire un peu n’importe quoi autour d’une structure fonctionnaliste genre Bauhaus. Il faisait quatre étages de haut, avec la forme générale d’un gros paquebot et tout un réseau de passerelles, d’escaliers et de couloirs qui serpentaient comme des coursives de navire entre les patios romains ou néo-arabes, les jardins intérieurs et les penthouses qui ornaient les toits. Quand les premières arcologies apparurent au début du XXIe siècle, l’immeuble ne dépareilla pas. Abandonné depuis la fin des années 2010 après la chute du régime national-populaire et les guerres civiles qui s’ensuivirent, il avait été récupéré depuis peu par Youri et ses potes, qui avaient réussi à faire classer l’immeuble par un eurocrate quelconque et à obtenir une subvention pour le remettre en état.

Il servait désormais de “ plate-forme d’expérimentation de la vie future ”, selon les mots de Youri.

Youri et ses potes pensaient que le seul avenir des marginaux, comme toujours, se trouvait sur la Nouvelle Frontière, comme il disait. Là-haut, dans l’espace. Dans l’ anneau-cité orbital qui se mettait en place depuis une vingtaine d’années avec des fonds de l’ONU et de toutes les grandes agences spatiales du monde. Ou sur la ville lunaire qui voyait le jour autour de Camp Armstrong, dans la mer de la Tranquillité.

Lui et sa bande de scientifiques hors normes établissaient depuis des mois les plans d’une station spatiale, en regroupant des devis et des technologies du monde entier. Ils avaient tous suivi des stages d’entraînement civils au Space Camp de Vélizy, même Youri, et ils avaient le projet de s’équiper rapidement d’une centrifugeuse russe d’occasion, le genre de truc qu’on peut trouver en Tchécoslovaquie ou en Pologne, pas loin. Ils espéraient obtenir incessamment l’agrément de la toute nouvelle Space Development Authority de l’ONU. Ne resterait plus qu’à trouver un crédit auprès d’une banque. On disait que les sociétés de capital-risque du Sud-Est asiatique s’implantaient en Europe occidentale depuis peu, à la recherche de talents représentatifs de la culture du continent. Youri m’avait montré la manchette qui clignotait au sommet de la première page de Business Week Euro. Le papier optique à mémoire scintillait et éclairait ses doigts d’une lueur mauve. Son sourire me semblait aussi mystérieux que les évocations des grands espaces sibériens de son enfance. Je savais pourtant pourquoi il souriait ainsi. Je n’ignorais rien de l’immense bibliothèque que lui et les autres résidents du Centre avaient rassemblée, et qui tenait sur tout le sous-sol et une bonne partie de l’entresol. Des dizaines de milliers de livres. Tous ces livres méritaient d’etre embarqués dans une station, d’après Youri et les autres, même s’il était possible de se plugger une neuro-rom ou de se brancher sur une banque de données pour accéder au contenu du bouquin. Beaucoup de ces ouvrages étaient des incunables. Youri et ses potes avaient passé des années, certains des vies entières, à les accumuler.

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