— Ouvrez. Ouvrez. Au secours ! On l’assassine !
Brouhaha épouvantable.
Cris, clameurs, coups de pieds qui résonnent dans les salles attirent domestiques et clients. La caissière hurle. Les garçons attendent, bouche bée.
Le portier du palace, important personnage vêtu d’une redingote bien chamarrée de galons d’or larges de cinq centimètres, retrouva le premier sa présence d’esprit. C’était le Saxon, il bégaya avec un fort accent :
— Chûr et chertain qu’il se passe un grime là-tetans. Je vais aller foir.
Et très brave, le grave portier courut à la porte du fumoir, ouvrit, cependant que d’un même mouvement chacun des assistants se précipitait vers le seuil de la pièce.
La porte ouverte, il suffisait d’un coup d’œil pour examiner en entier la petite pièce tendue de bleu clair, d’ordinaire si paisible. Deux hommes. L’un était l’infirme, le manchot, les yeux dilatés d’horreur, tapait à grands coups de pied contre la porte pour prier que l’on ouvrît, l’autre était Hervé Martel, couché de tout son long sur le sol et dont la poitrine, trouée d’un coup de poignard, laissait échapper des flots de sang qui dessinaient une grande flaque rouge déjà.
Le manchot, défaillant, sortit en courant. Un médecin parut, se pencha sur le courtier maritime pour se relever aussitôt en déclarant :
— Trop tard, cet homme est mort.
Des gens se bousculaient autour de l’infirme qui, tombé dans un fauteuil semblait prêt à s’évanouir…
Dans le couloir on interrogeait le manchot qui répondait sans suite :
— Je ne sais pas. Un homme caché dans la pièce. Il avait un poignard à la main. Ah, c’est horrible. Le malheureux était devant moi. En plein cœur. Il a sauté par la fenêtre. Il faut courir. Il faut prévenir la police. Mon Dieu, mon Dieu, quel malheur !
***
— Vous ne voulez pas me croire ? Vous êtes persuadé qu’Hervé Martel, c’est mon père ? Venez voir mon patron, vous pourrez vous convaincre que vous êtes dans l’erreur. Suivez-moi.
Lentement, Hélène et Fandor regagnèrent le Palace-Hôtel. Mais quand ils atteignirent celui-ci, un véritable tohu-bohu s’y manifestait.
— Seigneur, dit Fandor, qu’est-ce qu’ils font donc dans ce caravansérail-là ?
L’émotion des passants qui les croisaient, ayant l’air de se précipiter vers le centre de la ville, était si visible que le journaliste ajouta :
— Il y aurait le feu à la maison que ces gens-là n’auraient pas d’autres figures.
Fandor et Hélène n’avaient pas fait trois pas dans le vestibule qu’ils furent au courant :
— C’était un courtier maritime, avait expliqué quelqu’un, sur les registres de l’hôtel, il était inscrit sous le nom d’Hervé Martel.
Fandor, en entendant ces mots, arrêta Hélène :
— Ne venez pas.
La jeune fille fit non de la tête :
— Je vous en supplie, retournez dans les jardins, vite, vite, dépêchez-vous, c’est providentiel que nous arrivions à ce moment et il n’y a vraiment aucune utilité à ce que vous voyiez ce que je vais voir. Allez m’attendre sur la jetée, allez où vous voudrez, n’entrez pas, je ne sais pas ce qui s’est passé, mais je le devine. Ce n’est pas un spectacle pour vous.
Fandor, resté seul, se précipita dans la salle à manger d’où venaient les éclats de voix.
Fandor, à cet instant, ne doutait pas qu’Hervé Martel fût réellement Fantômas. À coup sûr, c’était Fantômas qui venait de se livrer à l’un des terribles exploits et si l’on avait annoncé sa mort, c’est que peut-être il avait trouvé son maître.
D’autorité, le journaliste bouscula un groupe de personnes qui stationnaient à la porte de la salle à manger mais qui s’écartèrent, le voyant si assuré.
— La victime ? demanda-t-il. Où est la victime ?
On devait le prendre pour quelqu’un de la police, car on le conduisit dans le petit fumoir où le corps était encore étendu.
— Voici ce malheureux Martel.
Fandor ne répondit rien. Hervé Martel, si ce mort était bien Hervé Martel, n’était pas Fantômas. Le maître d’hôtel qui le guidait ajoutait :
— Si maintenant monsieur veut interroger le témoin, le principal témoin, le manchot, il attend dans la salle à manger.
— Je vous suis.
La salle à manger était vide.
— Qui était-ce, ce monsieur ?
On le lui dit.
***
— Bizarre, pensait le jeune homme, cette mort d’Hervé Martel, la mort de ce monsieur chez qui il s’est passé déjà tant d’affaires extraordinaires et qui semble avoir été visé par les mystérieux bandits. Bizarre en vérité cette mort à la suite d’un coup de poignard donné avec une extrême vigueur… par qui ? Par un manchot, absent d’ailleurs ? Non. Pas possible.
Fandor qui avait tiré son calepin et hâtivement tracé le plan sommaire du fumoir où le courtier avait trouvé la mort, incarnait de mieux en mieux son personnage de la police. Il quitta la salle à manger, regagna le fumoir.
— Évidemment, avait repris le jeune homme, contemplant la fenêtre donnant sur les jardins, évidemment, il est très facile à quiconque le désire de pénétrer dans cette pièce, mais, tiens, tiens…
Fandor avait brusquement interrompu ses réflexions. La fenêtre qu’il considérait était en effet à si peu de hauteur du sol, un mètre peut-être, qu’il était facile de l’escalader. Elle donnait sur une très large corbeille de terreau, ratissée avec un soin extrême.
— Si quelqu’un est monté par cette fenêtre, se disait Fandor, si quelqu’un en est descendu, étant donnée la largeur de la corbeille, on doit retrouver son empreinte.
Et Fandor tirait de sa poche l’inséparable petite lampe électrique qui au cours de sa vie aventureuse lui avait déjà rendu tant de services.
Rien.
— C’est déconcertant, murmura le journaliste, ou c’est tout ce qu’il y a de plus simple.
Après avoir donné un nouveau regard au corps du malheureux courtier que nul n’osait relever sans ordre, Fandor revint dans la salle à manger et avisa la caissière :
— Deux mots, madame ? Vous avez vu, si mes renseignements sont exacts, la malheureuse victime entrer dans le fumoir en compagnie du manchot ?
— Oui, monsieur.
— Combien de temps s’est-il passé à peu près avant que vous ayez entendu la chute du corps de la victime ?
— À peine une seconde, monsieur. Le temps de traverser la salle à manger, et encore pas complètement.
— Madame, encore un renseignement ? Le monsieur infirme qui accompagnait la victime lorsqu’elle est entrée dans la pièce tragique, ce monsieur infirme, êtes-vous certaine qu’il était bien infirme, toujours infirme, encore infirme lorsqu’il a quitté la pièce ?
— Mais oui, monsieur, mais oui, bien entendu. Que voulez-vous dire ?
Fandor grommelait quelque chose, puis enfin se décidait à répondre :
— Je veux dire, madame, qu’on ne relève pas de traces sous la fenêtre. Donc, il est certain que personne n’est entré dans le petit fumoir et que personne n’en est sorti par là. D’autre part, étant donné qu’Hervé Martel a été tué d’un coup de poignard, il est bien évident que l’on ne peut pas attribuer le meurtre au manchot qui l’accompagnait. Un manchot ne donne pas de coups de poignard. Enfin, étant donné qu’il a fallu deux secondes à peine pour que le crime ait lieu, pour que l’on vienne au secours de la victime, il est bien difficile d’admettre que le manchot ait été un faux manchot. Il n’aurait pas eu le temps matériel de dissimuler ses bras, son crime une fois commis. Et pourtant, crédibisèque, comme Hervé Martel ne s’est pas tué tout seul, comme il n’avait personne avec lui que le manchot, la logique conduit bien à considérer que c’est le manchot qui est l’assassin.
La caissière produisit des bruits indistincts.
— Comment était-il ce manchot ? grand ? petit ? brun ? blond ?
— C’était un bel homme, répondit la caissière. Quant à ses cheveux, il m’est impossible de vous dire leur couleur car il gardait son chapeau haut-de-forme sur la tête.
— Mais où peut-il bien avoir passé, ce monsieur, je voudrais bien le voir.
Une demi-heure plus tard, Fandor quittait l’hôtel sans avoir vu l’extraordinaire manchot. L’infirme avait disparu, il n’était nulle part, personne ne l’avait vu sortir dans le brouhaha des premières minutes d’affolement.
— J’en donnerais ma tête à couper, disait Fandor, c’était Fantômas. Bon travail. Comment diable s’y est-il donc pris ?
13 – IRMA DE STEINKERQUE
À première heure, Nalorgne avait été convoqué à la Sûreté générale par M. Havard.
Enfin, le directeur de la Sûreté leva les yeux :
— Monsieur, dit-il, nous avons une mission à vous confier. Pour vos débuts dans la police active vous allez être chargé d’une opération assez délicate qui nécessite du flair et de l’intelligence. Toutefois si vous réussissez je vous en saurai gré et, suivant la façon dont vous procéderez, vous obtiendrez dans le personnel des inspecteurs une situation tout à fait avantageuse.
— Je vous suis reconnaissant, monsieur le directeur, de la confiance que vous m’accordez, j’espère m’en rendre digne, répondit Nalorgne.
— Depuis quelque temps, expliquait déjà M. Havard, nous avons reçu pas mal de plaintes émanant de maisons de commerce de la place de Paris. Un individu, un voleur, se présente aux caisses de ces maisons, le jour d’échéance, porteur de quittances fort bien imitées. Pour ne déterminer aucun soupçon il a l’audace de revêtir l’uniforme d’un garçon de recettes. Il s’est procuré, on ne sait pas comment, le détail exact de certaines grosses sommes régulièrement dues par ces maisons, il présente une quittance ayant toutes les apparences de l’authenticité, on effectue entre ses mains le versement de la somme, puis, quelque temps après, arrive le véritable encaisseur et l’on s’aperçoit que l’on a été victime d’une escroquerie.
Le cœur de Nalorgne s’emplit d’une joie secrète, celle du policier qui connaît l’affaire. M. Havard poursuivit :
— J’avais chargé l’inspecteur Léon de m’arrêter ce voleur, mais vous n’ignorez pas, monsieur Nalorgne, l’épouvantable accident dont il vient d’être victime. Notre infortuné collaborateur en a pour plusieurs mois avant de se remettre et il restera infirme toute sa vie. J’ai donc décidé de vous confier la suite des affaires qu’il avait entreprises. Mon secrétaire, tout à l’heure, vous remettra un dossier concernant ces vols et voici un mandat d’amener que je vous délivre avec le nom en blanc. Nous ne sommes pas, en effet, très fixés sur la personnalité du coupable. Toutefois, je vous signale, à titre d’indication, que les soupçons de Léon s’étaient portés sur un individu assez connu en ce moment dans le monde de la galanterie pour y dépenser pas mal d’argent et que l’on croit avoir été domestique autrefois dans des maisons bourgeoises. Ce serait peut-être un certain cocher du nom de Prosper dont la dernière place aurait été celle qu’il occupait chez un courtier maritime, précisément chez M. Hervé Martel, vous êtes au courant, n’est-ce pas ? Vous saisissez, n’est-ce pas, le rapprochement ? Vous vous rendez compte de la délicatesse qu’il faut employer dans cette affaire ? Si vous n’êtes pas absolument édifié sur la culpabilité de l’individu, sans le perdre de vue, évitez de l’arrêter tout de suite, pour ne pas l’effaroucher. Pour ma part, je ne vous cache pas que j’ai la conviction intime que cet individu, ce Prosper est non seulement l’auteur des vols dont se sont plaintes certaines maisons de commerce, mais que c’est encore lui qui a organisé l’extraordinaire guet-apens dont ont été victimes d’abord M. Hervé Martel, ensuite votre infortuné collègue, Léon. Ceci prouverait donc que nous avons à faire à forte partie.
Il faut bien vous convaincre de la culpabilité, si elle existe, du nommé Prosper, et ensuite établir s’il est l’auteur des vols et des crimes que nous recherchons.
Nalorgne baissa la tête. Il était si absorbé dans ses réflexions que M. Havard s’en aperçut :
— Eh bien, fit celui-ci, à quoi pensez-vous ?
Nalorgne se ressaisit :
— Je réfléchis, monsieur le directeur.
— Eh bien, allez réfléchir ailleurs, car j’ai du travail.
— Bien, monsieur le directeur.
***
— Sale affaire, grommelait, en quittant la Sûreté, l’inspecteur Nalorgne qui sauta dans un fiacre pour se faire conduire à son bureau de la rue Saint-Marc.
Il avait encore quelques affaires à régler avant de quitter définitivement, ainsi que Pérouzin, le local qu’ils avaient loué et dans lequel ils s’étaient livrés à diverses opérations plus invraisemblables les unes que les autres, jusqu’au jour où les deux associés avaient enfin obtenu ce qu’ils appelaient une « position sociale stable ».
— Sale affaire, grognait encore Nalorgne en montant l’escalier.
Lorsqu’il pénétra dans son cabinet, Pérouzin était au téléphone.
— Quelle gaffe est-il encore en train de commettre ? se demanda Nalorgne.
Pérouzin raccrocha le récepteur, puis, se tournant vers son associé :
— Eh bien, déclara-t-il, en voilà une affaire, nous n’avons véritablement pas de chance lorsque nous entreprenons quelque chose et que nous ne sommes pas guidés par Fantômas.
— De quoi s’agit-il ?
— Voilà, je viens de téléphoner à Cherbourg, à M lle Hélène, pour insister auprès d’elle afin de conclure rapidement cette fameuse affaire de mariage. Vous comprenez bien, Nalorgne, que si nous pouvons traiter cela avant de quitter notre bureau il y aura une belle commission à toucher et je ne sais pas si vous êtes riche en ce moment, mais moi, j’ai joliment besoin d’argent.
— C’est absurde de continuer à s’occuper de cette affaire-là, elle ne réussira pas.
— Tiens, vous savez donc ?
— Je n’en sais rien, mais j’en suis sûr.
— Hélas, vous avez raison. Tout d’abord la jeune fille ne voulait pas venir à l’appareil, j’ai tellement insisté qu’elle a fini par s’y décider. Eh bien, comme vous le supposiez elle m’a envoyé promener, m’a déclaré que le moment n’était pas venu, mais là, pas du tout, de s’occuper de cette chose.
— Qu’est-ce que je vous disais ?
— Seulement, reprit Pérouzin, elle m’a appris du nouveau. Figurez-vous qu’Hervé Martel a été assassiné hier soir.
— Assassiné, par qui ?
— On n’en sait rien.
— Mon Dieu, songea l’ancien prêtre, pourvu que nous ne soyons pas encore chargés de cette affaire.
Cependant Nalorgne avait tiré de sa poche le mandat d’amener que lui avait remis M. Havard :
— Savez-vous, demanda-t-il, quel nom je dois mettre là ?
— Non, le mien ?
— Celui de Prosper.
— Sous quelle inculpation ?
— Les vols des maisons de commerce, et peut-être l’affaire de l’avenue Niel.
— Si vous arrêtez Prosper, il mangera le morceau.
— Que faire ? dit Nalorgne.
— Que faire ? répéta Pérouzin.
***
Une heure après cet échange de vues, Nalorgne et Pérouzin arrivaient rue Saint-Ferdinand et montaient à l’appartement loué au nom d’Irma de Steinkerque et dans lequel l’ancien cocher Prosper avait élu domicile, passant le plus clair de son temps avec sa nouvelle maîtresse.
Il était onze heures du matin lorsqu’ils sonnèrent. Une vieille femme de ménage qui venait leur ouvrir demeurait interdite à la vue de ces deux personnages, gravement boutonnés dans leur redingote et coiffés de chapeaux hauts-de-forme surannés.
— Des huissiers, dit-elle, et elle allait leur claquer la porte au nez.
Mais Nalorgne l’en empêcha :
— N’ayez aucune crainte, ma bonne dame, lui dit-il, nous sommes des amis de Madame et de Monsieur, nous voudrions bien les voir. Annoncez-nous.
Ils furent introduits au salon et, un instant plus tard, la femme de ménage revenait.
— Madame va venir. Monsieur est absent.
— Bonne affaire, dit Nalorgne, si Prosper n’est pas là nous gagnons du temps.
Irma de Steinkerque apparut enveloppée d’un grand peignoir rose, le visage couvert de poudre de riz.
— Excusez mon négligé, mes chers amis, déclara-t-elle, en saluant d’un bienveillant sourire Nalorgne et Pérouzin qui s’étaient levés, comme mus par un ressort à l’entrée de la majestueuse personne.