— De conclure le plus vite possible une enquête qui fera grand honneur à notre étude.
— Je crois, reprit Nalorgne, qu’il n’y a pas deux façons d’opérer. Vous allez vous rendre, mon cher Pérouzin, au commissariat de police, vous préviendrez le commissaire de ce qui se passe, et moi, pendant ce temps, j’irai chercher le principal témoin. De la sorte, quand notre homme reviendra, nous n’aurons qu’à le cueillir. Hé, hé, je ris d’avance en imaginant sa surprise.
Il en riait encore quand retentit un coup de sonnette.
— Un client ! Rappelez-vous, Pérouzin, que les affaires amènent les affaires. L’argent amène l’argent. Nous sommes en train de conclure une enquête très importante, je ne serais nullement étonné que, nos travaux terminés, nous en ayons d’autres immédiatement.
En vérité, c’était le courrier.
— Où est l’ouvre-lettres ?
L’ouvre-lettres enfin retrouvé, Pérouzin, avec une solennité pompeuse, annonça :
— Mon cher Nalorgne, je vais vous lire le courrier.
Ce courrier n’était composé que d’une lettre assez courte même, mais dont la voix de Pérouzin souligna, détailla tous les passages :
Messieurs,
Je ne suis pas connu de vous, mais cependant, sur les bons rapports qui me sont faits relativement à votre agence, je ne doute pas que nous puissions arriver à nous entendre.
On m’a dit que vous vous occupiez de mariages riches.
Je suis célibataire, j’ai cinquante ans et je serais très bien conservé pour mon âge, si récemment un accident fâcheux n’avait occasionné une paralysie presque complète des deux jambes. Mon infirmité, toutefois, n’altérant en rien mes traits et étant largement compensée par ma fortune, (j’ai près de dix mille francs de rente), je songe à me marier. Connaissez-vous quelque jeune fille, quelque employée, jolie, jeune, de caractère doux et aimant, susceptible de comprendre que l’affection d’un homme de mon âge vaut mieux que les folles ardeurs d’un godelureau ? Si vous connaissez une jeune fille répondant à ces conditions, je serais heureux de vous parler quelques instants. Peut-être pourrions-nous alors organiser une rencontre.
J’attends l’honneur et le plaisir de vous lire, et vous prie de me croire
Votre respectueusement dévoué
Louis Ronier,
rentier à Saint-Germain.
— C’est même encore une grosse affaire, car nous pourrions demander une commission importante. Mais voyez-vous, Nalorgne, dans nos relations, une jeune fille susceptible de plaire à ce monsieur ?
Nalorgne allait répondre, lorsque, pour la seconde fois de la matinée, la sonnette tinta :
— Je vous parie que c’est encore un client.
— Hum, c’est bien improbable.
Ils coururent en même temps, cette fois à la porte, et demeurèrent ravis en apercevant une toute jeune fille debout sur le palier, et semblant fort émue.
— Vous demandez, Mademoiselle ?
— L’étude de MM. Nalorgne et Pérouzin.
— C’est bien ici, Mademoiselle. Entrez donc.
Précédant la visiteuse, Nalorgne l’introduisit, puis se présenta :
— Je suis M. Nalorgne et voici mon associé, M. Pérouzin. Vous êtes ici dans notre cabinet, Mademoiselle. Parlez sans crainte. Qu’est-ce qui vous amène à notre porte ?
— Mon Dieu, Messieurs, commençait la jeune fille, je viens vous trouver pour une affaire importante.
— Eh bien, Mademoiselle, de quelle affaire s’agit-il ?
— Du vol qui s’est produit dans le bureau de mon patron, M. Hervé Martel, et la suite.
Déjà Pérouzin avait bondi.
— Nalorgne, c’est le dossier 1738, hein ?
— Voyez au répertoire, mon cher ami, je ne me rappelle plus trop.
— Il n’est peut-être pas nécessaire de retrouver le dossier, je venais simplement vous demander si vous aviez du nouveau. Vous continuez les recherches, n’est-ce pas ?
— Voyez plutôt.
Triomphalement, Nalorgne exhibait un énorme dossier bourré de documents :
— Voyez plutôt. Malheureusement, nous n’avons rien de nouveau. Vous n’aviez que cela à nous demander. Mademoiselle ? C’est dommage. Vous ne désirez pas, par exemple, que nous nous occupions de votre mariage ?
— Je ne désire pas me marier, Monsieur. Mais j’aurais peut-être à vous demander aide et conseils. Vous vous chargez de rechercher les personnes, n’est-ce pas ?
— Parfaitement. Vous désirez retrouver ?
— Je serais heureuse d’avoir l’adresse d’un journaliste rédacteur à La Capitale. M. Jérôme Fandor.
***
Pour la troisième fois la sonnette tinta.
— Bigre, murmura Pérouzin, encore un client ?
Pérouzin se trompait. Un homme lui tendait un papier :
— Le terme, fit-il, deux cent soixante quinze francs, messieurs.
— Oh, ce n’est pas la peine, ne vous dérangez pas, faites une fiche, on passera payer cet après-midi à la banque.
— Ah bon.
Leurs réflexions devenaient sombres, lorsque quelques instants plus tard, par la porte qu’ils n’avaient point refermée, un second garçon de recette, qui n’était autre que Prosper, se glissait dans le cabinet de travail.
Prosper, joyeux comme un pinson, se jeta dans un grand fauteuil, brandit triomphalement sa sacoche, éclata de rire, envoya une claque amicale sur le ventre de Pérouzin :
— Hé, bon sang, rigolez donc, les enfants, c’est de la bonne ouvrage que je viens de faire. Ah, mince alors, comment que je me suis amusé. C’est quatre fafiots que je viens de lever.
— Quatre cents francs ? demanda Nalorgne.
— Jamais de la vie, petit père, je ne travaille pas dans ces prix-là, moi. C’est quatre mille balles que je rapporte, et, vous savez, il n’y a pas de surprise, avec moi. Moitié, moitié, que je vous ai dit. Voilà les quatre mille francs. Deux mille pour moi, deux mille pour vous.
Sous les yeux éblouis de Nalorgne et Pérouzin, Prosper tira de sa sacoche quatre beaux billets bleus :
— Non, voyez-vous, déclarait-il, c’est une mine, que mon procédé ; rien à craindre, pas de frais généraux et de la galette tant qu’on en veut. Ah, on va se la couler douce, tous les trois.
— Enfin, Prosper, expliquez-nous donc un peu votre profession ?
— Que je vous l’explique ? répétait le cocher, eh bien, vous en avez de bonnes, j’croyais que vous l’aviez devinée. Allons, les poteaux, ouvrez les oreilles. Écoutez-moi bien. Je vous ai dit, n’est-ce pas, chaque mois, de tâcher de me savoir, c’est facile, dans votre métier, l’adresse de maisons de commerce qui ont de gros encaissements à faire, et le nom des gens qui doivent leur payer cet argent. Bon. Quand vous m’avez fourni ce renseignement, je m’arrange à me faire faire par un imprimeur une facture du modèle de celui qu’emploie la maison qui a l’argent à toucher. C’est pas malin, et puis, dame, après, ça va tout seul. Tenez, aujourd’hui 30, je savais que la maison Guinon devait payer quatre mille balles à la maison Miller et Moller. Vous m’avez procuré une facture de la maison Miller et Moller. Bon, à neuf heures du matin, raide comme balle, juste à l’ouverture des bureaux, j’étais chez Guinon. « Monsieur le caissier, que je leur ai dit, c’est pour un reçu Miller et Moller de quatre mille balles. Le payez-vous ? » — « Attendez, qu’il m’a dit, je vais voir si j’ai ça de marqué sur mon échéance. » Il a regardé. Naturellement, c’était marqué, et comme ma facture paraissait bonne, que de plus je suis revêtu d’un habit de garçon de recette, il m’a versé les quatre mille balles sans douleurs. Et allez donc. Comme je me présente le premier, il n’y a jamais de difficultés. C’est rond comme une galette, mon truc. Il n’y a qu’à se laisser faire. Celui qui se fait engueuler, c’est même pas moi, c’est le vrai garçon de recette, celui qui arrive avec la vraie traite, et qu’on prend pour un voleur. Ah, va te faire fiche, moi, j’suis loin.
Prosper se leva, tapa derechef sur le ventre de Pérouzin :
— C’est compris ? eh bien, mes petits enfants, je vous le répète, vous êtes des copains, des poteaux, j’vous propose la combine. Moitié, moitié, vous me fournissez des adresses, des renseignements. Comme vous écrivez mieux que moi, vous m’aidez à faire les traites, à imiter les signatures. En échange, je vous donne la moitié de mes bénéfices. Ah, au fait, en raison de notre première affaire, rendez-vous ce soir à huit heures et demie ici, ça va ? ça colle ? On croûte ensemble ?
Déjà le joyeux Prosper était parti.
— Évidemment, commença Pérouzin, évidemment, ce qu’il fait n’est pas honnête, et notre devoir…
— Oui, notre devoir nous oblige à le faire arrêter… Vous allez chez le commissaire, alors, Pérouzin ?
— Non, c’est vous qui y allez.
— Allons-y ensemble, voulez-vous ?
Ils avaient le chapeau sur la tête, le parapluie en main, quand, soudain, Nalorgne, timidement, remarquait :
— Il y a la banque aussi où il faut passer. La banque pour payer notre loyer.
— J’y songeais.
D’un commun accord, sans se consulter, les deux associés s’assirent. Puis, Nalorgne remarqua :
— Savez-vous, Pérouzin, que je me demande une bonne chose ? Nous avons peut-être tort de dénoncer Prosper en ce moment. Il serait peut-être plus sage d’attendre encore quelques jours, plus nous serons armés et mieux nous pourrons le confondre.
Deux heures plus tard, l’arrestation de Prosper était bien décidée en principe, mais rien n’annonçait qu’elle fût imminente. Ni Pérouzin, ni Nalorgne ne s’étaient rendus au commissariat de police, mais le loyer du « contentieux » était payé.
À sept heures et demie, les deux associés, brossés, lustrés, pommadés, attendaient, assis dans leurs deux fauteuils directoriaux, leur ami Prosper qui devait venir les prendre.
La sonnette retentit.
— C’est Prosper, hein ?
Non, ce n’était pas Prosper, mais une femme en grande toilette, couverte de bijoux :
— Madame Irma de Steinkerque, expliquait déjà Pérouzin qui était allé lui ouvrir, c’est paraît-il, l’amie, la très bonne amie de Prosper et elle a rendez-vous avec lui chez nous.
Pour le coup, la confusion de Nalorgne fut sans limite.
Comment, la belle M me Irma de Steinkerque était la maîtresse de l’ancien cocher ? Devait-il en gagner de l’argent, ce cocher.
— Madame, commença-t-il, nous sommes, mon associé et moi, très heureux, très flattés, infiniment touchés de vous recevoir. Mais, Prosper ne dîne-t-il pas avec vous ?
Irma, elle, en bonne fille qu’elle était, ne se perdit pas en phrases de cérémonie :
— Ça, c’est rigolo, Prosper m’a téléphoné cet après-midi : « Va m’attendre chez mes copains, rue Saint-Marc. » Mince alors. Si je me suis doutée que ces copains-là, c’était vous, vous, les deux louftingues qui vous trouviez l’autre jour en déguisés chez Martel, je veux bien être pendue la tête en bas.
— Asseyez-vous donc, madame, chère madame. Sur ce fauteuil. Tenez vous serez mieux.
En même temps, Pérouzin bourrait de coups de coude son associé :
— Allez dans la cuisine.
Nalorgne l’y rejoignit quelques instants plus tard, il y était rejoint par Pérouzin, très pâle :
— Je lui ai demandé deux minutes pour aller signer le courrier, expliqua Pérouzin. Elle est fichtrement belle, qu’en dites-vous ? Elle est si belle que je pardonne presque à Prosper d’être devenu une crapule si c’est pour l’entretenir. Au fait, Nalorgne, est-ce ce soir, comme nous l’avions décidé, ce soir après dîner, que nous allons faire arrêter Prosper ?
— Jamais de la vie. Nous ne pouvons pas faire ça du moment que sa maîtresse est là. Ça ne serait pas délicat.
— Et puis il y a l’argent, l’argent que nous avons emprunté sur les deux mille francs qu’il nous a remis.
— Et puis, il faut que nous devenions tout à fait les amis de Prosper et de sa maîtresse.
Es en étaient là, lorsqu’un éclat de rire éclata dans la cuisine.
— Ah, ce que vous êtes farces tous les deux, à discuter dans votre cuisine, non, quoi, qu’est-ce que vous faites ? j’m’embête, moi, toute seule.
Irma s’était levée, les avait rejoints à pas de loup :
— Chère madame, protesta Nalorgne au hasard, nous sommes désolés, nous venions voir si notre cuisinière était encore là pour lui commander une tasse de thé pour vous, mais justement…
— Hé, lui répondit Irma avec une parfaite simplicité, vous bilez donc pas. Je ne suis pas une petite évaporée, moi. Le thé, j’trouve que c’est de l’eau chaude, et voilà tout. Et puis, Prosper m’a bien dit que vous étiez des copains, et pas des mecs à la pose. N’vous bilez pas qu’j’vous dis, c’est plus l’heure du thé, d’abord, c’est l’heure de l’apéro. Tiens, justement, voilà Prosper !
5 – CENT MILLE FRANCS DE MOINS
Le repas fut expédié.
« Viens déjeuner avec moi », avait écrit Hervé Martel à Maurice de Cheviron. Mais les deux hommes étaient pressés l’un et l’autre.
Comme on servait le café, un café bouillant qui refusait de se laisser boire, Cheviron tirant une cigarette de sa poche, entreprit son ami :
— Dis donc, mon vieux, sais-tu que c’est très gentil chez toi. Sans avoir l’air d’y toucher, petit à petit tu as transformé ton appartement. Une véritable bonbonnière. Des toiles de maîtres, des bronzes signés, peste, tu te mets bien.
— Pourquoi veux-tu que je me prive ?
— Je ne veux pas que tu te prives du tout, mais enfin, je t’admire. Tu vis sur un pied qui en dit long. Quand on a une automobile à la porte, une trente-cinq chevaux.
— Quarante, mon vieux.
— Mazette. On sait ce que cela coûte. Bref, on parle toujours des agents de change et des scandaleuses fortunes qu’ils font, je commence à croire que le courtage maritime est une opération encore plus lucrative.
— Il est certain que je ne me plains pas. Sans gagner, comme tu parais le croire, des sommes énormes, je suis content. Le courtage maritime comme tu le dis, grâce au privilège qui réserve les opérations à sept ou huit intéressés, rapporte. Mais que de mal on se donne.
— Est-ce que, par hasard, ton métier n’est pas au contraire un métier de tout repos, un métier de père de famille ?
— Hé non, mon vieux, il faut avoir les reins solides, l’esprit décidé, trois sous d’audace, et quatre sous de culot, je t’assure, pour faire ce que je fais.
— Allons donc. Tu touches des commissions sur chaque affaire que tu apportes aux assurances, tu te réserves un prélèvement. Il n’y a aucun risque à courir.
— Tu te trompes, Maurice, tu te trompes lourdement, expliquait-il. Si, en réalité, je ne m’occupais véritablement que d’apporter des affaires aux compagnies d’assurances et de prélever une commission, tu aurais raison, je ne courrais aucun risque, mais je gagnerais beaucoup moins qu’en osant les petites spéculations et même les grosses spéculations.
— Tu joues ? toi, Hervé Martel, l’homme sérieux par excellence ? tu joues ?
— Hé oui, je joue. D’une façon particulière, mais enfin je joue. Tiens, veux-tu savoir comment ? C’est excessivement simple, et tu comprendras que c’est tentant. Hier, mon vieux Maurice, figure-toi que j’ai reçu la visite d’un gros banquier qui fait venir, pour le compte d’une maison allemande, plusieurs millions d’or monnayé, envoyés d’Amérique en Autriche. Ces millions d’or vont être apportés à Cherbourg par un paquebot anglais, le Triumph, et mon homme me venait voir pour me demander de les assurer contre les risques de mer.
— Bigre. C’est une jolie affaire, la commission…
— La commission, peuh ! Les compagnies d’assurances, en effet, demandent des primes d’autant plus importantes que la marchandise est plus sujette à s’avarier. Autrement dit et toutes proportions gardées, il est plus coûteux d’assurer des oranges que des pièces de vingt francs. Non seulement les oranges peuvent couler en effet, mais elles risquent encore de s’abîmer, ce qui n’est pas le cas des louis. Donc, pour l’assurance de ces millions, la prime qui n’avait à prévoir que les risques de naufrage du Triumpheût été relativement assez faible et ma commission faible aussi.
— Et alors ?
— Et alors mon vieux, c’est là où je joue. J’ai demandé à mon client de me verser une somme représentant le montant des primes d’assurances, puis, estimant qu’il n’y a aucun danger qu’un bateau de l’envergure de celle du Triumphvienne à faire naufrage, j’ai gardé cette prime destinée à une compagnie d’assurances, pour moi, je me suis donc fait moi-même, personnellement, l’assureur des millions. Parce qu’il me plaît de courir un risque, parce que je suis assez audacieux pour le prendre à ma charge, j’arrive à toucher une somme importante, comprends-tu ?