Or, il n’avait pas sitôt posé cette question que quatre paysans, occupés dans un coin de la boutique à vider des pichets de cidre, d’émotion se levèrent. La buraliste repoussa sa chaise et parut prête à disparaître.
— Mais qu’est-ce qu’ils ont donc ? murmura-t-il, qu’est-ce qu’il y a donc de si étrange à ma question ?
Et il répéta :
— Pourrais-je savoir par où je dois passer pour atteindre le château ?
— Vous voulez aller au château, monsieur ?
— Oui, madame, j’ai une visite à y faire.
— Une visite ? Mais comment donc s’appellent les gens qui y habitent ?
— Ma foi, madame, je ne sais pas. Je ne connais pas ces personnes. J’ai besoin précisément de faire leur connaissance.
La buraliste se signa.
Maintenant, tout le monde parlait à la fois.
Le château hanté.
Le monsieur de Paris ne le savait pas ? Des chats de deux mètres. Des revenants, traînant des chaînes. À moins de vouloir se suicider, il ne fallait pas s’y rendre. On y livrait, chaque nuit, de la chair saignante.
19 – LES GARDIENS DU CHÂTEAU
— Si j’étais maréchal en chef, si j’étais Napoléon I er, il n’est pas douteux que j’ordonnerais à l’un de mes clairons, de sonner le rassemblement. C’est l’instant. Il faut tenir conseil. Hélas, je ne suis pas Napoléon. Je ne suis plus même Fandor.
Il faisait nuit noire. La nuit impénétrable des campagnes. Autour du château, Fandor savait que d’un côté s’étendaient des plaines immenses, que de l’autre s’élevaient des arbres noirs aux craquements sinistres.
— Décidément, continuait Jérôme Fandor, le bon Dieu n’est pas gentil pour moi, ça ne lui aurait rien coûté du tout de m’accorder pour deux sous de lune.
Longeant toujours le mur, Jérôme Fandor put se rendre compte de l’étendue des terres entourant le château. Ce n’est qu’au bout de deux heures de marche en effet qu’il revint à son point de départ, devant la petite poterne, hermétiquement close, à laquelle aboutissait un étroit sentier.
— Est-ce par ici ? est-ce par là ? est-ce par ailleurs que je dois tenter l’escalade ? se demandait-il à présent.
— Morbleu, murmurait-il en se levant, il ne sera pas dit que j’aurai eu peur d’un danger inconnu.
Il siffla un petit air, il vérifia l’armement de son revolver, puis, délibérément, il s’approcha du haut mur.
Le journaliste se mentait un peu à lui-même. Non, ce n’était pas un danger inconnu qu’il allait affronter. C’était plus qu’un danger, c’était le Danger lui-même, c’était le Crime, c’était Fantômas.
Jérôme Fandor, au pied du mur, examinait en homme habitué à pareille difficulté, les dispositions de la muraille. Il n’y avait que peu de saillies capables de donner prise à qui eût voulu tenter l’escalade, mais cela n’était pas pour embarrasser Fandor. D’abord, il y avait le lierre, et le lierre était une aide puissante pour se hisser au faîte du mur. Et puis, enfin, il y avait quelque chose qui devait rendre l’escalade facile, aisée, enfantine, c’est qu’elle était nécessaire. Derrière la muraille noire, infranchissable en apparence, Fandor savait qu’agonisait Hélène.
Jérôme Fandor, tranquillement, ferma sa veste, releva son col, il cessa de siffler, puis, enfin, en gymnaste consommé, il s’accroupit une ou deux fois, se releva, éprouva la souplesse de ses muscles, enfin il s’élança.
Jérôme Fandor réussit, du premier coup, ce qu’un autre eût tenté sans succès plusieurs fois de suite.
Jérôme Fandor s’agrippa au lierre, il prit un point d’appui, une seconde, exécuta un renversement invraisemblable qu’aucun gymnaste n’aurait osé. Il avait atteint la moitié de la muraille. Une large fissure faite par l’éboulement d’un certain nombre de pierres lui permit de poser l’un de ses pieds, et de prendre ainsi un court repos.
Jérôme Fandor toujours un peu gavroche, plaisantait :
— Si les personnes qui vont au premier étage veulent descendre, l’ascenseur va partir.
De l’endroit où il était, atteindre la crête du mur était périlleux, impossible presque. Agile et leste, Jérôme Fandor trouva pourtant le moyen de s’agripper au lierre, d’y atteindre, de s’y maintenir le temps d’enjamber le sommet du mur.
Une fois là, à califourchon sur les pierres, le journaliste se reposa :
— C’est tout de même cinquante-neuf francs de fichus, grommela-t-il en constatant que son pantalon témoignait par de larges accrocs du tour de force qu’il venait de réussir. Hélas, reprit le jeune homme, on ne fait pas d’omelette sans casser les œufs et je ne vois pas le moyen de passer par-dessus les murailles sans trouer mon pantalon.
Ayant repris haleine, Jérôme Fandor décida de ne pas tarder davantage. Jérôme Fandor s’accroupit encore une fois, prit son élan et dans le trou noir que formait le parc dont il ne voyait même pas le sol, il sauta au hasard. Jérôme Fandor devait être protégé par quelque bonne étoile. Il tomba sur une sorte de tas de sable, roula par terre, mais sans se faire du mal. Le journaliste se frotta un peu les genoux, vérifia s’il ne s’était rien cassé en sautant, puis se dit :
— Si ces messieurs et dames veulent prendre la peine d’entrer, ça n’est pas plus difficile que ça.
Ce qu’il allait dire se gela sur ses lèvres. Un vacarme épouvantable venait d’éclater. D’abord comme un grognement sourd, prolongé, qui emplissait tout le parc. Puis ce grognement grandit, s’étendit, se magnifia. Et d’autres grognements, d’autres hurlements épouvantables, prolongés, formidables, lui répondaient. Mille échos, réveillés à l’improviste se renvoyaient l’appel.
— Mazette, fit Jérôme Fandor.
Déjà quelque chose de lourd, de puissant, de souple, d’agile, lui avait bondi sur l’épaule. Jérôme Fandor qui ne s’attendait nullement à cette attaque, fut violemment jeté sur le sol et s’écroula, avec la sensation qu’il venait d’avoir l’épaule labourée par un instrument tranchant. Il était perdu.
Or, comme il se relevait du tas de sable où cette attaque fortuite l’avait jeté, Jérôme Fandor, tout meurtri, aperçut dans l’ombre proche, deux points flamboyants, deux flammes.
— Jour de ma vie, hurla Fandor, si c’est vous Fantômas, à nous deux.
En même temps, il arrachait de sa poche son revolver, il le braquait sur les points lumineux, deux yeux, avait-il pensé, il faisait feu.
La détonation sèche de l’arme éclatait à peine que la lueur du coup éclaira une seconde l’endroit où Jérôme Fandor était : le jeune homme aperçut une bête énorme. C’était, accroupi sur lui-même, les muscles bandés, prêt à prendre son élan, un superbe lion qui, tout à l’heure, ayant déjà bondi sur lui, l’avait, dans son saut, atteint à l’épaule d’une de ses griffes acérées.
— Ah, cette fois, pensa Fandor.
Il se jeta de côté, et il fit bien. Au même moment, le lion, qui sans doute avait été paralysé d’effroi lui aussi par la lueur du revolver, fit un nouveau bond. Jérôme Fandor sentit l’énorme fauve passer à quelques pas de lui. Il entendit le rauque hurlement s’échapper de la gorge profonde, résonner dans le parc. D’autres hurlements lui répondirent.
— Archi foutu, répéta Fandor. Je me suis flanqué dans une ménagerie.
En même temps, se rappelant de vagues conseils lus dans des livres de chasse, il courut de toutes ses forces, faisant de brusques zigzags, de rapides crochets, et s’attendant à tout instant à recevoir le poids formidable de la bête. Jérôme Fandor parcourut ainsi dix mètres peut-être. Mais la fuite ne pouvait évidemment le sauver. En deux bonds, le lion l’aurait rejoint. Et puis, dans le parc tout entier, le vacarme, les hurlements des fauves montaient de seconde en seconde. Il fallait prendre un parti. Jérôme Fandor n’hésita plus. Un dernier saut l’amena au pied d’un petit arbre auquel il s’agrippa, il se hissa, il monta, aussi vite qu’il le put. Jérôme Fandor était encore près de terre, lorsqu’il sentit sa jambe droite horriblement griffée par l’un des terribles ennemis. La douleur faillit lui faire lâcher prise. Mais il se roidit, il jura, il serra les dents, il tira sur la jambe qui lui faisait l’effet d’être happée par un étau, la bête avait dû mal assurer sa prise, sa jambe se dégagea, quelque temps après il était à califourchon sur une branche en sûreté. L’alerte avait été chaude. Et, quelle que fût sa présence d’esprit, Jérôme fut de longues minutes avant de retrouver un peu de calme :
— Mazette de mazette, finit-il pas se déclarer à lui-même, je comprends que dans le pays on considère qu’il se passe des choses étranges dans cet infernal château. Les voilà bien, les chats gigantesques dont ils parlent, ces sacrés paysans. Des chats ? Je leur en donnerai des chats de cette taille. En voilà des matous pour vieilles dames. Je voudrais le voir, M. François Coppée avec son amour pour les minets, s’il trouverait l’aventure plaisante.
Jérôme Fandor se rappelait les dires des habitants terrifiés de Saint-Martin. Il comprit tout d’un coup quelle était la destination des voitures sanglantes dont on lui avait parlé. Parbleu, elles apportaient la viande de boucherie destinée à la nourriture des fauves. Mais qui donc pouvait avoir eu l’idée de lâcher des lions dans ce parc ? Ah, cela, Jérôme Fandor n’eut pas besoin d’y réfléchir longtemps. Celui-là qui, avait pu concevoir la surprenante idée de faire apporter dans des caisses énormes, des lions à Saint-Martin, de les lâcher dans le parc pour en faire de terrifiants gardiens, celui-là ne pouvait être que… C’était bien une de ses idées, que celle de ce parc infesté de bêtes féroces.
— Hé, hé, se disait le journaliste, en voilà un croquemitaine, non seulement il tue les personnes maintenant, mais encore il les expose à se transformer en pâté pour ses animaux domestiques. Très peu, je ne me sens pas une vocation de comestible.
Il fallait aviser cependant. Certes, Jérôme Fandor ne courait plus aucun danger pour l’instant. Perché sur son arbre, il pouvait exciter impunément la colère des fauves dont il voyait luire la prunelle dans l’ombre avoisinante. Mais il ne pouvait rester longtemps là. Dans sa fuite, il avait perdu son revolver, et désarmé maintenant, il songeait que s’il demeurait sur sa branche d’arbre, inévitablement Fantômas, qui ne devait pas être loin, le découvrirait. Il se trouverait alors à sa merci.
— De plus en plus charmant, se déclara le journaliste, j’ai maintenant le choix entre la gueule des lions et les supplices variés que ne manquera pas d’inventer Fantômas pour se débarrasser de ma personne. Le malheur est que je préférerais ne pas choisir, ou choisir un troisième parti.
Fandor était trop homme de ressource pour longtemps rester inactif.
— Il faut d’abord voir clair, pensa-t-il.
Sa petite lampe n’avait pas quitté la poche de son veston. Il l’alluma, et vit cinq lions.
— De quoi faire la joie d’un barnum, se murmura-t-il.
Le petit arbre sur lequel Jérôme s’était si fortuitement réfugié n’était pas très éloigné, il le constata avec un soupir de soulagement, d’une sorte de haut mur, fermant un enclos taillé à même le parc.
— Ce sont d’anciennes écuries, probablement, pensa Fandor. Les lions ne pourront jamais sauter ce mur. Si je parviens à le rejoindre, moi, je serai hors d’atteinte.
Mais en même temps qu’il envisageait la possibilité d’échapper au terrible danger qui le menaçait, Jérôme Fandor songeait avec mélancolie que pour rien au monde il ne consentirait à user de ce moyen.
— Battre en retraite, renoncer à rejoindre Hélène. Ah, non, pas ça ! J’aimerais encore mieux tenter d’apprivoiser les petites bêtes qui sont au pied de cet arbre, et qui me font l’amitié de me considérer comme une primeur.
« Si je descends, je suis mangé, se répétait-il, si j’essaie de m’en aller par le mur, je renonce à Hélène. Je ne veux ni être mangé ni m’enfuir, il faut trouver autre chose.
Or, c’était cette autre chose, ce moyen vague de s’échapper que Jérôme Fandor cherchait obstinément.
— Et allez donc, mes enfants, susurrait-il aux bêtes féroces, et allez donc, rossignols de ménagerie, et allez donc, carlins à Fantômas, si vous vous imaginez que je vais me laisser bouffer par vous, vous vous mettez les quatre pattes et la queue dans l’œil. Ou je ne m’appelle plus Fandor, ou Marin Premier va me tirer d’affaires.
Qu’avait inventé Jérôme Fandor ?
Le journaliste se livrait à une surprenante manœuvre. Quittant la branche d’arbre sur laquelle il était assis, il se hissa à la force des poignets le plus haut qu’il le put au long du tronc de son mince perchoir. Là, Jérôme Fandor se balança de toute sa force. L’arbre était jeune, souple, il oscilla faiblement d’abord, puis il s’inclina de plus en plus. Bientôt Jérôme Fandor parut juché sur le mât d’un navire secoué par une forte houle. Or, le journaliste avait merveilleusement combiné son affaire. Au fur et à mesure qu’il prenait plus d’élan, il arrivait à dominer de plus en plus l’enclos dessiné par le mur aperçu quelques instants auparavant. Un dernier effort. Jérôme Fandor se rendait compte qu’à chaque balancement de l’arbuste il dépassait maintenant ce petit mur.
— Encore une fois, murmura-t-il, et, à la grâce de Dieu, je lâche tout.
Il tomba dans l’enclos. Il tomba sur de la terre grasse, se fit mal. Mais enfin il tomba hors de portée des lions. Jérôme Fandor voulait donc fuir ? Jérôme Fandor abandonnait donc l’idée de rejoindre celle qu’il aimait ? Le journaliste ne s’était pas relevé, riant aux éclats de ce qu’il estimait dans son esprit être une bonne farce jouée à Fantômas, qu’il traversait l’enclos, à pas précipités. La lune, brusquement venait de surgir. Un peu de lumière, une clarté pâle et blafarde lui permit de se diriger sans grand-peine. Jérôme Fandor avisa un tonneau vermoulu que les pluies récentes avaient à demi rempli et qui attendait là, le long de la grande muraille :
— Ça ne vaut pas une baignoire laquée blanc, murmura-t-il, mais enfin, il faut se contenter de ce qu’on a.
Le journaliste, délibérément, sauta dans le tonneau. C’est en claquant des dents, en frissonnant au vent de la nuit qu’il en ressortit, trempé des pieds à la tête.
— Et maintenant, se déclarait-il, rappelons-nous cet excellent Marin Premier, que nous avons eu l’occasion d’applaudir au temps de notre jeunesse dans les somptueuses arènes de Mugron quand il se payait superbement la tête des vaches landaises.
Jérôme Fandor, tout en riant, avançait de quelques pas, vit un énorme tas de plâtras provenant d’un éboulis de maçonnerie, qui s’était produit dans la grande muraille. Soigneusement il piétina un plâtras, le réduisit en poudre. Et quand il eut obtenu un tas de poussière blanche, le plus tranquillement du monde, il en ramassa par poignées, en saupoudra ses vêtements mouillés. Le plâtre adhérait naturellement aux étoffes trempées d’eau. En un quart d’heure Jérôme Fandor se rendit méconnaissable. Il en sortit vêtu de blanc, comme un vrai Pierrot, sous la lumière blafarde de la lune. Jérôme Fandor, qui cependant avait au cœur une indicible angoisse, qui se rendait parfaitement compte qu’il allait affronter une mort terrible en n’ayant pour la vaincre qu’une chance infime, s’écria :
— Je plaignais mon complet tout à l’heure pour les trois trous que je lui avais fait, je crois que maintenant, après la poudre de riz dont je viens de me servir, il sera décidément bon à mettre de côté pour être offert à Bouzille. Si jamais je retrouve Bouzille.
Le journaliste s’étant consciencieusement saupoudré, alla quérir une échelle, l’appuya contre le mur, franchit celui-ci :
— Les fauves ne sont pas loin, dit-il, gare à la manœuvre.
Jérôme Fandor, en effet, n’avait pas avancé de quelques mètres dans l’allée déserte conduisant au château, qu’il distingua maintenant distinctement, au clair de lune, un énorme lion accourant au galop vers lui.
— Celui-là, monologua Fandor, il doit s’appeler César. Il a une tête à ça.
Et tandis que le lion arrivait, Jérôme Fandor s’immobilisait dans une pose étrange, un sourire sur les lèvres, l’œil fixe, les bras arrondis en un geste gracieux, dans la pose classique du joueur de flûte d’Antinoé. Le lion approchait toujours.
Plus mort que vif, Jérôme Fandor ne bougeait pas. Alors, la bête féroce s’arrêta, demeura immobile un instant, prête à sauter à la gorge de l’homme, puis soudain, le lion poussa un grognement, sa longue queue fouailla ses flancs, et c’était à un petit trot paisible qu’il continua d’avancer.