La mort de Juve (Смерть Жюва) - Сувестр Пьер 24 стр.


— Vous avez la lettre ?

— J’ai une lettre pour vous et une lettre pour les deux agents qui vous ont arrêté : MM. Nalorgne et Pérouzin. Je vais ouvrir cette lettre.

M. Langlois, froidement, ouvrant une lame de son canif, l’introduisit par le coin de l’enveloppe et avec une lenteur grave, en tira la lettre.

— Ah, tonnerre, qu’est-ce que cela veut dire ?

En même temps, il arrachait la feuille de papier à lettre des mains du magistrat, il la regardait sur toutes ses faces, il la tournait, la retournait, l’inspectait par transparence : les quatre pages étaient blanches, rigoureusement blanches, parfaitement blanches.

— Et pourtant, monologuait Fandor, et pourtant que diable, j’ai vu Fantômas l’écrire, cette lettre ; je l’ai eue entre mes mains, je l’ai lue, voilà ici un coup d’ongle que j’ai moi-même marqué quand j’étais dans l’oubliette.

Tranchant avec le ton emporté du journaliste, la voix froide et ironique de M. Langlois :

— Du moment que cette lettre est blanche, vous conviendrez, monsieur Fandor, qu’elle n’a plus aucune importance.

Mais Fandor n’écoutait même pas ; il continuait à retourner la lettre en tous sens, puis il tirait son portefeuille, il examinait sur un papier maculé d’encre un pâté qu’il y avait fait :

— Pourtant, monologuait Fandor, il n’écrivait pas avec de l’encre sympathique, l’une de ces encres qui disparaissent après un certain temps, puisque voici un bout de papier que j’ai ramassé dans le souterrain, bout de papier sur lequel il avait secoué son stylographe et que l’encre tombée de sa plume sur ce papier ne s’est pas effacée. Alors, pourquoi sur cette lettre ?

Jérôme Fandor allait et venait dans le cabinet d’instruction, tapait des pieds et se tordait les mains, haussait les épaules :

— Je donnerais ma tête à couper que je suis victime d’un truc absolument extraordinaire. Oui, mais quel truc ?

Soudain, Jérôme Fandor qui s’étonnait surtout de la différence qu’il y avait entre la lettre devenue blanche et le pâté d’encre resté noir sur le papier qu’il possédait, Jérôme Fandor qui ne pouvait comprendre que l’encre fût devenue sympathique sur la lettre de Fantômas et ne l’eût pas été sur l’enveloppe où l’adresse était demeurée, Jérôme Fandor, interrogeait d’une voix haletante :

— Et les lettres de Nalorgne et Pérouzin ? la lettre pour ces messieurs plutôt ? est-elle arrivée ?

— En effet, monsieur Fandor, il y a une lettre pour MM. Nalorgne et Pérouzin. Veuillez vous rasseoir, je vais convoquer ces agents, ils liront cette lettre devant vous, et si, quelque chose y est inclus qui soit utile à votre affaire, vous pourrez immédiatement en prendre connaissance.

Quelques instants plus tard, les deux inspecteurs étaient introduits dans le cabinet, recevant des mains de M. Langlois la lettre de Fantômas, et le magistrat priait Nalorgne d’en prendre connaissance.

Nerveux, tenant toujours sa propre lettre, sa lettre si mystérieusement devenue blanche, Fandor guetta la physionomie des deux agents.

— Nous allons rire, pensait le journaliste. À la rigueur, j’admets que Fantômas ait voulu se débarrasser de moi, qu’il ait truqué sa lettre m’innocentant, qu’il m’ait indignement trompé, mais j’imagine que s’il a pris soin de m’annoncer que Nalorgne et Pérouzin étaient des agents à lui, des misérables devenus ses complices, c’est que c’est bien là une réalité. Donc il veut s’en venger, donc il a dû les accuser dans cette lettre, donc je vais assister à leur confusion. Ce sera toujours ça de pris.

Mais il était écrit que Fandor irait de stupéfactions en stupéfactions. Nalorgne se décidait enfin à rompre l’enveloppe. Il en tirait une lettre. Une lettre écrite très lisiblement, mais à peine Nalorgne avait-il jeté les yeux sur cette lettre qu’il parut plongé dans une stupéfaction profonde.

Lui aussi s’exclamait comme, quelques instants avant, s’était exclamé Fandor.

— Mais je ne comprends rien du tout à ce que cela signifie ? déclara l’agent de la Sûreté, c’est du chinois, de l’arabe.

— Comprenez-vous ce document ? demanda le juge.

— Non, dit Fandor, pas du tout.

La lettre adressée à Nalorgne et à Pérouzin, était en réalité composée d’une série de mots sans suite. Cette fois Fandor en demeura muet. Autour de lui tout dansait, tout tournait, dans une sarabande effroyable : le juge d’instruction, Nalorgne, Pérouzin, le greffier, les deux gardes, le mobilier du cabinet, tout valsait dans l’esprit de Fandor. Le jeune homme tituba, fut sur le point de s’écrouler : un garde le soutint.

— Évidemment, concluait, avec une netteté tranchante le digne M. Langlois, évidemment, c’est très intéressant, très significatif, Monsieur Fandor. Vous avez voulu vous moquer de la Justice et pour moi, la preuve de votre culpabilité est largement faite par les mensonges saugrenus que vous aviez imaginés au sujet de ces deux lettres qui, disiez-vous, devaient vous innocenter. L’une est incompréhensible, l’autre est blanche, en conséquence…

Fandor, comme un fou, s’était levé. Il échappait à ses gardiens, il bondissait vers le juge d’instruction terrifié, il lui fourrait la lettre sous le nez avec une autorité qui n’admettait pas de réplique :

— Sentez : il est impossible que vous ne sentiez pas.

M. Langlois n’osait dire ni oui ni non. La mimique de Fandor l’affolait. Il savait que contrarier les fous est ce qu’il y a de plus dangereux au monde, aussi s’en garda-t-il soigneusement. Il huma, pour lui faire plaisir, le papier que Fandor lui mettait sous le nez.

Or, brusquement, comme il respirait ainsi, M. Langlois à nouveau écarquillait les yeux.

— Vous sentez, hein ? répétait Fandor.

— Oui.

— Et qu’est-ce que vous sentez, nom d’un chien ?

— L’oignon.

— L’oignon, je ne vous l’ai pas fait dire.

— Et quelle conclusion en tirez-vous ?

Alors Fandor s’emporta :

— Je comprends tout. L’aventure est limpide ! Parbleu oui, j’ai été joué par Fantômas, c’est bien à l’encre véritable qu’il écrivait, seulement, en même temps, il passait un morceau d’oignon sur les lignes qu’il venait de tracer. C’est un procédé connu, un procédé classique. Quand l’opération est faite habilement, quand l’oignon présente certaines qualités, il mange l’encre. Petit à petit il n’en reste plus trace. Ah, l’animal. Je comprends maintenant pourquoi il tenait à ce que la lettre ne m’arrivât que dans trois jours, il voulait laisser à la chimie le temps d’agir.

— Ce que vous dites est possible, mais rien ne le prouve. Cette lettre sent l’oignon, je le reconnais, l’oignon peut faire disparaître des traces d’écriture, mais, et voilà le point essentiel, il n’en reste pas moins que vous avez menti. Vous prétendiez que Fantômas avait écrit sous votre dictée, il n’a pas écrit sous votre dictée car alors vous l’auriez vu passer un morceau d’oignon.

— C’est absurde. Parbleu oui, il a passé de l’oignon sur sa lettre, mais il l’a passé subrepticement. Comment ? je ne le sais pas. Il peut y avoir vingt moyens. Je me rappelle, tenez, qu’il avait des manchettes fort longues et des boutons de manchettes volumineux. Ces boutons de manchettes étaient peut-être constitués par des oignons artistement truqués.

M. Langlois tendit un papier à Nalorgne et à Pérouzin.

— Ce que dit l’inculpé, déclarait le magistrat, n’a aucune vraisemblance et l’on peut en conséquence tenir ses déclarations pour non avenues. De tout ceci, il n’y a qu’une chose à retenir : le sieur Jérôme Fandor, arrêté sur l’ordre de Juve, a affirmé que son innocence éclaterait quand il arriverait deux lettres. L’une de ces lettres est blanche, l’autre est incompréhensible. Je clos mon instruction sur ce fait. Messieurs Nalorgne et Pérouzin, voici un mandat qui vous enjoint d’accompagner le sieur Jérôme Fandor à Paris, où je le renvoie devant le juge d’instruction déjà saisi des affaires de l’avenue Niel. Je vous recommande tout spécialement de faire grande attention au prévenu pendant le voyage, je vais d’ailleurs donner des ordres pour qu’on vous réserve un wagon spécial dans le train.

— Fichu, se disait le journaliste, je suis fichu.

24 – PRIS AU PIÈGE

Nalorgne, l’air rogue et hautain, s’était tourné vers Fandor, et l’avait averti :

— La dépêche que l’on vient de nous remettre, nous prévient que, par crainte de manifestations, la Sûreté a envoyé un taximètre nous attendre à Clamart. Notre train y stoppera une minute, pour nous permettre de descendre, tâchez de ne pas rouspéter et de vous dépêcher.

Fandor, de la tête, avait fait oui. Rouspéter ? Il n’y songeait guère, le malheureux journaliste, car, à la vérité il était rompu de fatigue, brisé d’émotions, incapable, croyait-il, du moindre acte d’énergie. Depuis Cherbourg, Nalorgne et Pérouzin avaient usé à son endroit de rigueurs pour le moins inutiles. Non seulement, ils n’avaient pas permis à leur prisonnier de descendre une seconde de wagon, mais encore ils lui avaient laissé les menottes.

Fandor, toutefois, était trop philosophe pour laisser paraître son ennui, sa colère ou sa rage, dès lors qu’il prévoyait que ses gardiens en concevraient une satisfaction qu’il n’avait nul désir de leur donner.

— Ces gaillards-là, se répétait Fandor, se payent ma tête de bonne manière. Ils doivent exulter à l’idée qu’ils m’ont arrêté, qu’ils sont chargés de me livrer à la justice. Je ne vais pas, en leur montrant mon embêtement, augmenter leur satisfaction personnelle.

Toutefois, Fandor avait beau faire, il ne réussissait pas à amener un sourire joyeux sur ses lèvres. D’abord il était vexé, ensuite il était inquiet. De plus, il comprenait à merveille ce qu’avait voulu Fantômas. Fantômas, dans le château désert de Saint-Martin, s’était parfaitement rendu compte qu’il avait beaucoup plus d’intérêt à ne pas tuer Fandor, pour le faire considérer comme l’auteur de tous les crimes dont lui-même était responsable. Fantômas s’était moqué du journaliste. Lentement, docilement, il avait écrit sous sa dictée la lettre que Fandor avait préparée pour faire éclater son innocence mais, en même temps, il s’était arrangé pour utiliser le procédé de l’oignon qui l’avait assuré que la lettre ne produirait aucun effet. Cela était déjà bien. Ce qu’il y avait de mieux, c’était les instructions données à Nalorgne et Pérouzin où le juge n’avait vu que du feu.

— Je suis, pensait Fandor, exactement dans la situation d’un monsieur qui tombe du quatrième étage. Tant qu’il tombe, tant qu’il est dans le vide, le mal n’est pas grand. Seulement il se dit en lui-même : pourvu que cela dure. C’est ainsi que, depuis Cherbourg, Nalorgne et Pérouzin m’ont empoigné dans leurs mains délicates. Je n’ai, somme toute, pas trop à me plaindre. Mais pourvu que cela dure, pourvu qu’avant la Tour de l’Horloge où je vais très vraisemblablement coucher ce soir, il ne survienne rien.

Car en réalité, ce que Fandor redoutait, c’était tout bonnement une attaque de Nalorgne, et de Pérouzin. Les mains prises dans ses menottes, Fandor se rendait parfaitement compte qu’il était à peu près hors d’état de se défendre contre les deux bandits qui le gardaient, si fantaisie leur prenait de se débarrasser de lui.

— Que voulait dire la dépêche remise à Nalorgne et à Pérouzin lors de l’arrêt du rapide à Dreux ?

On l’avait averti, sans doute, qu’il s’agissait tout simplement d’un ordre d’avoir à débarquer à Clamart pour éviter toute manifestation, mais était-ce vraisemblable ?…

Certes, Fandor n’ignorait pas que, lorsque la Sûreté fait voyager des criminels importants, il arrive souvent qu’au lieu de les laisser aller jusqu’aux gares terminus : Saint-Lazare, Gare du Nord, P.-L.-M. ou gare Montparnasse, on prend la précaution de les faire descendre dans les petites stations de la banlieue d’où ils sont conduits directement en voiture au Dépôt.

On évite de la sorte des mouvements d’opinion à Paris, on évite de regrettables incidents, des scandales issus de l’émotion populaire.

Mais était-il bien dans le cas d’une semblable mesure ?

— Que diable, se disait Fandor, à moins de me tromper étrangement, il me semble que je ne suis pas un assez gros personnage pour que le bon peuple de Paris soit tenté de prendre parti pour moi. Cela doit même lui être profondément indifférent, au bon peuple de Paris, à supposer qu’il le sache, qu’on me ramène entre deux argousins. Et dans ce cas, pourquoi prend-on la peine de faire arrêter le rapide à Clamart et de m’y faire descendre ?

« Crédibisèque, se disait encore le journaliste, est-ce que, par hasard, il n’y aurait pas là un effet de la volonté de Fantômas ? Je suis arrêté, arrêté par des agents qui sont des agents de la Sûreté, c’est entendu, mais je ne dois pas oublier non plus que ce sont en réalité les complices du bandit. Par conséquent, est-il bien réel qu’ils vont me livrer à la Sûreté, ou au contraire, vont-ils me remettre aux mains de Fantômas ?

— Avancez, ordonnèrent les deux inspecteurs, et tâchez de marcher droit. Au premier signe, au premier geste, nous tirons.

— Ça va, ne vous faites pas de mauvais sang, j’y pense à vos revolvers, j’y pense souvent, j’y pense toujours, j’y pense encore.

Mais déjà, le train était reparti à toute allure et les deux agents encadraient leur prisonnier, et après avoir donné leur permis de circulation au chef de gare, poussaient le journaliste vers la cour de la petite station.

— Nalorgne, commençait Pérouzin, qui venait de déboucher le premier hors de la salle d’attente, je ne vois pas du tout le fiacre que devait nous envoyer la Sûreté. J’avais bien dit que ce voyage finirait mal. Qu’allons-nous faire ?

— C’est bizarre, répondit simplement Nalorgne.

— Pourtant, la phrase de la lettre était très claire ; nous ne pouvions pas nous y tromper.

Pérouzin s’interrompit brusquement. Nalorgne, d’un coup d’œil, venait de le rappeler au silence. Mais Nalorgne avait fait son signe trop tard. Jérôme Fandor avait entendu.

— Ah, la phrase de la lettre est claire, songeait le journaliste, la phrase de la lettre de Fantômas. Allons, je ne me suis pas trompé, mes aventures ne sont pas finies. Et si je couche quelque part, ce ne sera certainement pas au Dépôt.

Il fallait prendre un parti, cependant. Il était huit heures du soir et la petite gare déserte, mal éclairée par les lumières clignotantes de quelques becs de gaz, était peu hospitalière. Nalorgne et Pérouzin échangeaient des regards navrés :

— C’est très ennuyeux, reprenait Pérouzin, très ennuyeux que la voiture ne soit pas là.

— Avançons, nous trouverons peut-être dans le pays un véhicule qui voudra bien nous conduire où nous allons.

— Oui, mais le cocher ?

— Taisez-vous donc, Pérouzin.

— Bien, songeait le journaliste, si Pérouzin estime que le cocher, le cocher d’un véhicule quelconque, peut être gênant, c’est évidemment que le cocher qui devait nous conduire, n’était pas un cocher ordinaire.

Fandor cependant était pris par les deux agents, qui sans cérémonie, le tenaient chacun par un bras.

— Avancez, ordonnait Nalorgne.

— Marchez, répétait Pérouzin.

— Après vous, messeigneurs, répondait Fandor. Il faut être logique tout de même, vous m’avez dit de ne pas m’écarter d’un pas, emmenez-moi où vous voudrez, je suis.

Fandor, à ce moment, se sciait littéralement les deux mains à vouloir les arracher de l’étreinte des menottes.

— Quel imbécile d’instrument, se déclarait-il à lui-même en constatant l’inutilité de ses efforts. Quand je pense qu’à la fête de Montmartre, trois fois par an, il y a des individus qui, pour deux sous, se débarrassent des cordes les plus savamment nouées, des menottes les plus perfectionnées, et que moi, je ne suis pas fichu d’en faire autant. Je me rends compte que mon éducation a été bien négligée.

— Ah, tout de même, voilà la voiture.

Ils étaient sortis tous les trois de la cour de la gare, et ils apercevaient, rangé contre le trottoir, à quelque distance, le long d’un terrain vague un taxi-auto qui leur tournait le dos :

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