La mort de Juve (Смерть Жюва) - Сувестр Пьер 28 стр.


N’importe. Conduisant son auto avec une habileté qui témoignait de ses habitudes de sportsman, Fandor, en grande vitesse, virant sur deux roues et se faufilant à travers les tramways, les tombereaux chargés de sable, les voitures maraîchères débordantes de légumes, atteignit bientôt la porte de Châtillon. Le jeune homme s’arrêta à quelque distance de l’octroi, passa la tête par la portière, avertit encore, par prudence, Nalorgne et Pérouzin, toujours ligotés :

— Pas un mot, n’est-ce pas, pas un cri, ou sans ça…

Les deux hommes ne répondirent pas. Fandor, en conducteur soucieux de ne point s’exposer aux rigueurs de l’octroi, vérifia le contenu de son réservoir, afin d’aller faire sa déclaration d’essence.

Mais au moment même où le journaliste approchait du petit bureau où un brave agent d’octroi allait lui délivrer un permis d’introduction, des camelots le dépassaient, qui hurlaient à pleins poumons :

—  La Capitale, demandez La Capitale, deuxième édition, l’incendie de la rue Bonaparte, demandez La Capitale !

Fandor, qui n’avait pas tourné la tête en entendant crier l’édition de son journal, une édition dont d’abord il pensa, devait s’expliquer par des événements politiques qui lui étaient fort indifférents, s’arrêta net, s’élança comme un fou vers le dernier des camelots en entendant ces mots tragiques :

L’incendie de la rue Bonaparte.

Fandor arracha plus qu’il ne reçut la feuille que le camelot avait en main. Il jeta les yeux sur le papier frais sorti des presses, et c’est avec une stupéfaction douloureuse, qu’il lut la manchette :

« Mort du policier Juve. »

À cet instant, Fandor pensait que tout croulait autour de lui. Juve mort. Juve qu’il avait quitté quelques heures avant, en pleine victoire, était mort ? Le cher ami, le compagnon de dix ans de lutte, celui qu’il aimait comme un père, celui pour qui il eût donné cent fois sa vie, qui eût donné cent fois la sienne pour lui, Fandor, n’était plus ? Non ce n’était pas possible.

Avec des yeux brouillés de larmes, des yeux qui ne voyaient guère, et tandis que des sanglots s’étouffaient dans sa gorge, Fandor lisait le court entrefilet publié dans cette édition de La Capitale, annonçant, avec des détails précis, hélas, la mort du policier.

Juve avait brûlé, disait La Capitale, dans son propre appartement rue Bonaparte. On ne connaissait pas encore la cause de l’incendie, on ne savait point comment il se faisait que les étages supérieurs de la maison de la rue Bonaparte eussent flambé avec une telle rapidité, mais il était certain que le policier avait trouvé la mort dans les flammes. Les pompiers, arrivés trop tard, n’avaient pu, en noyant les décombres, que dégager un cadavre informe, carbonisé, cadavre qui était, qui ne pouvait être que le cadavre du policier paralytique.

Or, à mesure que Fandor lisait, à mesure qu’il dépouillait les lignes vagues et incompréhensibles qu’avait écrit quelque reporter indifférent, les idées en foule se pressaient dans le cerveau de Fandor.

«  Le malheureux paralytique », avait-on écrit. Or, Juve n’était pas paralytique. «  On ne sait comment il se fait que l’incendie a été si rapide ». «  On a retrouvé un corps ».

Fandor s’étonnait à tous ces détails. Dans l’appartement de Juve, il le savait bien, lui, se trouvait Fantômas. C’était Fantômas assurément qui avait mis le feu, il avait dû mettre le feu pour s’échapper, pour se venger de Juve. Mais s’était-il échappé ? et n’y avait-il pas une confusion tragique à propos du cadavre retrouvé ? Ce corps carbonisé, était-ce vraiment le corps de Juve ? N’était-ce pas celui de Fantômas ?

Dans l’esprit de Fandor, après l’horrible émotion de la nouvelle tragique, une espérance soudaine renaissait. Non, ce n’était pas possible, Juve n’était pas mort, il ne se pouvait pas que Juve fût mort, un homme comme Juve ne périssait pas dans un incendie, chez lui, grillé, brûlé, comme un infirme incapable de s’échapper.

Pourtant, Fandor se disait qu’il était extraordinaire que Juve ne fût pas venu le délivrer dans la champignonnière. Est-ce que ce retard incompréhensible ne prouvait pas que le policier avait été victime d’un accident ?

Fandor, à cette minute, eût donné tout au monde pour savoir ce qu’il était réellement advenu de Juve.

Et voilà qu’en même temps il songeait que sa propre situation n’était pas dépourvue de dangers.

Tant que Juve vivait, certes Fandor n’avait pas à s’inquiéter outre mesure des soupçons qui pesaient sur lui du mandat d’arrêt qui le menaçait, mais, Juve mort, sa situation devenait tragique, il courait les pires dangers.

Que faire de Nalorgne et de Pérouzin ? Les emmener à la Sûreté ? à quel titre ? quelles preuves avait-il contre eux ? Il n’y avait pas de mandat contre Nalorgne et Pérouzin, il y en avait un contre lui, Fandor. C’était donc lui que l’on coffrerait. Lui qu’on emprisonnerait, peut-être, sans savoir de façon certaine si Juve était mort ou non.

Jérôme Fandor ne mit pas deux minutes à réfléchir. En un instant, son parti était pris.

Nalorgne et Pérouzin ? Ah, il se moquait pas mal d’eux, il lui était bien indifférent qu’ils fussent libres ou non. C’était de Juve qu’il s’inquiétait. C’était Juve qu’il fallait retrouver à toutes forces.

Jérôme Fandor ne fit aucune déclaration d’essence à l’octroi. Comme un fou, il passa devant les employés, franchit la grille, abandonnant Nalorgne et Pérouzin, toujours ligotés dans leur taxi.

Jérôme Fandor, une fois dans Paris, héla un taxi-auto :

— Rue Richer, mon ami, 119, rue Richer, et vite, très vite. Il y a un gros pourboire.

Arrivé chez lui, Fandor, en coup de vent, sautait de la voiture, s’enfonçait sous la porte cochère, entrait une seconde dans la loge, où sa concierge s’épouvantait de le voir revenir, car il y avait bien longtemps qu’il n’avait fait même une courte apparition chez lui. Il se saisit de ses clés. Il escalada les étages.

Fandor ouvrit sa porte, comme s’il eût voulu la défoncer. Il traversa son petit vestibule, sauta à son lavabo :

— Parbleu, le signalement du Fandor arrêté, jurait-il, c’est le signalement d’un Fandor brun. Quelle riche idée j’ai eue de me teindre les cheveux à Cherbourg, et de me teindre avec cette teinture qui disparaît avec une seule lotion d’eau oxygénée. Je vais me refaire blond, je vais passer à la Préfecture, là, on doit savoir. Là, j’aurai des nouvelles de Juve.

Un quart d’heure après, Jérôme Fandor, redevenu blond, ayant, par précaution, endossé un nouveau complet, roulait à toute vitesse dans la direction de la Préfecture.

— Je saurai, songeait-il.

Pour gagner du temps, il quitta son taxi-auto, arrêté par un encombrement devant le Palais de Justice. Jérôme Fandor, qui connaissait mieux que personne les détours du labyrinthe de Thémis, traversa en courant la salle des Pas-Perdus, coupant au plus court pour gagner le quai de l’Horloge.

Or, comme il traversait la galerie marchande, une voix connue le hélait :

— Fandor, hé, Jérôme Fandor, monsieur Fandor !

Du coup le journaliste s’immobilisa :

— Hein ? quoi ? qui m’appelle ?

Un homme d’une quarantaine d’années se précipitait vers lui les mains tendues. Jérôme Fandor, l’apercevant, courait à sa rencontre :

— Vous, monsieur Fuselier ? Qu’allez-vous m’apprendre ?

Et Fandor, en disant cela, ne songeait évidemment qu’à Juve, au malheureux Juve qui, peut-être, était mort, peut-être sauf.

M. Fuselier ne semblait pas comprendre.

— Je ne vais rien vous apprendre, répondait-il ; si, une chose cependant, vous savez, n’est-ce pas, qu’il y avait un individu brun arrêté sous votre nom et qui devait arriver aujourd’hui même à Paris, convoyé par deux agents, Nalorgne et Pérouzin ?

— En effet, haleta Fandor, eh bien ?

— Eh bien, Nalorgne et Pérouzin viennent d’être retrouvés à la porte de Châtillon, ligotés, dans un taxi-auto ; le Fandor brun qui les accompagnait s’est enfui, mon cher Fandor. Vous voyez que votre sosie m’a l’air d’être digne du nom qu’il vous a volé.

Mais Fandor n’écoutait déjà plus. Que lui faisaient les paroles du juge d’instruction ? Il se moquait bien que sa ruse eût réussi, que personne ne pensât à le soupçonner parce qu’il avait rendu à ses cheveux leur teinte primitive, il se moquait bien même que Nalorgne et Pérouzin eussent eu l’extraordinaire audace, le toupet invraisemblable de conter la fable dont M. Fuselier venait de lui rapporter les échos. Une seule chose torturait Fandor.

Et il demanda, angoissé :

— Mais Juve ? Juve ? avez-vous de ses nouvelles ? J’arrive de voyage, moi. Où est-il ?

Hélas, la physionomie de M. Fuselier se rembrunissait soudain :

— Ah, Juve, fit le magistrat, Juve, c’est abominable. Je n’osais pas vous en parler, mon pauvre Fandor, mais je crois que vous êtes au courant ?

— Il est mort ? il est réellement mort ? sanglota le journaliste.

— Hélas, oui, et il n’y a aucun doute à avoir à ce sujet. Je reviens de la Préfecture, où j’ai rencontré M. Havard, qui est désolé. Pauvre Juve.

Et, après un instant de silence, M. Fuselier ajouta :

— Et cependant, faut-il le plaindre ? Il était paralytique, impotent, il était presque mort. Depuis six mois. Pour un homme comme lui, immobile, l’infirmité était le pire les supplices. Certainement, Fandor, la perte que vous venez de faire est douloureuse, terriblement douloureuse pour vous, mais en ce qui concerne Juve, je me demande s’il ne vaut pas mieux pour lui qu’il soit mort plutôt que de n’être plus qu’un infirme ?

Fandor n’écoutait pas. Fandor sanglotait.

Si M. Fuselier affirmait que Juve était mort, si M. Havard se désolait du décès du policier, c’est que bien réellement il était mort.

À six heures du soir, cependant, tandis que Fandor s’entretenait avec M. Fuselier, au Palais de Justice, d’épais barrages d’agents avaient peine à contenir la foule accourue rue Bonaparte pour contempler les décombres fumants de la maison où Juve avait trouvé la mort.

Dans les rangs pressés des badauds, des réflexions s’échangeaient, des colloques attristés naissaient.

Le peuple de Paris pleurait la mort du grand policier Juve.

Un petit vieillard qui, à coups de coudes, était arrivé à se faufiler au premier rang des spectateurs, s’entretenait avec un homme d’une quarantaine d’années, vigoureux, au visage glabre, et lui faisait part de ses propres sentiments :

— Moi, Monsieur, déclarait le petit vieillard, je trouve qu’on devrait lui faire des funérailles nationales, car enfin d’autres ont eu cet honneur qu’ils méritaient moins que lui. Je serais le Gouvernement que je n’hésiterais pas à décréter que Juve doit être enterré au Panthéon.

Mais l’homme interpellé à ces propos, souriait :

— Il me semble que vous exagérez un peu.

— Non, monsieur, non, je n’exagère pas. Juve, c’était le courage en personne, c’était l’audace, c’était l’honnêteté, c’était la loyauté, c’était le génie, c’était… et puis enfin… Monsieur, si vous jugez que j’exagère, vous devez savoir en quoi j’exagère ? eh bien, dites-le moi ?

L’homme glabre riait de plus belle.

— Peuh enfin, si cela doit vous intéresser, cher monsieur, je ne ferai aucune difficulté à vous donner mon opinion. Je trouve que vous exagérez en parlant de conduire Juve au Panthéon. Il faudrait d’abord que Juve soit mort.

L’homme glabre avait parlé d’un ton si naturel qu’une stupéfaction absolue régnait sur le visage de son interlocuteur.

— Mais vous ne savez donc pas que Juve est mort ? vous ne croyez donc pas que Juve est mort ?

L’homme glabre souriait toujours :

— Ah Juve est mort ? répondait-il d’un ton énigmatique, ah bon. Au fait, vous avez raison. Alors Juve est mort, c’est vrai. Il est tout à fait mort ou il n’en vaut guère mieux.

Et, sur ces paroles incompréhensibles, l’homme glabre, abandonnant brusquement le petit vieillard ahuri, pivotant sur ses talons, se perdit dans la foule.

Cet homme glabre qui venait de décider que Juve « était mort ou du moins qu’il n’en valait guère mieux », si Fandor l’avait rencontré, il lui aurait sauté au cou.

Cet homme glabre, cet extraordinaire homme glabre, c’était Juve, en effet.

Un Juve heureux, content, souriant, le Juve des jours de victoire.

FIN

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