PIERRE SOUVESTRE
ET MARCEL ALLAIN
LA MORT
DE JUVE
14
Arthème Fayard
1912
Cercle du Bibliophile
1970-1972
1 – UN MYSTÉRIEUX SOUPIR
— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que vous voulez ? Où suis-je ?
— Mais, monsieur, il est simplement sept heures du matin et c’est moi, Baptiste, qui frappe à la porte de monsieur.
— Oui, Baptiste. Préparez mon tub et dites-moi le temps qu’il fait.
— Il fait froid. Monsieur pourra se couvrir, ce matin. Il pleut également, les rues sont toutes sales.
— Zut, sale métier !
Le valet de chambre s’était retiré, son maître passait dans le cabinet de toilette. C’était un homme d’une quarantaine d’années environ, portant son âge et dont la robuste carrure s’empâtait d’un léger embonpoint. M. Hervé Martel exerçait à Paris la rude mais lucrative profession de courtier-juré d’assurances maritimes. Hervé Martel, depuis sept ou huit ans qu’il en était titulaire, avait fait de sa charge la plus importante de Paris. Mais ce n’était ni sans peine ni sans travail.
Or, au fond de son âme, Hervé Martel était foncièrement paresseux et chaque fois qu’il en trouvait l’occasion, il tirait au flanc à la manière du plus subtil des militaires. Il ne « tirait au flanc » que lorsqu’il n’y avait pas inconvénient à le faire, car, d’autre part, il avait, avec la quarantaine, acquis assez de raison pour se rendre compte que ses efforts étaient couronnés de succès. N’empêche, se lever de bonne heure…
Célibataire endurci, Parisien de bonne race, Hervé Martel appréciait tout particulièrement l’existence de la capitale, le charme des soirées au théâtre, prolongées par quelques heures de causerie au cercle ou dans les restaurants à la mode. Il parvenait difficilement à se coucher avant deux ou trois heures du matin, éprouvait une difficulté insurmontable à répondre aux appels pressants, dès sept heures, été comme hiver, de son domestique tambourinant à la porte.
Ce matin-là, Hervé Martel était encore plus mal éveillé qu’à l’ordinaire. Le temps froid et pluvieux n’invitait guère aux courses et aux promenades, même en voiture.
— Si seulement j’avais mon auto, grommela le courtier maritime, avec ses sacrés chevaux on n’en finit pas.
Depuis quelques jours, en effet, Hervé Martel avait passé commande d’une rapide et élégante berline à moteur et c’est avec impatience que le riche courtier en attendait la livraison.
À la Bourse et dans son milieu de gens d’affaires, on ne parlait de rien d’autre. Déjà, Hervé Martel, ami du progrès, avait remplacé par une machine à écrire et une dactylographe, l’écriture à la plume sergent-major.
Un coup discret frappé à la porte de son cabinet de toilette tira Hervé Martel de ses réflexions. C’était Baptiste.
— C’est le cocher, dit-il, Prosper désire voir monsieur.
— Prosper, mais comment est-il monté ? Il laisse le cheval seul dans la rue ?
— Monsieur, Prosper n’est pas venu avec la voiture de monsieur. Il dit qu’il doit parler à monsieur, que monsieur est au courant.
— Je ne comprends pas. Qu’il entre.
Prosper ne paraissait pas, comme on pouvait s’y attendre, revêtu de sa livrée verte à liseré rouge et coiffé du luisant haut-de-forme à cocarde, caractéristique du cocher de grande maison. Prosper était en civil.
— Eh bien, Prosper, à quoi pensez-vous ? Je pars dans dix minutes.
Le cocher salua :
— Monsieur m’excusera de lui répondre, mais Monsieur a sans doute oublié que depuis ce matin je ne suis plus au service de Monsieur.
— Qu’est-ce que cela signifie, Prosper ?
— Monsieur se souvient que lundi dernier j’ai donné à monsieur mes huit jours. Or, ma semaine est terminée depuis hier soir, et je viens faire mes adieux à Monsieur.
— Mais vous êtes fou, Prosper. Oui, je me souviens, en effet, mais comme il vous est arrivé plusieurs fois de vouloir vous en aller et que vous êtes resté, je n’y ai pas fait attention.
— Aujourd’hui, monsieur, c’est définitif.
— Ah, fit Hervé Martel interloqué. Et peut-on savoir pourquoi ?
— C’est très facile, monsieur. Monsieur va comprendre. Quand je suis entré chez Monsieur, c’est en qualité de cocher. C’est-à-dire pour soigner et conduire le cheval de Monsieur. Or, voilà que Monsieur change d’avis et ne veut plus garder d’attelage. Monsieur a commandé une automobile qui va lui être livrée dans quelques jours, et monsieur m’a dit : « Prosper, vous apprendrez à piloter ces machines-là et vous serez mon mécanicien. » Eh bien, je réponds à Monsieur : je regrette infiniment, mais je n’apprendrai pas à piloter ces machines-là, cocher je suis, cocher je reste.
— Mais vous êtes stupide, mon brave garçon, comprenez donc que plus nous allons, plus votre métier menace de disparaître. Tous les cochers deviennent chauffeurs, c’est connu.
— S’il ne reste qu’un cocher, Monsieur, je serai celui-là.
— Après tout, c’est votre affaire. Allez vous faire régler au bureau. Je vais téléphoner des ordres au fondé de pouvoirs.
— Et le certificat ?
— Eh bien, vous viendrez le reprendre ici un peu plus tard, quand je serai habillé.
Le cocher disparut. Hervé Martel acheva sa toilette, mais soudain son front se plissa : il venait de passer dans la salle à manger pour prendre son déjeuner du matin et considérait, navré, la pluie tombant au dehors, une pluie abondante, qui transformait les rues en cloaques.
— C’est bien ma veine, grommela-t-il, pour un jour que je n’ai pas de voiture, il fait un temps de chien.
Et Hervé Martel lançait à son appartement bien clos, bien confortable, un coup d’œil de regret. Mais, soudain, une pensée lui traversa l’esprit.
Hervé Martel prit le téléphone, demanda la communication avec son bureau de la place de la Bourse.
— C’est vous, monsieur Albert ?
Le courtier maritime donna ses instructions au fondé de pouvoirs, s’enquit du courrier. Au fur et à mesure, son visage se rassérénait.
— N’est-ce pas, monsieur Albert, vous êtes aussi d’avis qu’il est inutile que je passe au bureau, ce matin ? Cela m’arrange parfaitement, d’autant que je suis légèrement enrhumé. Pour les affaires urgentes, eh bien, faites donc une chose : envoyez-moi M lle Hélène, elle prendra mon courrier. Oui, entendu, je l’attends. À tout à l’heure.
Hervé Martel, très satisfait de l’idée qu’il venait d’avoir, avait achevé tranquillement son déjeuner. Puis il était allé s’installer dans son cabinet de travail, pièce élégante décorée avec un goût extrême, remplie d’objets d’art, de tableaux de maîtres, un vrai boudoir. Il est vrai que ce cabinet de travail ne servait guère. Avenue Niel, ce n’était pas le courtier-juré d’assurances que l’on voyait, mais l’homme du monde, le Parisien riche. Hervé Martel, dès qu’il rentrait, à six heures, quittait la jaquette des visites commerciales aussitôt remplacée par le smoking ou l’habit de l’élégant cercleux.
Au bout d’une heure, Baptiste annonça :
— Monsieur, c’est la demoiselle qui est là.
— Priez-la donc d’entrer.
Quelques instants après, dans le cabinet du courtier maritime, pénétrait une jeune fille à la mise à la fois élégante et correcte. Elle retira son manteau, puis, sur l’invitation d’Hervé Martel, elle s’assit à une petite table, à côté d’un vaste bureau qui disparaissait sous les papiers.
Sans hâte, elle défit un rouleau de papier blanc qu’elle avait apporté, puis, de la lame d’un élégant petit canif, elle tailla son crayon.
— Vous y êtes, Mademoiselle Hélène ? demanda M. Martel.
— Oui, Monsieur, répondit la jeune fille. Vous permettez un instant ?
D’un geste rapide, elle alla au canapé d’angle où elle avait déposé sa fourrure.
— Vous avez froid, Mademoiselle ?
La jeune fille sourit :
— Mais oui, Monsieur, il ne fait pas très chaud chez vous.
Hervé Martel sonna Baptiste :
— Voyons, comment se fait-il que cette pièce soit si mal chauffée ? On gèle, ici.
— Monsieur sait bien que la cheminée ne va pas. J’en ai déjà fait l’observation à monsieur, il y a quelques jours. Monsieur devrait écrire aux gérants.
— Vous avez raison, fit-il. J’avais oublié.
Puis, se tournant vers la dactylographe, cependant que le domestique se retirait :
— Voulez-vous prendre note, Mademoiselle, d’écrire aux gérants : MM. Nalorgne et Pérouzin, rue Saint-Marc. Vous chercherez le numéro dans le Bottin. Dites-leur que la cheminée ne marche pas, qu’ils viennent la vérifier, que je compte sur eux, d’urgence. C’est noté, n’est-ce pas ?
— Oui, Monsieur.
— Bien, Mademoiselle. Encore une lettre, au Comptoir National, une lettre que vous recommanderez. Voulez-vous noter ?… « Messieurs, je vous envoie par ce courrier dix titres au porteur, de mille francs, portant les numéros ci-après… »
Hervé Martel ouvrit un tiroir, en retira un petit paquet soigneusement ficelé qu’il posa sur le bureau placé le long du mur, tout à côté de la petite table où travaillait la sténographe.
— Vous y ferez attention, Mademoiselle, ces papiers ont de la valeur. Lorsque vous aurez pris les numéros, que vous indiquez dans votre lettre, vous voudrez bien faire expédier ces papiers en lettre recommandée. Qu’est-ce qu’il y a ?
— C’est Prosper, c’est le cocher de Monsieur, qui vient comme ça pour son certificat, dit Baptiste.
— Qu’il entre.
Le cocher pénétra dans la pièce en saluant gauchement. M. Hervé Martel tournait le dos au serviteur et à la jeune fille. Il était allé à un petit secrétaire, à l’opposé du cabinet, et rédigeait le certificat demandé par le cocher.
— Tenez, Prosper, fit-il lorsqu’il eut achevé, voilà votre affaire. Désormais, vous avez toutes les qualités. D’ailleurs, ce que je dis, je le pense. Je regrette vivement votre départ.
Prosper, se confondant en remerciements, allait entreprendre une longue conversation, mais Hervé Martel, en homme d’affaires habitué à éconduire les raseurs, trouva le mot aimable et cependant définitif pour le reconduire jusqu’à la porte de son cabinet.
— Continuons, Mademoiselle.
Hervé Martel dicta deux ou trois lettres, donnant des rendez-vous d’affaires, puis :
— Cette lettre, Mademoiselle, vous ne l’écrirez pas sur du papier de la charge, mais sur du papier personnel. Écrivez :
Madame Irma de Steinkerque,
Ma chère amie,
Nous nous réunissons, quelques joyeux camarades, chez moi, avenue Niel, après-demain soir. J’espère que vous serez des nôtres. On dînera sans cérémonie, à huit heures… Répondez-moi bien vite que vous êtes assez gentille pour nous charmer de votre présence.
Votre bien affectueusement dévoué.
— Vous ajouterez en post-scriptum… Après tout, non, fit-il, je ne peux tout de même pas vous dicter cela. Quand la lettre sera faite, vous me la donnerez avec l’enveloppe, je mettrai le post-scriptum à la main.
M lle Hélène sourit mais ne broncha pas, et comme M. Hervé Martel ne disait plus rien :
— Est-ce terminé ?
— Oui, fit Hervé Martel. Allez me taper ce courrier au bureau et n’oubliez pas de me le rapporter à signer avant l’heure du déjeuner.
Et, tandis que la jeune fille, méticuleusement, reformait le rouleau de ses feuilles de papier :
— Eh bien, quoi, Mademoiselle Hélène, vous avez de graves chagrins ? des peines sentimentales ?
— Pourquoi donc, Monsieur ?
— Mais vous soupirez d’une façon qui vraiment dénote une tristesse extraordinaire.
— Moi, Monsieur ? mais je n’ai nullement soupiré.
— Tiens, c’est étonnant. J’étais persuadé. Enfin il vaut mieux, n’est-ce pas, que je me sois trompé ?
La jeune dactylographe sourit gracieusement. Puis, subitement, une idée lui vint.
— Pardon, Monsieur, le paquet de titres que je dois emporter pour le faire recommander. Où est-il ?
Hervé Martel se dirigea vers le bureau sur lequel il avait placé les papiers. Tout à coup, il s’arrêta net :
— Vous les avez pris, Mademoiselle, ces titres ? Ils étaient là-dessus il y a quelques instants,
— Il m’a semblé les voir, en effet, Monsieur. Mais il faut croire que je me suis trompée, puisqu’ils n’y sont pas.
— C’est exact, ils n’y sont pas. J’aurais cependant juré que…
— Ma foi, moi aussi.
— Je sais bien que je suis distrait, mais à ce point-là cependant.
Le courtier regarda autour de lui, souleva les coussins de son canapé, remua quelques dossiers, entrouvrit deux ou trois fois le tiroir dans lequel il avait mis, quelques jours auparavant, les titres en question, et qu’il croyait bien avoir repris. Mais il ne retrouva rien.
— Voyons, c’est impossible, grogna-t-il. Vous faites erreur, ou moi. Ou alors, je me trompe, ce paquet n’est pas bien gros. Regardez donc si, par hasard, dans vos feuilles de sténographie.
La jeune fille défit vivement le rouleau de papier. Les titres n’y étaient pas. Cependant que la jeune fille rougissait, quelque peu agacée, Hervé Martel semblait de plus en plus préoccupé, et sur sa physionomie très franche, très mobile, ses impressions se manifestaient très nettement.
— C’est curieux, grommela-t-il encore, absolument invraisemblable.
Jusqu’alors, Hervé Martel était allé et venu dans la pièce, en proie, semblait-il, à une impatience fébrile. Brusquement, il s’arrêta, considéra la jeune fille.
— Enfin, dit-il en se croisant les bras, ne trouvez-vous pas cela extraordinaire ?
— Mais si, Monsieur, dit Hélène.
— N’est-ce pas, reprit le courtier, c’est extraordinaire. Ces titres n’ont pas pu s’en aller tout seuls. C’est à se demander si quelqu’un ne les a pas pris ? À la rigueur, on pourrait penser à Prosper, au cocher, mais il me semble qu’après son départ les titres étaient encore là. Qu’en pensez-vous ?
— Je n’ai pas fait attention, mais il me semble, en effet, que vous avez raison.
— J’ai raison, mais alors ?
Et son regard interrogeait la jeune fille, qui ne broncha pas. Après un silence, elle dit :
— Il est temps que je parte, Monsieur, si vous désirez que je vous rapporte votre courrier avant l’heure du déjeuner.
— En effet. Allez, Mademoiselle.
Mais à peine avait-il dit ces mots qu’il se ravisait :
— Mademoiselle Hélène, appela-t-il.
— Monsieur ?
— Mademoiselle, un petit renseignement, s’il vous plaît ? J’ai omis de vous le demander lorsque vous êtes entrée comme dactylographe il y a six mois, et chaque jour je voulais le faire, puis je l’oubliais. J’ai tellement de choses dans la tête…
— De quoi s’agit-il, Monsieur ?
— Oh, rien, figurez-vous que je n’ai pas votre adresse. Il est nécessaire, n’est-ce pas, que j’aie votre adresse. Supposez que j’aie quelque chose d’urgent à vous dire.
— J’habite 114, rue Lepic, Monsieur.
— Rue Lepic ? C’est à Montmartre cela, n’est-ce pas ? Et alors, vous venez de là tous les matins, à pied ?
— Oui, Monsieur.
— De Montmartre à la Bourse, ce n’est pas très loin. Et alors, rue Lepic, vous habitez avec votre famille, vos parents ?
— J’habite seule, Monsieur.
Mais, soudain, le rouge monta au front d’Hélène qui se rapprocha d’Hervé Martel :
— Monsieur, demanda-t-elle avec un frémissement dans la voix, pourquoi me posez-vous ces questions ? Est-ce que ?
— Mais que voulez-vous dire, Mademoiselle ?
— C’est un interrogatoire ? n’est-ce pas. Ces titres que vous ne retrouvez pas ?
— Mais non, Mademoiselle, je vous affirme. Rien ne me permettrait de formuler sur vous un tel soupçon. Ah, c’est très ennuyeux, évidemment, ce qui arrive. Mais enfin, je n’ai aucune raison.