Celle-ci, après avoir reçu les hommages qui lui étaient dus en sa qualité de jolie femme, sonna la bonne :
— Apportez donc l’apéro, ordonna-t-elle, c’est le meilleur moyen de causer.
Puis, se tournant vers Nalorgne et Pérouzin, elle minauda :
— Vous prendrez bien un petit vermouth, n’est-ce pas ?
Irma de Steinkerque ajoutait :
— C’en est du bon. Prosper me l’a fait acheter et il s’y connaît. Au fait, c’est lui que vous veniez voir, sans doute ?
— Oui, mais vous aussi…
— Écoutez, fit-elle, ce n’est pas pour vous renvoyer, bien au contraire, vous me feriez même grand plaisir en acceptant de déjeuner avec moi, mais je dois vous dire que je serai toute seule, car Prosper est absent, absent de Paris.
— Ah, s’écrièrent ensemble Nalorgne et Pérouzin, qui se regardèrent alarmés.
Une même pensée, en effet, leur venait à l’esprit : du moment que Prosper était absent, cela corsait singulièrement les soupçons que les deux amis pouvaient avoir à son sujet, relativement à l’assassinat de M. Hervé Martel.
Diable, l’affaire devenait de plus en plus grave et Nalorgne, d’un signe imperceptible, fit comprendre à Pérouzin que celui-ci désormais devait se taire, éviter de prononcer la moindre parole compromettante.
Irma de Steinkerque, cependant, se faisait de plus en plus aimable. Et après avoir offert l’apéritif à ses hôtes, elle insista tellement que ceux-ci, qui n’étaient jamais hostiles aux économies, acceptèrent de déjeuner en sa compagnie.
— D’ailleurs, leur avait déclaré la jolie femme, avec une nuance de tristesse, croyez que votre présence me fera bien plaisir, car je vous avoue que je m’ennuie toute seule et je le suis souvent. Prosper est un drôle de type, c’est un gentil garçon, sans doute, mais enfin, il a des manières si bizarres.
Lorsque le déjeuner, un peu avancé, eut délié les langues et mis de la cordialité dans l’air, Irma reparla de son amant :
— Mais au fait, déclara-t-elle soudain, puisque vous êtes venus le chercher ce matin, c’est que vous aviez sans doute quelque chose à lui dire. Je ne sais pas exactement où il est, mais cependant, si vous y teniez, on pourrait savoir.
— Non, ne nous dites rien.
— Pourquoi ? demanda Irma.
— Parce que, dit Pérouzin, nous avons tout intérêt à ne pas nous rencontrer.
— Eh bien, vous êtes de drôles de types, vous. Vous venez, censément, pour voir un ami, vous avez l’air enchantés de ne pas le rencontrer, vous ne voulez pas savoir où il se trouve.
— Ça, dit alors Nalorgne, ce sont des mystères qu’il ne vous appartient pas d’approfondir. Je vous demande même une chose, c’est de garder le secret sur notre visite.
Steinkerque était de plus en plus intriguée. Nalorgne se rendait compte que pour ne pas éveiller les soupçons de son esprit, il fallait à toute force trouver un motif à leur venue. Mais ce motif ne se précisait pas nettement à son esprit. Et cette fois, ce fut Pérouzin qui sauva la situation :
— Vous nous disiez tout à l’heure, chère madame, combien l’existence perpétuellement seule vous était désagréable ?
— Oh, ce n’est pas tant d’être seule qui m’ennuie, c’est surtout de changer. Vous comprenez bien dans mon métier l’existence n’est pas toujours drôle. On fait sa vie avec un homme, on s’y habitue pendant huit jours, puis tout est à recommencer avec un autre. Moi qui suis au fond une femme tranquille, une femme d’habitudes, il me faudrait une affection durable.
— Je vois ce que c’est, il vous faudrait un mari ?
— Ça serait le rêve, naturellement, mais ça ne se trouve pas comme ça sur un bord de trottoir, les maris.
— Qui sait, on pourrait peut-être vous trouver ça.
Tant et si bien que les deux associés en vinrent à lui parler du vieux M. Ronier.
— Un petit vieux bien propre, voilà ce qu’il me faut, vous avez tout à fait raison, s’écria Irma enthousiasmée.
Et Pérouzin qui ne voyait pas plus loin que le bout de son nez, donnait à la demi-mondaine tous les renseignements possibles et imaginables sur le futur mari qu’il lui destinait. Mais, se disait Nalorgne, pendant ce temps, était-ce bien prudent de mettre en rapport Juve et la cocotte ? D’ailleurs, tant pis, le vin était tiré et Irma leur déclarait :
— Je vous jure bien que si cela réussit, je vous ferai un royal cadeau. Dix mille francs, au moins.
Pour remercier ses amis, elle voulait de toute force leur communiquer l’adresse de Prosper, et elle cherchait fébrilement dans un paquet de lettres, une enveloppe dont le timbre de la poste lui aurait indiqué la région tout au moins où il se trouvait.
Les deux autres ne voulaient rien entendre :
— Non, non, nous n’avons pas besoin de savoir où est Prosper, nous ne le voulons même pas.
***
Le lendemain, Jean vint dire à Juve :
— Patron, c’est une dame qui désire vous voir, elle prétend, comme ça, qu’elle est envoyée par l’agence Nalorgne et Pérouzin. Ce serait pour une affaire confidentielle.
— Parbleu, Jean, je sais qui c’est : une charmante jeune fille que m’envoient mes amis au sujet d’un mariage, car je ne t’ai pas encore annoncé, Jean, que je vais me marier. Comment la trouves-tu ?
— Qui, patron ?
— Eh bien, la charmante jeune fille qui demande à me voir ?
— Charmante, enfin, et jeune fille, c’est à savoir. Pour moi, j’aime autant vous dire, cette personne qui vous demande, avec les panaches qu’elle a sur la tête et le plâtre de toutes les couleurs qu’elle se colle sur la figure, je crois plutôt que c’est une vieille grue.
— Ah ? fais-la donc monter.
— Dans votre chambre ?
— Dans ma chambre. Tu ne voudrais tout de même pas que je descende la recevoir au salon ?
Quelques instants plus tard, le vieux domestique introduisait dans l’appartement de Juve une personne élégamment vêtue, à la silhouette un peu trop majestueuse sans doute.
— C’est bien à M. Ronier à qui j’ai l’honneur de parler ? demanda-t-elle.
— En personne.
D’un coup d’œil, le policier avait donné raison à Jean : la personne n’avait rien de la « charmante jeune fille » qui était en réalité la fille du Roi de l’Épouvante. Juve, certes, ne s’était pas attendu à voir paraître celle-ci, qu’il savait à Cherbourg, mais comment et pourquoi s’en présentait-il une autre ? Décidément, ces Nalorgne et Pérouzin étaient de véritables agents d’affaires de comédie. Allaient-ils faire défiler ainsi chez Juve toutes les célibataires de Paris ?
La visiteuse, toutefois, se présentait avec son plus aimable sourire :
— J’ai appris, monsieur, déclarait-elle, que vous vivez seul et retiré et que bien souvent l’existence vous paraît pénible. Je m’intéresse, par pure sympathie d’ailleurs, aux personnes souffrantes, isolées, malades et c’est pourquoi je me suis permis, sur la recommandation de mes amis, Nalorgne et Pérouzin, de venir vous rendre une petite visite.
La visiteuse tendait à Juve une lettre, que celui-ci, vu la faiblesse de ses mains, ne parvint pas à décacheter.
— Voulez-vous me permettre ?
— Volontiers. Si j’osais vous prier, madame, de me lire ce que m’écrivent nos amis, j’ai si mauvaise vue.
Elle s’assit et lut à haute voix :
Cher monsieur Ronier, La personne qui vous apportera cette lettre se recommande à toute votre sympathie. Comme vous vous en apercevez facilement elle est jeune et belle et son caractère a la qualité de ses traits charmeurs.
Vous qui rêvez d’une paisible existence conjugale, vous trouverez auprès d’elle tous les avantages de la vie bourgeoise. Nous vous la recommandons en toute connaissance de cause, c’est une amie de nos familles, nous la connaissons depuis son enfance…
Juve faillit rire à ce passage, mais Irma, elle, ne put se contenir :
— Ah les vaches, s’écria-t-elle, toujours des vannes.
Puis, se rendant compte de l’impair qu’elle commettait, elle rougit.
— Pardonnez-moi, monsieur, dit-elle, mais ça m’a échappé.
Juve, d’un ton affectueux, mit la demi-mondaine à son aise :
— Mais je vous assure que ça ne me choque pas du tout. La qualité que j’apprécie le plus chez une femme, c’est le naturel. Mais au fait, pourquoi vous êtes-vous interrompue ?
— Ah c’est que, Nalorgne et Pérouzin ont mis sur moi des choses que j’aurais peut-être mieux aimé… qu’il aurait mieux valu…
— Mais non, mais non, poursuivit Juve, je suis sûr qu’elles n’ont aucune importance, vous comprenez bien qu’un homme de mon âge n’est pas comme un collégien, que je puis entendre, que je dois savoir.
— Ma foi, pensa la demi-mondaine, il n’a pas l’air mauvais, cet homme-là, et après tout, qu’est-ce que je risque ?
Bravement, elle continua la lecture de la lettre :
… Pour tout vous dire, monsieur Ronier, la personne que nous vous recommandons n’est pas précisément ce que l’on appelle « une vertu farouche », elle passait pour assez farceuse dans sa jeunesse, mais avec l’âge qui vient, elle s’est tait une raison et veut désormais vivre autrement. C’est d’ailleurs une personne qui fait honneur, car non seulement, elle présente bien, mais encore elle est connue dans le monde parisien. Inutile de vous dissimuler plus longtemps son nom : Irma de Steinkerque…
— Irma de Steinkerque ? c’est vous qui êtes Irma de Steinkerque ?
À cette question, la pauvre femme se troubla :
— Ça va mal finir, pensait-elle, ce monsieur va me flanquer à la porte.
Et à voix haute :
— Oui, monsieur, c’est moi, ou pour mieux dire, c’était moi.
Suivit un véritable acte de foi, celui de la pécheresse repentie.
— Oh, oh, se dit Juve, c’est la Providence qui m’envoie cette femme, il va s’agir de la faire bavarder.
Et Juve l’invita à dîner.
14 – UN COUP DE CHAPEAU
Dehors il faisait nuit noire avec pluie battante et bon vent, c’est-à-dire mauvais, mais Fandor, insensible aux intempéries, allait et venait hors de l’hôtel, au hasard, et repassait en esprit les données du problème :
— Enfin quoi, se répétait le journaliste, personne n’a pu entrer pour assassiner Martel. Mieux, un homme qui n’a pas de bras ne peut donner un coup de poignard. Or, vu la rapidité du drame, on est bien forcé d’admettre que seul le manchot a pu tuer. Seul l’impossible est logique…
Tout en songeant, Fandor surveillait la mer entrant dans le port.
Une eau noire affleurait au niveau même des jetées et Fandor suivait, dans le reflet blafard d’un bec de gaz, la lutte des divers petits courants.
Soudain, tournoyant au milieu, un objet. Le journaliste crut reconnaître sa nature :
— Mais sapristi, on dirait un chapeau haut-de-forme, dit-il. Un haut-de-forme comme celui du manchot. Tiens, le manchot serait-il tombé à l’eau ? l’avait-on jeté dans la mer ? suicide ou nouveau crime ?
Fandor s’attendait à voir surgir des eaux noirâtres quelque vestige plus inquiétant encore. Sous la moindre vague que soulevait le vent, il croyait voir un corps gonflé par l’eau saumâtre. Le chapeau, toutefois, à demi submergé, s’avançait doucement, gagnait comme en valsant le bout de la jetée.
Fandor, déjà, s’était jeté dans une barque du rivage, faisait force de rames et ne tardait pas à atteindre sa proie. Il se saisit du chapeau : il était incroyablement lourd. Le journaliste imagina d’abord que ce poids insolite était dû au séjour dans l’eau du chapeau haut-de-forme. Il le secoua, tâcha de le vider de son mieux, mais le chapeau restait aussi lourd.
Soudain, il poussa un hurlement d’effroi. Alors qu’il en effleurait le sommet, du bout des doigts, le chapeau comme attiré par un puissant ressort, s’aplatit à la manière d’un accordéon ou d’un chapeau claque. Du haut de la coiffure sortait une pointe acérée, une véritable lame d’acier qui luisait à la lueur blafarde des becs de gaz.
— Eh bien, je connaissais, dit-il, les cannes à épée, les étuis de pipes qui contiennent des revolvers, mais j’ignorais l’existence du chapeau-poignard. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? et à quelle fin a-t-on pu fabriquer cet extraordinaire instrument ? Mais parbleu j’y suis, c’est enfantin, simple comme bonjour. C’est le chapeau du manchot, cet homme qui n’avait pas de bras, a tué avec sa tête. Je ne suis qu’un idiot, et j’aurais dû déjà m’être fait ce raisonnement : Parbleu, c’est encore plus simple que je ne l’imaginais. Fantômas est l’auteur de ce crime, lui et nul autre, et Fantômas est le manchot. Seulement, pour se disculper d’avance de l’éventuelle inculpation du meurtre qui allait évidemment tomber sur lui puisqu’il était seul avec Hervé Martel, et pour être sûr aussi que celui-ci ne se méfierait pas, il s’est fait passer pour manchot et il s’est dissimulé les bras sous ses vêtements, Fantômas a fait l’infirme pour tuer avec plus de sécurité, plus certainement et rester impuni.
Le journaliste hésita une seconde à emporter cette pièce à conviction. D’ailleurs, Fantômas devait être aux aguets. Fandor avisant une cachette ménagée par le hasard sous les échafaudages en bois constituant l’estacade qui terminait la jetée, y dissimula donc le chapeau-poignard, puis, sortant de la barque, il regagna la terre ferme.
Quelqu’un l’interpellait :
— Faudrait voir à ne plus vous gêner. Prendre comme cela le transatlantique de Dégueulasse. C’est des manières ça ? Bonsoir m’sieur dame. Des explications tout de suite siouplaît !
— Hein quoi ? fit Fandor au nez de celui qui l’interpellait, sorte de grand diable dégingandé, aux vêtements sordides, aux mains et au visage noirs de suie, titubant d’ailleurs.
« C’est un pochard », pensa Fandor qui, sans la moindre considération pour lui, l’écarta de la main.
Mais l’homme l’agrippait par le bras et laissait peser sur l’épaule de Fandor son corps démesuré :
— Non, disait-il, très peu, faudrait voir à ne pas te débiner comme ça. C’est-y des manières, je te demande un peu ? dirait-on pas que tu as envie de cavaler sans seulement payer un verre à Dégueulasse, car je t’assure que je ne t’en veux pas, si tu payes un verre, on fait la paix et même on devient copains comme cochons.
Pour se débarrasser de l’importun, Fandor fouillait sa poche, allait lui donner quelque menue monnaie, mais l’individu, entre deux hoquets, continuait son monologue :
— Comment ça se fait que je ne te connais pas ? Tu n’est pas d’ici ? Probable que t’appartiens encore à la bande du Norvégien qui prétend comme ça ramasser la marchandise au fond de l’eau du cargo des Angliches ? Ah ouiche, en voilà du boniment, des trucs à épater les Parisiens, et si on savait ce qu’en pense le brave père Pastel, un costaud celui-là, et qui le connaît, le fond d’la mer, aussi bien que je connais le fond des bouteilles, le Norvégien aurait vite fini de monter le coup aux braves bougres.
— Qu’est-ce qu’il raconte donc le père Pastel ? demanda Fandor.
— Paie un verre à Dégueulasse – Dégueulasse c’est moi – et je te le fais connaître, le père Pastel, et il t’en dégoisera de belles et des pas mûres sur le Norvégien.
— Béssif, dit Fandor.
Et bras dessus, bras dessous, Dégueulasse et lui entrèrent dans le bar enfumé, à deux pas.
Ils y arrivaient quand un autre individu aussi répugnant en son genre que Dégueulasse, s’était jeté dans les bras de ce dernier.
— Voilà Fumier, mon vieux copain, s’écria Dégueulasse de sa voix de tonnerre.
Dans d’autres circonstances, Fandor eût ri. Ce soir, le temps pressait. Il songea d’abord à gagner la porte. Allait-il réellement pouvoir tirer quelque chose de ces atroces pochards ? Les ramener au sujet ? Pour l’instant, le hideux Dégueulasse cherchait surtout à prouver au journaliste que l’immonde Fumier était, après lui, le plus beau et le meilleur garçon du monde.
— Tant pis, se dit Fandor, je payerai à boire et j’attendrai ce qu’il faudra, je sens que ça doit en valoir la peine.
Ils se mirent à une table déjà très peuplée. Et Fandor, aussitôt, fut tranquillisé sur le succès de ses entreprises. À côté de lui, en effet, il avait aperçu un visage entièrement rasé au-dessus de la barbe poivre et sel, visage de vieux pêcheur normand qui garde les boucles d’oreilles de sa jeunesse, mais qui a réussi, à en juger par le vêtement de bourgeois et la chaîne au gilet : Pastel, le « vieux père Pastel » comme disaient les autres.