— J’ai votre parole, Jérôme Fandor. Vous avez la mienne. Dictez, j’écris. Je sais que vous aimez Hélène, Fandor, vous conviendrez que je dois l’aimer aussi pour vous offrir la vie en échange de quelques documents utiles à elle seulement.
Le bandit se tut. Une lumière soudaine illuminait l’oubliette où Fandor avait pensé mourir. Fantômas était debout, dans une sorte de trou noir qui s’ouvrait à mi-hauteur de la paroi et devait aboutir à quelque souterrain. Il écrivait sous la dictée de Fandor la reconnaissance du crime que le journaliste lui précisait, puis il jeta la lettre à Fandor :
— Ai-je changé un mot ?
— Non.
— Alors, rendez-moi cette lettre.
Et comme Fandor la lui restituait à bout de bras, Fantômas, qui s’en était saisi, lui expliqua :
— Je vais vous jeter une corde. Vous grimperez. Elle vous mènera à ce souterrain où je suis, suivez-le. Dans vingt minutes, vous déboucherez en pleine campagne, un homme marchera devant vous. Ce sera moi. Vous serez libre de le suivre. Vous le verrez aller à la poste, jeter dans la boîte les deux lettres que je vous ai promises. Après, Fandor, votre devoir sera d’aller trouver Juve et de lui réclamer ce que, de votre côté, vous vous êtes engagé à me remettre.
Le journaliste se demandait s’il avait eu raison d’accepter le compromis. Sa conscience lui disait oui, son orgueil non.
21 – ARRESTATION AVEC FANDOR
— Ah, te voilà, polisson !
— Juve, Juve, il se passe des choses.
Fandor venait de faire irruption dans la petite chambre d’hôtel, à Saint-Martin, où l’infortuné Juve, plus paralytique que jamais, s’était fait transporter quelques jours auparavant.
D’une voix calme, mais légèrement railleuse, le paralytique répondit :
— Je le vois bien, Fandor. Tu perds la tête. Depuis quelques jours, d’ailleurs, tu commets gaffe sur gaffe.
— Moi ? Qu’ai-je donc fait ?
— Non seulement tu fais des gaffes, mais tu me forces à me déranger, à venir ici, et je te prie de croire que ce village n’a rien d’enchanteur. Surtout l’hiver. Il fait un froid… D’ailleurs, puisque tu es là, Fandor, mets donc une bûche dans le feu !
De plus en plus abasourdi par le calme imperturbable de Juve, Fandor obéit machinalement. Il posa un gros morceau de bois dans la cheminée. Une flamme jaillit.
— Ah ça, Juve, vous saviez donc où j’étais ?
— Mon pauvre Fandor, tu es décidément bien bas. Apprends donc une chose. C’est que tout le monde sait où tu te trouves, nul n’ignore l’inculpation qui pèse actuellement sur les épaules du journaliste Fandor et menace, assure-t-on, sa tête. Chacun sais que tu es entré dans un château tout près, château redoutable, d’ailleurs, de réputation tout au moins.
— Réputation méritée.
— Quand on aime, Fandor, on risque.
— Juve, je vous en prie, cessez. Puisque vous êtes renseigné, arrachez de mon cœur une angoisse terrible, vous savez que j’ai revu Hélène, vous savez aussi dans quel état j’ai trouvé la malheureuse. Dites-moi, qu’est-elle devenue ? Va-t-elle mourir ?
— Hélène, est désormais hors de danger. Les hommes qui l’ont trouvée abandonnée dans une chambre déserte et en proie à une fièvre violente ont aussitôt fait venir le médecin du pays, un jeune homme que je te recommande, Fandor, car il est intelligent et débrouillard. Précisément, la voiture d’ambulance automobile qui m’avait amené de Saint-Germain ici n’était pas repartie, je l’ai prêtée pour qu’on reconduise Hélène à Cherbourg. Elle se trouve à l’hôpital, fort bien soignée.
— Dieu soit loué, s’écria Fandor, et puisse-t-elle, après les heures tragiques qu’elle a traversées, trouver un peu de tranquillité.
— Tu peux être rassuré sur ce point. Dès qu’elle sera en état de voyager, nous la ferons transporter à Paris et elle s’installera dans une cellule confortable, au sein d’une maison, tout ce que l’on peut imaginer de plus tranquille.
— C’est à dire ?
— De l’hôpital de Cherbourg, Hélène sera transférée à Saint-Lazare.
— À la prison de Saint-Lazare ?
— Évidemment, Fandor. Ce n’est pas à l’Élysée que je la ferai conduire.
— Juve, vous ne ferez pas ça.
— Je te demande bien pardon, Fandor, je le ferai. D’ailleurs, j’en ai assez de cette famille.
— Juve, ayez pitié d’Hélène. Vous savez qu’elle n’a rien fait, qu’elle n’est pas coupable.
— Je n’en sais rien et peu importe, je la tiens, je la garde.
— Juve, craignez la vengeance de Fantômas ! Elle sera terrible. Et dans l’état où vous êtes actuellement…
— Crois-tu, petit, que la mort me fait peur et que la crainte de Fantômas puisse m’empêcher d’accomplir mon devoir ? Il n’aurait pas de pitié pour moi, sans doute, je le sais, peu importe. J’ai décidé d’agir et j’agirai comme je l’entends, quoi qu’il arrive. Entre Fantômas et moi, c’est la lutte sans merci, il ne saurait y avoir de compromis entre le monstre qu’il est et l’honnête homme que je suis.
— Justement, j’ai quelque chose, Juve, à vous demander, quelque chose qu’il faut m’accorder, me promettre. Dites que vous ne me contrarierez pas, que j’obtiendrai satisfaction.
— Hum, fit Juve, je n’aime pas beaucoup acheter chat en poche. Explique-toi d’abord.
Rassemblant son courage, Fandor raconta au policier les détails extraordinaires de l’effroyable lutte qu’il venait de vivre y compris la chute dans l’oubliette, la menace de mort affreuse dont il était l’objet et enfin sa libération par Fantômas, Fantômas qui, pour la première fois, tenait sa parole.
— Est-ce fini ?
— Non. J’ai rendez-vous, dans quatre jours, avec Fantômas, à cinq heures du soir, pour lui remettre les papiers d’Hélène.
— Où ?
— Dans votre appartement, rue Bonaparte, à Paris.
— Bien.
— Il est bien entendu avec Fantômas que la lutte reprendra sans trêve ni merci, à dater de l’instant même où je lui aurai restitué les papiers de sa fille.
— Restitué les papiers. Ah ça, Fandor, es-tu devenu complètement fou ?
— Pourquoi ?
— T’imagines-tu que je m’en vais te rendre ces documents pour que tu t’en ailles les porter à ce bandit et que nous perdions ainsi, bénévolement, le plus gros atout dans notre jeu, qui nous permet d’espérer gagner la partie ?
— Juve, j’ai donné ma parole d’honneur.
— On ne se déshonore pas, Fandor, en manquant de parole à Fantômas.
— Je vous demande bien pardon, Juve, du moment que j’ai engagé ma parole, peu importe à qui.
— D’accord, fit Juve, la parole donnée est une chose respectable, et j’estime, comme toi que l’on ne transige pas avec une telle promesse. Mais moi je n’ai rien promis du tout. Or, c’est moi qui possède les papiers.
Fandor, qui s’était levé et approché du lit de Juve, recula, désespéré, se laissa tomber sur un fauteuil.
— Juve, je vous en prie, rendez-vous compte de la situation dans laquelle je me trouve. Vous aviez, jusqu’à présent, le devoir de lutter contre Fantômas par tous les moyens, c’est possible. Mais à l’heure actuelle je suis redevable, moi, de quelque chose à Fantômas, et ce quelque chose, c’est ma vie, en échange de laquelle j’ai donné ma parole au bandit, il faut que je la tienne.
— Eh bien, tiens-la, Fandor. Tu es robuste, solide, libre de tes mouvements. Moi, je suis infirme, paralysé.
— Oh, Juve, supposez-vous un seul instant que je serais capable d’agir par la force.
— Il est des cas, fit-il, où on se demande quelle est l’attitude à observer la plus équitable. Tu as donné ta parole, Fandor, de livrer à Fantômas des documents que tu sais que je possède et que je refuse de te donner. Si tu veux les prendre, tenir ta promesse, tu sais qu’il te faudra user de violence.
— Et dans ces conditions ?
— Ce sera à mon tour de te répondre de la même façon.
— Juve, vous me mettez dans une situation inextricable.
— Écoute, Fandor, fit-il, laissons cela. Fantômas, m’as-tu dit, a écrit sous tes yeux une lettre dans laquelle il s’accuse de l’assassinat d’Hervé Martel, dans laquelle il se vante d’avoir voulu torpiller le sous-marin ?
— Il a écrit tout cela, je l’ai vu, de mes yeux vu.
— Donc, poursuivit le policier, de plus en plus énigmatique, cette lettre, lorsqu’elle parviendra à destination, c’est-à-dire lorsqu’elle te sera remise, non seulement t’innocentera, mais encore incriminera Fantômas ?
— C’est exact. Où voulez-vous en venir ?
— À ceci, Fandor.
Juve, péniblement, leva le bras et appuya trois fois sur un bouton de sonnette.
On frappait à la porte.
— Entrez, dit Juve.
Deux hommes entrèrent.
— Emparez-vous de lui, ordonna Juve.
Nalorgne et Pérouzin considérèrent Fandor stupéfaits, puis Pérouzin s’écria, tendant cordialement la main au journaliste :
— Mais au fait, c’est notre collègue de la police locale de Cherbourg. Comment allez-vous, cher monsieur ?
— De qui faut-il s’emparer ? Qui devons-nous mettre en état d’arrestation ? demanda Nalorgne.
— Je viens de vous le dire, hurlait déjà le paralytique, arrêtez cet homme, car c’est celui que vous recherchez, c’est l’individu inculpé des divers crimes pour lesquels M. Havard vous a envoyés ici. Vous cherchez Jérôme Fandor, n’est-il pas vrai ? eh bien, arrêtez-le, car cet homme ici présent n’est autre que Jérôme Fandor.
— Mais pardon, dit Nalorgne, l’individu dont nous avons le signalement et que nous connaissons d’ailleurs du nom de Jérôme Fandor ne ressemble pas du tout à Monsieur ? Jérôme Fandor est blond, il a une toute petite moustache, tandis que Monsieur est brun, très brun même.
— Imbécile, hurla Juve dont la lèvre écumait de rage, je vous dis que c’est Jérôme Fandor, je vous donne l’ordre de l’arrêter.
Depuis qu’il était à Saint-Martin, Juve s’était fait officiellement reconnaître par Nalorgne et Pérouzin, qui déjà, dans M. Ronier, avaient deviné le Roi des Policiers.
Nalorgne et Pérouzin, cependant, ne comprenaient pas, mais malgré eux, impressionnés par l’attitude du fameux inspecteur de la Sûreté, qu’ils savaient être si apprécié en haut lieu, ils se décidèrent à agir, d’autant que Fandor ne protestait pas, n’opposait aucune résistance.
Pour mettre sa conscience à l’aise, Nalorgne demanda une dernière fois à Juve :
— Alors, vous prenez la responsabilité de cette arrestation que vous ordonnez, monsieur Juve ?
— J’en prends la responsabilité.
Une seconde plus tard, Fandor avait les menottes.
— Où faut-il le conduire ? demanda Pérouzin.
— Immédiatement et sous bonne garde, dit Juve, à la prison de Cherbourg.
— Allez, en route, déclarèrent les deux hommes en posant leurs lourdes mains sur les épaules du journaliste.
Et celui-ci, qui jusqu’alors n’avait pas prononcé une parole, se demandant s’il n’était pas victime d’une hallucination, ne put s’empêcher de se tourner brusquement vers Juve :
— Enfin, Juve, pourquoi me faites-vous arrêter ?
— Il fallait, Fandor, pour t’empêcher de commettre le vol des papiers d’Hélène que t’ordonnait ton devoir, un cas de force majeure.
22 – FACE À FACE
— Jean ?
— Monsieur ?
— Jean, mon ami, vous allez sortir d’ici, sortir même très ostensiblement de la maison, vous irez ensuite… ma foi, je n’en sais rien. Ou plutôt si, je le sais, Jean, vous irez boulevard du Palais, vous entrerez au Café des Avocats, vous commanderez un bock, un apéritif à votre choix, puis, quand vous aurez fini de boire, vous recommencerez, mais au préalable vous aurez soin de dire à la caisse que si au téléphone on demande une personne nommée M. Jean, on vienne immédiatement vous chercher.
— Je ne comprends pas.
— Vous n’avez pas besoin de comprendre. Faites ce que je vous dis.
— Combien de temps faudra-t-il rester ?
— Jean, vous êtes décidément trop curieux. Quand vous aurez achevé votre verre, si le cœur vous en dit, prenez-en un autre, puis un troisième, en un mot, restez au café jusqu’à ce que vous ayez de mes nouvelles.
Le vieux Jean leva les bras au ciel.
— Monsieur est fou, murmura-t-il, de me faire sortir alors que nous venons à peine de rentrer, que depuis trois mois nous n’avons pas mis les pieds rue Bonaparte, qu’il y a un désordre de tous les diables dans l’appartement et une épaisse couche de poussière sur tout.
— Vous êtes un impertinent. Faites comme je vous dis. Toutefois, dès que je vous aurai téléphoné, vous vous précipiterez à la Sûreté et vous irez dire à M. Havard, de ma part : « Juve vient ». Non. Au fait, c’est inutile.
— Mais, qu’allez-vous devenir, monsieur Juve, pendant mon absence ? Il vous faudrait quelqu’un, si vous avez besoin de quelque chose ?
— Inutile, j’ai tout ce qu’il me faut, et d’ailleurs vous allez faire une chose. En partant, laissez la porte entrouverte.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il est inutile que le visiteur que j’attends démolisse ma serrure. Allons, allons, Jean, dépêchez-vous, vous allez être en retard.
— En retard ? fit le domestique, je comprends de moins en moins.
— Moi, fit Juve, je sais qu’il est quatre heures et demie et que, par conséquent, j’éprouve dès maintenant un impérieux besoin d’être seul. Voulez-vous sortir, oui ou non ? Et n’oubliez surtout pas de sortir bien ostensiblement.
Seul désormais dans son appartement, étendu de tout son long sur le canapé-lit, Juve prêta l’oreille.
Soudain, il tressaillit. Un bruit. La porte communiquant avec son cabinet de travail, au milieu duquel il se trouvait, s’entrebâillait doucement. Juve tournait le dos à cette porte. Il devinait, mais ne pouvait apercevoir le visiteur.
Celui-ci s’approcha lentement. Son pas lourd fit craquer les lames du plancher. Juve ne broncha pas, ne fit pas un mouvement et ce fut simplement lorsque l’arrivant eut pénétré au milieu de la pièce, qu’il eut contourné le lit de Juve et se fut placé à son chevet, que le policier, le fixant les yeux dans les yeux, prononça le nom terrible :
— Fantômas.
Le bandit était sans cagoule, enveloppé dans un vaste manteau noir dont les plis flottaient autour de ses épaules et dérobaient à la vue les lignes robustes et souples de son corps.
Fantômas, cependant, prit enfin la parole :
— Vous connaissiez donc le rendez-vous ? demanda-t-il, vous saviez que j’allais venir à votre domicile ce soir à cinq heures ?
— Oui, fit Juve, je vous ferai toutefois remarquer que vous êtes en avance, car il est moins dix.
— Cela nous donnera plus de temps.
— Avons-nous quelque chose à nous dire ?
— Pourquoi pas ? Nous avons rarement l’occasion de nous rencontrer. Nous pouvons nous entendre. Vous tiendrez les promesses de votre ami Fandor, n’est-ce pas ?
— Nullement. J’ai fait arrêter Fandor pour qu’il ne puisse rien tenir. Je n’ai pas l’intention de vous donner ce qu’il vous a promis, ce que je lui ai refusé.
— Vous ne me remettrez pas les papiers d’Hélène ?
— Non.
— Écoutez, dit Fantômas, qui s’efforçait de demeurer calme malgré la colère qui grondait en lui, je crois que, dans la circonstance, vous êtes obligé de reconnaître que j’ai agi avec Fandor et avec vous comme un adversaire loyal. Souvenez-vous que j’ai épargné votre ami, Juve, alors qu’il était en mon pouvoir ?
— Vous l’avez épargné, Fantômas, parce que vous aimez votre fille et que vous n’avez pas osé tuer Fandor à cause d’elle. Vous avez eu peur d’Hélène, et voilà tout.
— Juve…
— Taisez-vous. Vous êtes un criminel, un monstre. Je ne discute pas avec des êtres de votre espèce.
— Vous êtes à ma merci.
— Possible, mais moi, Fantômas, je vous mets en état d’arrestation.
Le bandit éclata de rire.
— Vous riez, mais vous avez peur, Fantômas ! Peur d’être pris dans une souricière comme un rat, comme une bête malfaisante que vous êtes ! Rassurez-vous. Juve, lorsqu’il accepte un rendez-vous, ne se fait garder par personne. J’ai décidé de vous mettre en état d’arrestation, vous êtes seul ici et mon prisonnier.