— Monsieur, le soupçon suffit, il me serait impossible de rester une minute de plus.
— Là, là, doucement, ne vous emballez pas. Je n’ai rien dit, en somme, qui soit de nature à vous vexer. Je vous ai demandé des renseignements. Tout à fait naturel de ma part.
— Sans doute, mais ces questions, aujourd’hui…
— Voyons, Mademoiselle, je vous en prie, n’insistez pas. Ces titres, je les retrouverai. Oui, je les retrouverai certainement.
Et pour couper court, Hervé Martel, brusquement, changea de sujet :
— Mademoiselle, au lieu d’écrire la lettre que je vous ai dictée pour MM. Nalorgne et Pérouzin, je vous prie de leur téléphoner de passer me voir, sans faute ce soir, ici, chez moi, à partir de six heures. Je compte que la commission sera faite. C’est très important.
— Vous pouvez y compter, monsieur, dit la jeune fille, qui paraissait avoir repris tout son calme.
2 – NALORGNE ET PÉROUZIN, CONTENTIEUX
— Un prospectus, un autre prospectus. Une demande d’emploi. Voici encore une dame qui voudrait emprunter de l’argent sur garanties. Parbleu, si c’était si facile que ça, nous serions les premiers à le faire. Une feuille de couleur. Ah, ce sont les contributions. Tiens, un mot de Prosper. Vous savez bien, Pérouzin, Prosper, le cocher de notre client, M. Hervé Martel. Encore un solliciteur. Décidément, il n’y a que de ces gens-là.
Le personnage qui monologuait ainsi s’arrêta soudain. Son interlocuteur, qui l’écoutait jusqu’alors sans mot dire, venait de l’interrompre d’un signe de la main.
— Je crois qu’on a sonné, dit l’un des deux hommes.
Nalorgne et Pérouzin, les deux associés, occupaient, rue Saint-Marc, à l’entresol d’une vieille maison, un appartement sur la cour, étroit, misérable, sombre, obscur, dans lequel, depuis quelques semaines, ils avaient installé un bureau d’affaires.
Une plaque sur la porte portait Contentieux, ce qui laissait place à l’imagination.
— Un client ? avait murmuré Pérouzin, enclin à l’optimisme, mais ayant cependant une intonation interrogative.
— Hum, ce serait bien étonnant, dit Nalorgne.
Cependant, par la porte entrebâillée qui faisait communiquer les bureaux des deux associés avec le couloir obscur constituant l’antichambre de l’appartement, la tête hirsute d’un petit groom apparut. Le gamin s’introduisit à moitié dans la pièce, et, sans le moindre respect pour les formules protocolaires, annonça d’une voix déjà grave, déjà éraillée, d’une voix de bon gavroche :
— C’est quelqu’un qui demande à vous parler.
— Lorsqu’un visiteur, expliqua Nalorgne, doctoral, demande à être introduit auprès de ces messieurs, – et ces messieurs c’est nous, naturellement, – vous devez d’abord demander de la part de qui, puis ensuite quel est le motif de la visite ? Avez-vous ces renseignements, Charlot ?
— Non, fit le groom en secouant la tête, je n’ai rien demandé au type qui est venu. Mais ça m’a l’air d’un homme très bien. Il a des bagues à tous les doigts et un costume tout neuf.
— Charlot, nous ne vous demandons pas votre opinion sur la clientèle que nous recevons. Pour cette fois, vous n’insisterez pas, et puisque nous ne savons pas le nom de ce monsieur, nous nous contenterons de le lui demander tout à l’heure, lorsque, sur un coup de timbre, vous serez avisé qu’il faut l’introduire dans notre bureau. Faites attendre.
Le groom, impressionné malgré lui par l’attitude de ses patrons, se retira en traînant les pieds sur le tapis qui montrait la corde.
— Quel peut bien être ce visiteur ? demanda Nalorgne. Pourvu que ce ne soit pas un créancier.
— Mais non, mais non, vous vous faites toujours des idées. Un créancier serait entré d’autorité dans notre bureau, et ce monsieur veut bien attendre.
— Il ne faut pas le faire droguer.
— Vous n’y pensez pas, rien n’impressionne les gens comme de les faire attendre, lorsqu’ils désirent vous voir. Ils s’imaginent qu’on est très occupé. Cela produit un excellent effet.
— Sans doute, sans doute, reconnut Pérouzin, mais supposez qu’il se lasse et qu’il s’en aille.
— Nous l’entendrions bien, et, dans ce cas, on le ferait aussitôt entrer. D’ailleurs, ajoutait-il, notre bureau n’est pas en état de le recevoir.
Agissant sous les yeux stupéfaits de son associé, Nalorgne, avec une activité fébrile, mettait, comme il l’avait dit, « le bureau en état de recevoir le client ». En fait, il entrebâillait les tiroirs, en sortait à moitié des dossiers, empilait sur son bureau des feuilles de papier toutes couvertes d’écriture, qu’il étala négligemment. Il tira d’un casier tout un paquet de vieilles enveloppes, les passa à Pérouzin, en lui recommandant :
— Mettez ça en face de vous. Le client croira que c’est notre courrier de ce matin. Et les hommes d’affaires qui reçoivent un volumineux courrier font toujours bonne impression.
Mieux encore, Narlogne prit dans son sous-main une sorte de plaque en porcelaine sur laquelle figurait en lettres rouges l’inscription : « Caisse ». Puis il alla au fond de la pièce et, au moyen de deux crochets, fixa la pancarte sur la porte d’un placard.
Cette mise en scène réglée, Nalorgne, après un dernier coup d’œil général, dit à son associé :
— Maintenant, vous pouvez faire entrer.
Avant d’atteindre l’obscur entresol de la rue Saint-Marc, Narlogne avait été prêtre, et Pérouzin avait exercé dans une petite ville de province, les fonctions de notaire. Puis l’un et l’autre, à la suite d’événements sur lesquels ils gardaient la plus parfaite discrétion, avaient été contraints de renoncer à leurs professions respectives, et pendant quelques années, ils avaient complètement disparu de la surface du monde.
Ils devaient se retrouver entre temps à Monaco. Nalorgne et Pérouzin y exerçaient, au Casino, les fonctions d’inspecteurs des jeux, et pendant cette tranche de leur existence, ils s’étaient trouvés mêlés aux aventures dont le célèbre Fantômas était le héros.
Monaco, débarrassé de cet hôte gênant, Nalorgne et Pérouzin auraient pu rester dans l’administration tutélaire de la maison de jeux, mais leur goût du risque répugnait à la monotonie de la surveillance de la roulette et du trente-et-quarante, ils avaient décidé, en conséquence, de venir à Paris et d’y profiter de leurs relations comme de leur savoir pour y monter un « bureau d’affaires ». C’est ainsi qu’ils s’étaient installés rue Saint-Marc, risquant leurs modestes économies dans cette entreprise de Contentieux, où ils faisaient tout absolument, sauf les opérations tenant à la profession qu’ils prétendaient exercer. Sans grand succès, du reste, et la feuille bleue trouvée dans le courrier le matin même, leur signifiant que sous trois jours ils étaient sommés de payer leurs contributions, sous peine de saisie, prouvait qu’ils ne roulaient pas sur l’or.
Cependant, on avait frappé à la porte, et, sans attendre la réponse, l’autorisation d’entrer, quelqu’un, le « client », pénétrait dans la pièce.
— Salut, les copains, s’écria-t-il.
— Prosper, s’écrièrent ensemble Nalorgne et Pérouzin. Ah par exemple, si nous avions su.
— Votre patron vous a donc donné congé aujourd’hui ?
Le cocher sourit l’air satisfait :
— Congé ? Non pas, je suis libre, désormais, voilà huit jours que je lui ai collé ma démission.
— Alors, interrogea Pérouzin avec sollicitude, vous n’avez plus de place et vous venez nous voir pour qu’on vous en trouve une ?
— Très peu, j’en ai soupé de ramasser le crottin de cheval et j’ai mieux que ça comme métier dans la main.
— Le fait est. Vous voilà nippé comme un bourgeois.
— Comme un bourgeois, précisa Prosper, et un bourgeois cossu.
Pérouzin et Nalorgne avaient fait sa connaissance dans le petit restaurant à vingt-trois sous où ils déjeunaient il y a quelques semaines. Mais, par suite de quelles circonstances la situation de Prosper s’était-elle modifiée au point que le cocher, désormais, s’exhibait dans des tenues que n’aurait point désavouées son ancien patron lui-même, l’élégant Hervé Martel ?
À la question que lui posaient Pérouzin et Nalorgne, Prosper répondit mystérieusement, un doigt sur les lèvres :
— Ça, c’est des affaires qui me regardent. D’ailleurs, elles pourraient bien vous intéresser aussi. Au fait, qu’est-ce que vous diriez si l’on déjeunait ensemble ? Il est onze heures, tenez, je vous invite. Rendez-vous à midi et demie, au Faisan Doré. Ça colle. Eh bien, à tout à l’heure. Je me débine, car vous pensez bien que j’ai du boulot à faire, avant d’aller croûter.
— Au Faisan Doré ? dit Pérouzin, mais c’est le restaurant le plus chic de Paris.
— Ça coûte au moins trente francs par tête le déjeuner, dans cette boîte-là, dit Nalorgne.
— Eh bien, conclut Pérouzin, raison de plus pour ne pas manquer. Ça nous changera des pommes de terre frites et du demi-setier de rouge de tous les jours.
***
Penchés sur la table et dégustant à petites gorgées une vieille fine champagne que le maître d’hôtel, confiant dans ses clients, avait laissé à leur « discrétion », Nalorgne et Pérouzin écoutaient Prosper.
— Oui, continuait le cocher, qui pendant toute la durée du déjeuner les avait littéralement éblouis par la générosité de sa commande, le miroitement des bagues qui scintillaient à ses doigts et l’exhibition de quelques billets de banque, négligemment tirés de ses poches. Oui, vous comprenez, mes chers amis, que, pour un homme intelligent, le métier de cocher n’offre guère de ressources. Moi, comprenez-vous, je suis né avec l’âme d’un brasseur d’affaires, de grandes, de grosses affaires. Qu’est-ce que vous voulez, j’aime l’argent, et comme elle ne se trouve pas sous le pied d’un cheval, il faut bien qu’on s’occupe de la découvrir.
— Évidemment, bien sûr, dirent les deux autres.
Mais que pouvait-il bien faire ?
— La semaine dernière, disait-il, j’ai fait trois mille francs. Hier matin, en l’espace de deux heures, quatre mille, et, pour la fin du mois, il y a une combinaison qui me rapportera dix mille balles.
« Au fait, demanda soudain le cocher d’un air détaché, est-ce que vous n’êtes pas en relations avec la maison Miller et Moller, vous savez, ces marchands de papier de la rue des Archives ?
— Si, ce sont même des clients de notre bureau. Ils nous avaient commandé tout un assortiment de porte-plumes.
— Des porte-plumes ? dit le cocher en regardant ses invités avec une profonde commisération, vous appelez cela des affaires, vous ? Qu’est-ce que ça peut bien rapporter, en admettant même qu’il s’agisse d’une grosse de porte-plumes à deux sous pièce ? Enfin, vous devez savoir tout de même si c’est une bonne maison ?
— Qu’entendez-vous pas là ?
— Je demande, reprit le cocher, si c’est une maison solvable, faisant honneur à sa signature, et qui paie rubis sur l’ongle ?
— Ça, j’en mettrais ma main au feu.
Et Pérouzin ajouta pour essayer d’impressionner son interlocuteur :
— Nous avons dans nos dossiers confidentiels, les meilleurs renseignements sur la Société Miller et Moller.
— Oui, nul n’ignore que ces gens-là c’est solide comme la République et la Banque de France.
— Mais où voulez-vous en venir ?
Le cocher remplit les verres de fine, depuis longtemps vidés jusqu’à la dernière goutte, et baissant la voix, il expliqua :
— Vous qui avez vos entrées chez Miller et Moller, j’imagine que rien ne vous serait facile comme de vous procurer du papier à en-tête de chez eux. J’en ai besoin avant la fin du mois et c’est très important.
— Mais pourquoi faire ?
— Sûr, déclara le cocher avec un rire goguenard, que ce n’est pas pour mettre des papillotes à la perruque de mon épouse. Pour cette bonne raison, qu’elle n’en porte pas et que je suis garçon. Peu importe. Procurez-moi ce bout de papier et je vous donne vingt-cinq louis comptant, est-ce dit ?
Et il ajouta pour les décider :
— N’ayez donc pas peur, vous ne risquez rien. Supposons que j’ai besoin de cette facture, pour en copier le modèle, ces gens-là ont une idée d’en-tête très intéressante. Ça vous va-t-il ?
— C’est entendu, dit Nalorgne, cependant que Pérouzin affirmait :
— J’irai cet après-midi même chez Miller et Moller. Mine de rien, je prends une facture, et demain…
— Demain, répondit le cocher, j’ai le document et vous, vos vingt-cinq louis.
***
— On a téléphoné, messieurs.
C’était Charlot, le petit groom qui, se dressant décidément, s’adressait respectueusement à ses patrons, au moment où ceux-ci, congestionnés mais satisfaits, regagnaient le bureau.
— Ah, ah, fit Pérouzin d’un air important, as-tu pris note de la communication ?
— Oui m’sieu, c’est un nommé Hervé Martel qui a fait dire comme ça que vous veniez chez lui, ce soir, à six heures juste.
Les deux associés restés seuls allumèrent une cigarette.
— Croyez-vous, fit Pérouzin, l’air songeur, que ce Prosper a bien réussi. Je m’attendais à une histoire désagréable au moment de l’addition. Pas du tout, il a payé.
— Ces gaillards-là, tout ignorants qu’ils sont, et même pas munis du certificat de l’école primaire, ont parfois le sens des affaires et cela mieux que des gens ayant bénéficié comme nous d’une excellente éducation et d’une instruction approfondie.
— Une instruction que je qualifierai même d’érudition.
— Pour parler d’autre chose, il faudra être exacts chez Martel.
— Oh, je serai là. Le temps d’aller chercher cette feuille de papier dont a besoin Prosper et je me rends directement avenue Niel.
— Je vous y retrouverai, dit Nalorgne.
Les deux associés allaient se quitter. Au moment de partir, Nalorgne mit la main sur l’épaule de Pérouzin :
— Mon cher, que pensez-vous des affaires de Prosper ? Elles m’ont l’air douteuses.
— Vous passez votre temps à soupçonner les gens, Nalorgne. Après tout, qu’est-ce qu’on risque ? Prosper est un ami. Il nous demande de lui rendre service, il nous donne vingt-cinq louis. Alors.
— Sûrement. Mais je me méfie quand même.
***
Baptiste, domestique snob et physionomiste, n’avait pas fait entrer Nalorgne et Pérouzin dans le salon de son maître. Les deux associés, cependant, s’étaient annoncés comme « gérants » de l’appartement occupé avenue Niel par M. Hervé Martel.
Gérants ? c’était évidemment quelque chose. Néanmoins, Baptiste n’avait pas cru devoir faire à ces personnages, les honneurs de la pièce réservée aux visiteurs de marque.
Soudain, le bruit de l’ascenseur. Une porte claqua, le courtier pénétra en coup de vent, le col de son pardessus relevé, le chapeau sur la tête :
— Veuillez me suivre, messieurs.
Et il pénétra dans son cabinet de travail.
— Qu’est-ce que vous sentez ? demanda le courtier aux gérants.
— Mon Dieu, fit Nalorgne, pour ne pas se compromettre.
— Ça sent le tabac, dit Pérouzin.
— Il ne s’agit pas de cela. Je vous demande ce que vous éprouvez en entrant ici dans cette pièce ? chaud ? froid ? Qu’en pensez-vous ?
— On étouffe dit Pérouzin, sanguin qui rêvait grand air et fenêtres ouvertes.
Cependant, le grand et maigre Nalorgne avait déclaré :
— On gèle, dit Nalorgne, homme maigre et frileux.
— Vous voilà parfaitement d’accord à ce que je vois, et votre opinion n’a aucune importance. Il fait froid ici. D’ailleurs, la cheminée ne marche pas. Vous êtes chargés de vous occuper de tous les détails matériels de mon appartement, puisque c’est vous qui m’avez fait louer ici, débrouillez-vous donc pour que la cheminée marche, et que je n’aie plus d’ennuis.
— C’est que nous ne sommes pas architectes.
M. Hervé Martel fronçait le sourcil et Nalorgne, prévenant par son interruption la gaffe probable de son associé, déclara :
— Nous allons en parler au propriétaire, mais je vois ce que c’est : c’est le tirage qui ne marche pas, la cheminée tire mal, c’est un détail insignifiant, nous ferons le nécessaire.
Puis, feignant d’être un homme très occupé, et sans tenir compte des signes que lui faisait son associé qui réprouvait un tel bluff, Nalorgne, tirant sa montre, s’exclamait :