La mort de Juve (Смерть Жюва) - Сувестр Пьер 8 стр.


***

— Eh bien, Pérouzin ?

— Eh bien, Nalorgne ?

— Ça, c’est plus fort que de jouer au bouchon.

— Vous l’avez donc reconnu aussi ?

— Parbleu, comme c’est difficile. À policier, policier et demi. J’aime à croire que nous ne sommes pas complètement idiots.

— Et que, tout au contraire, ce pauvre Juve est bien déprimé.

— Ah, ah, ah, monsieur Ronier, la farce est bonne, en vérité.

— Ce que c’est, tout de même, que d’être paralysé.

— Mais croyez-vous qu’il le soit réellement ?

— Parbleu, c’est indiscutable. Tout Paris l’a su, au moment de ce que l’on a appelé l’accident de Juve, et qui n’était autre qu’un mauvais coup de Fantômas.

— Mon cher Nalorgne, dit Pérouzin, je vais vous poser une question précise. Répondez-moi avec la même précision. Dites, pourquoi croyez-vous que Juve, qui nous connaît fort bien, nous a fait venir ici ? Pourquoi se donne-t-il pour un vieux monsieur désireux de se marier ? Il ment ? Il dit la vérité ?

— Pérouzin, pourquoi allez-vous chercher midi à quatorze heures. C’est bien simple, Juve, en tant que policier, est un homme fini, usé, perdu. Il veut prendre femme. C’est son droit. Mieux encore, c’est très naturel.

— Nalorgne, vous voyez les choses trop simplement. Ce qui arrive n’est pas dû au hasard seul. Fantômas qui nous tombe sur le dos…

— Vous vous en plaignez ?

— Non. Mais il y a aussi cette Hélène, que nous ne connaissons ni d’Ève ni d’Adam, qui nous demande de lui rechercher Fandor, puis, voilà que, convoqués par un certain M. Ronier, nous tombons sur Juve. Tout cela n’est pas clair.

— Limpide, au contraire. Cela prouve que nos affaires s’arrangent de mieux en mieux et qu’après avoir crevé de faim nous allons faire fortune. Songez donc, Pérouzin, à la Préfecture de police, on nous a dit encore tout récemment que nos démarches allaient être couronnées de succès, et voyez-vous l’éclat que cela donnerait à nos affaires ? MM. Nalorgne et Pérouzin, inspecteurs de la Sûreté, de la vraie Sûreté et, en outre, travaillant avec… Ah, je ne nous donne pas six mois pour être millionnaires.

— Croyez-vous que Juve ne sait pas que nous l’avons reconnu ?

— Il ne se doute de rien.

— Pourquoi, poursuivit Pérouzin, se dissimule-t-il sous un faux nom ?

— Rendez-vous compte, Pérouzin, que Juve, à l’heure qu’il est, est fini, archi-fini, incapable même de faire un geste. Or, quelle peut être la pensée de cet homme qui a passé les dix dernières années de sa vie à poursuivre… Il a peur.

— Fantômas ne sait pas qui est M. Ronier.

— Non, Fantômas ne le sait pas encore.

8 – LES CLIENTS DE « L’ENFANT JÉSUS »

«  À l’Enfant Jésus ». C’est à peine si l’on pouvait en croire ses yeux, et cependant l’infect bouge qui terminait la rue Championnet, du côté de la Chapelle, portait cette enseigne.

C’était un marchand de vin, un zinc ne payant pas de mine, sale, exigu, enfumé, qui s’intitulait ainsi a) parce que de son toit l’on apercevait les tours du Sacré-Cœur ; b) parce que le patron de l’assommoir se prénommait Joseph ; c) parce que ce Joseph, Auvergnat d’ailleurs, prétendait que sa boutique, vu les trésors de victuailles qu’elle contenait, ressemblait à s’y méprendre à l’Éden perdu à cause de notre mère à tous, mauvaises raisons au demeurant.

— Par exemple, ajoutait-il, ce sont les vierges, saintes ou non, qui manquent dans la maison.

Et, de fait, le troquet du père Joseph était le rendez-vous de toute la racaille du quartier, des apaches en veine de paresse, et des filles du trottoir. L’établissement, toujours désert le matin, peu achalandé l’après-midi, se remplissait, dès la nuit tombée, d’une clientèle interlope et qui, jusqu’aux petites heures, ne cessait de faire le tapage le plus infernal en absorbant des liquides de feu ou d’encre.

La police restait indulgente,  car  c’était  l’un  des endroits les plus commodes pour y retrouver les malfaiteurs. Et, en outre, on chuchotait volontiers, dans les services de la Sûreté, que le père Joseph, à l’occasion, était de bon conseil.

Ce soir-là, un samedi, vers onze heures, l’ Enfant Jésusregorgeait de clients.

Dans la fumée, dans le remugle âcre du tabac et de l’alcool à bas prix, une clameur s’éleva. Arc-bouté au chambranle, un ivrogne en houppelande crasseuse et pantalon de velours à patte d’éléphant ne parvenait pas à pénétrer dans la salle, par conséquent, à en fermer la porte.

— La lourde, y caille ! hurlaient les loustics.

Enfin ce client imprévu appela au secours :

— Hé, patron, viens-t’en voir à m’aider à franchir la passe. C’est malheureux de penser qu’il faut maintenant avoir un pilote pour entrer dans ta cale sèche. Mets-en voir un coup pour rentrer ma carcasse au bassin de radoub.

Le père Joseph resta au comptoir :

— Plus souvent, grogna-t-il, que j’irai chercher un homme saoul.

Mais l’individu, toujours en lutte avec le battant de la porte, protestait :

— Ben quoi, puis après, un homme saoul n’est pas déshonoré. Sûr que je suis saoul. Mais ça arrive à des gens très bien. Du moment que j’ai l’argent pour payer, personne n’a le droit de me refuser à boire. Ça oui, par exemple. Je défends bien à n’importe qui de venir me le reprocher, ce que je bois, puisque je le paie.

Le froid pénétrait. Il fallait ou le faire sortir ou le faire rentrer. Un homme se leva, gros et couvert de crasse des pieds à la tête, complètement chauve, mais une épaisse barbe embroussaillait ses joues et son menton.

— Je vais le vider, déclara-t-il.

Et il s’approcha de l’autre qui restait accolé au montant.

— Ah, par exemple, elle est bien bonne celle-là, dit l’ivrogne, c’est bien toi, Dégueulasse ?

Et le petit gros ainsi interpellé par le grand maigre de s’écrier :

— Ça, par exemple, ça dépasse tout, Fumier, vieille saloperie, qu’est-ce que tu viens faire là.

Ils s’accolèrent, puis gagnèrent le comptoir :

— J’en paie un, dit Fumier.

— J’offre l’autre répliqua Dégueulasse.

Oui, ils avaient de l’argent ces surprenants personnages, si bizarres vraiment qu’on prêtait l’oreille pour écouter leurs épanchements après ces retrouvailles.

D’ailleurs, Dégueulasse et Fumier ne cherchaient pas à s’entretenir en secret, et c’est d’une voix tonitruante, comme s’ils étaient abominablement sourds l’un et l’autre, qu’ils se racontaient leurs aventures, depuis l’époque déjà lointaine où les hasards de l’existence les avaient séparés. Car tous deux étaient du même pays, originaires d’un village du centre de la France qu’ils avaient quitté pour venir à Paris en sabots. Mais la fortune ne les avait pas favorisés, et, au lieu de troquer leurs rustiques chaussures contre des bottines vernies, comme il arrive aux parvenus, ils n’avaient pu échanger les galoches de bois que contre de vieux souliers ramassés au hasard du ruisseau. Non, ils ne se plaignaient pas du sort :

— Moi, déclarait Dégueulasse avec une emphatique vanité, je suis dans la Marine. C’est à Cherbourg que je gratte depuis déjà une pièce de cinq ans. Mon boulot, c’est d’aller avec la drague, autrement dit la Marie-Salope, ramasser les ordures du patelin qu’on fout dans l’entrée du port et je te prie de croire que c’est le bon métier, parce que plus que tu en cherches, plus que t’en trouve.

— C’est rigolo, expliquait Fumier, on voit bien qu’on est pays tous les deux, car moi je travaille comme toi dans le même fourbi. Tantôt, je suis embauché pour racler la boue le long des trottoirs et dans les rues, tantôt c’est pour farfouiller dans les poubelles et rechercher dans les carcasses de zhomards et les trognons de choux si les bourgeois ont pas laissé tomber un bibelot que ça vaut la peine.

— Fumier, s’écria Dégueulasse, ça me fait plaisir de te revoir.

— Dégueulasse, on se quitte plus. Mais, par le fait, comment ça se fait que tu te trouves ici, Dégueulasse, puisque censément tu restes à Cherbourg ?

L’employé de la Drague leva son verre à la hauteur de son œil, puis, après l’avoir ramené jusqu’au niveau de ses lèvres, il expliqua :

— Voilà, c’est tout un fourbi du diable, je suis dans les ordures, mais dans la justice aussi. Figure-toi, Fumier que, voilà trois jours, le patron m’a dit : « Dégueulasse, faut aller à Paris, histoire de faire un témoignage dans une affaire de coups et blessures qui a commencé à Cherbourg et qui va se terminer à Pantruche. » Il m’a donné un papier sur lequel il y avait des choses écrites, et le pèze pour prendre le grand frère. Alors, je me suis pris par la main, et je m’ai amené ici comme de juste. Voilà-t-y pas qu’en route j’ai rencontré des copains, on a pris un verre, puis un autre, tant et si bien que j’ai oublié d’aller dégoiser mon histoire et de faire le témoin dans le procès. Un soir, je me suis dit : « Mon petit Dégueulasse, faudrait voir à te ramener à Cherbourg, où l’on doit être en peine de toi. Mais, tu me croiras si tu veux, on a dû changer la gare de place, car j’ai jamais été foutu de la retrouver. Alors, naturellement, tout en la recherchant à droite, à gauche, j’ai pris des verres et, dame, depuis ce temps-là, j’aime autant te dire, je ne suis plus dans mon assiette.

— Ça, remarqua Fumier, c’est bien naturel, d’ailleurs, j’aime autant te le dire aussi, moi non plus je ne désaoule pas. Seulement, moi, voilà un an que ça dure ? Dégueulasse, on va pas s’arrêter.

— Sûr que non, Fumier. Encore un verre ?

Dialogue passionnant en vérité dont l’assistance ne perdait pas une virgule, à l’exception de trois hommes assis dans un coin noir, qui discutaient avec passion, ou plutôt non, dont deux écoutaient avec passion le troisième, sans rien dire. Et si l’orateur paraissait simplement un homme robuste et énergique, dans la force de l’âge, ses deux compagnons avaient des allures caractéristiques d’individus bizarres et indéfinissables, caricatures de bourgeois, types d’une pègre mal définie, comme on en voit aux abords des lieux les plus mal famés. Ces deux hommes n’étaient autres que les agents d’affaires de la rue Saint-Marc : Nalorgne et Pérouzin.

Or, Nalorgne et Pérouzin, dans le bouge de l’ Enfant Jésus, étaient attablés avec le Maître qui leur exposait son programme.

Il leur avait dit :

— Plusieurs millions d’or monnayé ont été achetés récemment par le Gouvernement autrichien aux États-Unis d’Amérique. Cet or, soigneusement enfermé dans des caisses blindées, a été chargé à bord d’un navire britannique qui fait le service entre New York et Cherbourg. Il arrivera bientôt dans ce port, et les précieux colis seront aussitôt transbordés dans un wagon spécial qui, attaché à un train de marchandises, sera conduit jusqu’à la frontière.

— Eh oui, s’étaient dit les deux compères, notre client Hervé Martel s’en occupe, il a même gardé pour lui « ce risque ». Ah, ces spéculateurs.

Ce n’était, en somme que de la bonne information, mais où Nalorgne et Pérouzin avaient sursauté c’est en entendant Fantômas déclarer :

— Ces millions, nous allons nous en emparer. Voici mon plan : Le navire anglais, un cargo-boat, à bord duquel sont ces caisses d’or et qui s’appelle le Triumph, a dû arriver hier ou ce matin, en rade de Cherbourg. Dans quarante-huit heures, les formalités de douane seront achevées, et, comme je viens de vous le dire, les caisses déchargées du navire seront placées dans un wagon, le wagon 3227.

— Ah ! Fantômas, s’écria Pérouzin, que vous êtes donc bien renseigné.

— Le seul moyen pour réussir dans des affaires de cette nature, c’est d’être documenté. Voilà quinze jours que je m’efforce de me renseigner, c’est bien le moins que mes efforts aient été couronnés de succès.

— Mais comment avez-vous fait ?

Un regard dur et hautain du maître lui fit baisser les yeux piteusement. Pérouzin oubliait que Fantômas ne disait que ce qu’il voulait, et que jamais personne ne devait se permettre de lui poser une question. Fantômas, d’ailleurs, sans tenir compte de la question de l’ancien notaire, poursuivait, donnant ses ordres, sec, bref, à la manière d’un général qui élabore son plan de bataille :

— Le jour même où le chargement sera effectué à bord du wagon en question, le train qui l’emmène partira de la gare de Cherbourg. Le convoi, qui porte le numéro 22 bis, se mettra en route à vingt heures cinq. Vous, Nalorgne, vous aurez simplement pour mission, ce soir-là, de vous assurer que le wagon en question est bien placé l’avant-dernier dans l’attelage du convoi. Quant à vous, Pérouzin, vous connaissez, n’est-ce pas Sottevast et particulièrement les abords de la gare ?

— Ma foi, oui, j’ai été notaire dans cette région. Le pays est pittoresque, les habitants cossus, un peu avares…

— Suffit. Les affaires sérieuses : à cinq cents mètres avant la gare de Sottevast, il est une aiguille que les trains venant de Cherbourg prennent en pointe. On peut, à cette bifurcation, diriger un train qui, normalement, suit la grande ligne sur une voie de garage qui passe derrière la gare des marchandises de Sottevast. Voyez-vous ça d’ici ?

— Mais oui, s’écria Pérouzin, et je comprends bien ce qu’il va falloir faire. Lorsque le train arrivera, au lieu de le laisser filer droit son chemin, il faudra le lancer sur cette voie de garage.

— Imbécile. C’est la plus sûre façon pour faire un accident formidable et attirer, dans l’espace d’une seconde, autour du wagon chargé d’or, tout ce que la région compte d’habitants valides.

— Mais, pourtant, j’avais cru…

— Vous n’avez ni à croire ni même à comprendre. Écoutez, et quand vous saurez, vous obéirez.

Le Génie du Crime, qui était aussi le plus extraordinaire metteur en scène des plus audacieux cambriolages, précisa avec une clarté lumineuse, son projet :

— Le train, avant d’arriver à l’aiguille, ralentit et se maintient à une allure moyenne de quinze kilomètres à l’heure. Le règlement est observé depuis plusieurs jours déjà, eu égard aux réparations que l’on fait au ballast. Pérouzin, vous vous tiendrez près de l’aiguille, qui, comme vous le verrez, se commande simplement avec un levier à main. Vous laisserez tout le train poursuivre son parcours normal, mais, lorsque le wagon chargé d’or, c’est-à-dire l’avant-dernier du convoi, approchera de l’aiguille en question, vous le ferez bifurquer sur la voie de garage.

— Mais ce wagon déraillera ? dit Nalorgne, muet jusque là.

— Non, déclara Fantômas, il ne déraillera pas. Ses attaches se rompront simplement, et, vu la pente de la ligne à cet endroit, vu également la vitesse acquise, il continuera dans la direction que nous lui aurons indiquée.

Pérouzin ne paraissait pas convaincu :

— Les attaches se rompront, c’est vite dit. Les chaînes sont robustes. Elles résisteront.

Fantômas haussa les épaules :

— Imbécile, ne comprends-tu pas que j’ai tout prévu, et que les anneaux des chaînes seront aux trois quarts sciés à l’avance ? Sitôt le wagon arrêté sur cette voie de garage, je me précipite avec des amis sûrs, et naturellement les caisses pleines d’or tombent entre nos mains.

— Bien, dit Nalorgne, mais, j’y pense. D’ordinaire, dans le dernier wagon, se trouve une guérite, et dans cette guérite, un chef de train. Ce dernier wagon viendra, je le suppose, avec le véhicule chargé d’or.

— Naturellement. Je réponds à l’avance à votre objection en vous disant que le chef de train est un homme à nous.

— Je n’aime pas beaucoup ça. Lorsqu’on se sera aperçu du vol, ce chef de train sera interrogé ; s’il paraît suspect, on le bouclera, et, alors, s’il parle.

— Vous n’avez rien compris, dit le Maître : il ne manquera rien au chargement du wagon d’or, une fois notre vol commis.

— Comment ? s’écrièrent ensemble Nalorgne et Pérouzin. Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire, articula Fantômas, que, si on vérifie les contenus des caisses une fois que nous serons passés, on pourra se rendre compte qu’il ne manque pas une seule pièce de monnaie à l’expédition faite par les États-Unis au Gouvernement autrichien.

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