Abasourdi, Pérouzin déclara :
— J’avoue que je ne comprends pas.
— Cela n’a aucune importance.
Mais soudain, incapable de dissimuler sa surprise, le bandit se dressait tout debout, non sans avoir, un instant auparavant, prêté l’oreille et entendu quelque chose qui le faisait tressaillir. Puis, d’un ton impératif, sans même se préoccuper de la surprise que son attitude provoquait au milieu des consommateurs, Fantômas, avisant le couple d’ivrognes, ordonnait :
— Approchez ici, vous autres.
Et comme les deux individus hésitaient, ne sachant si c’était à eux que l’on destinait cette apostrophe comminatoire, Fantômas, bousculant la foule, arrivait jusqu’à eux, prenait le grand Dégueulasse par le col, et, l’attirant auprès de lui, interrogea :
— Que viens-tu de dire, sinistre farceur ?
— Moi ? demanda le pochard abasourdi, si tu crois que je me souviens de ce que j’ai jaspiné cinq minutes après.
Mais Fantômas, rudement, le secouait :
— Allons, répète, tu as parlé tout à l’heure, à ton copain, d’un accident à Cherbourg, d’un navire qui venait de couler ?
— Ah, si ce n’est que cela répondit Dégueulasse, j’peux bien t’en raconter plus long encore, sur ce chapitre-là. Des fois que tu voudrais être renseigné, t’aurais qu’à payer un verre, mais, comme je suis un bon zigue, j’m’en vas tout de même te répéter pour rien ce que j’ai dit à Fumier. Pour lors, censément, je disais à Fumier : Mon vieux poteau, faut lâcher tes poubelles et tes tas d’ordures de Paris et t’amener avec Dégueulasse travailler à Cherbourg. Va y avoir du boulot ces jours-ci. Un grand navire s’est foutu au fond de l’eau, juste à l’entrée de la passe ; or, paraît qu’il’ est bourré de marchandises qu’on va aller chercher avec les godasses de plomb et la cloche à air sur la caboche.
— Ce navire, interrogeait-il anxieusement, lequel est-ce ? comment s’appelle-t-il ?
— J’devrais le savoir, fit-il, je viens de le dire y a pas deux minutes.
Fantômas, malgré son sang-froid extraordinaire, bouillait d’impatience :
— Son nom ? te dis-je.
Dégueulasse rassembla ses esprits, jeta à Fantômas, d’un air détaché, cette information, qui bouleversa le bandit :
— Le navire coulé dans le port de Cherbourg, c’est un cargo-boat anglais, le Triumph.
***
Fantômas et ses deux complices quittèrent L’ Enfant Jésus, dont le séjour, par suite de la présence de Dégueulasse et de Fumier, devenait de plus en plus insupportable.
Fantômas avait un air sinistre, sa mauvaise figure des grands jours.
Nalorgne et Pérouzin veillaient au grain, gardant bouche close, lorsque soudain Fantômas leur frappa sur l’épaule.
— Eh là, vous autres, fit-il, d’une voix vibrante qui correspondait assurément à son état d’âme. (Tout d’un coup, en effet, le visage de Fantômas s’était transfiguré). Hé, là, vous autres, fini le désespoir. Notre premier projet échoue, par suite d’un cas de force majeure dont nous ne sommes pas responsables, mais ne croyez pas que Fantômas consente à abandonner si vite une fortune aussi belle que celle qu’il a décidé de prendre. Les millions de l’Autriche, nous ne pouvons pas les enlever à terre, comptez sur moi, nous irons les chercher au fond de l’eau.
— Au fond de l’eau ?
— C’est une façon de parler. En attendant, demain soir, à pareille heure, vous me retrouverez à l’usine du Grand-Montrouge.
Il dit, et s’éclipsa.
9 – FANDOR ENQUÊTE
Nalorgne et Pérouzin, dans leur louche étude de la rue Saint-Marc, avaient chambré M lle Hélène, la dactylographe. Ils s’efforçaient de lui présenter ce projet de mariage sous les aspects les plus flatteurs.
Pérouzin :
— Plus que distingué, mademoiselle, bien plus.
Nalorgne :
— Il a de la fortune.
Pérouzin :
— Fortune colossale.
Nalorgne :
— Vous vivrez dans une superbe villa.
Pérouzin :
— Un château, un château.
Pérouzin :
— Il n’a que soixante ans environ.
Ce qui fait que M lle Hélène ne put dissimuler une légère moue.
— Enfin, qu’en pensez-vous ? demanda Nalorgne.
La jeune fille ne disait ni oui ni non, c’était l’essentiel et déjà Nalorgne, homme adroit, posait les jalons pour la première entrevue des « fiancés ».
— Vous savez, mademoiselle, le mariage est souvent une école de sacrifice. Il ne faut pas exagérer les choses cependant. Un mari actif et remuant a son charme, mais il vaut beaucoup mieux, pour une femme comme vous, souhaiter un époux aux mœurs casanières et qui reste chez lui, qui aime son intérieur. Vous aurez toute satisfaction avec M. Ronier, car une légère infirmité, toute passagère, l’empêche en ce moment de beaucoup circuler.
Pérouzin, ami des précisions, se hâta d’ajouter :
— Oui, mademoiselle, M. Ronier est absolument paralysé.
Nalorgne foudroya du regard son associé. M lle Hélène ne put s’empêcher de sourire. Enfin la jeune fille se leva :
— Messieurs, je vous remercie, dit-elle, de l’amabilité avec laquelle vous vous occupez de moi, mais, je vous le répète, je n’étais pas venue vous trouver pour vous demander de me marier. J’espérais simplement que, eu égard à vos relations nombreuses, vous seriez à même de m’indiquer, oh, très discrètement, où je pourrais retrouver une certaine personne à laquelle je m’intéresse.
— En effet, dit Pérouzin, nous savons que vous voulez rencontrer ce M. Jérôme Fandor. Évidemment, nous nous occuperons de le rechercher pour vous être agréable, mais nous vous conseillons aussi de bien réfléchir. Un mariage avec M. Ronier serait beaucoup plus avantageux.
— Mais je ne vous ai pas dit, messieurs, que je désirais rechercher M. Fandor pour l’épouser.
***
Dix minutes plus tard, Nalorgne et Pérouzin arrivaient au Faisan Doréet demandaient à être conduits au salon retenu par M. Prosper.
Il était sept heures moins le quart à peine, et le rendez-vous avait été fixé pour six heures et demie, mais déjà l’ancien cocher, sans la moindre considération pour ses invités, s’était attablé et avait vidé les raviers de hors-d’œuvre.
En face de lui, Irma de Steinkerque, elle aussi, faisait honneur à ce commencement de repas.
— Vous savez, s’écria Prosper, en voyant arriver ses amis, l’heure c’est l’heure, n’est-ce pas ? C’est mon patron qui m’a appris cela quand j’étais en place, eh bien, c’est une bonne habitude que je conserve, de même que celle de dîner tôt dans les restaurants à la mode, vous comprenez pourquoi ?
— Ma foi, pas particulièrement, déclara Pérouzin qui, machinalement, lustrait son chapeau haut de forme de la manche.
— Quand on s’amène de bonne heure, on est certain d’avoir tous les bons morceaux. Maintenant que vous avez compris, à table, et ne perdons pas de temps, car le dîner peut faire attendre les dîneurs, mais les dîneurs ne doivent pas se permettre de retarder le dîner.
***
À huit heures du soir, Nalorgne et Pérouzin, échauffés par les vins capiteux que généreusement Prosper leur avait payés, quittaient le restaurant du Faisan Doréet s’acheminaient vers le boulevard.
De nouveau, l’heure les talonnait. Pérouzin, pour activer sa digestion pénible et diminuer la congestion qui lui montait aux tempes, aurait volontiers fait un bon kilomètre à pied, mais Nalorgne, exsangue et blafard, ne souffrait pas d’un semblable excès de santé et, tout au contraire, l’esprit très net, il disait à son compagnon :
— Prenons une voiture pour nous faire conduire là-bas.
Pérouzin allait faire signe à un taxi-auto, mais Nalorgne l’en empêcha :
— Inutile, dit l’ancien prêtre, de prendre un véhicule aussi cher, un fiacre ordinaire suffira bien. Il ne nous faudra pas plus d’une demi-heure pour aller d’ici à la barrière de Montrouge.
Les deux associés firent donc signe à une voiture à cheval et donnèrent l’adresse, ce qui détermina une sourde colère chez le cocher, peu satisfait à l’idée de s’en aller à cette heure déjà tardive à l’autre bout de Paris.
La décision prise par Nalorgne, si elle ne contentait qu’à moitié Pérouzin, satisfaisait en tout cas un troisième personnage que les deux associés n’avaient point remarqué, bien que cet individu les eût immédiatement suivis depuis leur sortie du restaurant. Dans la foule des promeneurs qui allaient et venaient sur le boulevard, ce personnage pouvait passer inaperçu. C’était un jeune homme d’une trentaine d’années, dont la mise correcte, mais modeste, n’attirait pas l’attention. Comme il tenait à la main une bicyclette, il était obligé, perpétuellement, de demeurer à l’extrémité du trottoir pour que sa machine pût rester sur la chaussée.
Lorsque le cycliste vit que les deux associés prenaient un vulgaire fiacre, il poussa un soupir de satisfaction :
— Pour une fois, j’ai de la chance. S’il m’avait fallu, avec mon manque d’entraînement, suivre une automobile, je n’aurais jamais pu y parvenir. Mais où diable ces gaillards vont-ils m’emmener ?
L’inconnu se résigna à se laisser guider, enfourcha sa machine et se faufilant, non sans difficulté, au milieu des encombrements, ne perdit pas de vue le véhicule dans lequel étaient montés les deux agents d’affaires de la rue Saint-Marc.
Si ces deux nigauds de Nalorgne et Pérouzin avaient porté leur regard autour d’eux, c’eût été l’occasion pour eux de retomber une fois de plus sur cette sagesse des nations chère au moins au second nommé, pour dire : le monde est petit, seules, les montagnes, ne se rencontrent pas. Le jeune homme qui les suivait, en effet, n’était autre que celui qu’ils avaient mission de retrouver pour leur cliente M lle Hélène, la dactylographe d’Hervé Martel.
Qu’était donc devenu le journaliste, depuis les heures tragiques où, s’efforçant de prendre Fantômas, il avait dû abandonner la poursuite du sinistre bandit pour ramasser son malheureux ami Juve, tombé sous les coups de l’ennemi ?
Préoccupé par la santé de Juve, Fandor, pendant de longues semaines, n’avait pas quitté le chevet de son ami. Mais bientôt, il avait dû se remettre à son métier de journaliste. S’il était revenu à son ancien journal, La Capitale, il avait, sur le conseil de Juve, décidé de garder l’anonymat. Désormais, ses articles paraissaient non signés.
Cependant, le mauvais état de santé du policier s’éternisait. Un jour, avec une force de caractère admirable, il avait déclaré à Fandor :
— Mon pauvre petit, je crois bien que la paralysie ne me quittera plus.
Ce qui ne l’empêchait pas de continuer à travailler une dizaine de jours auparavant. Juve avait dit au journaliste, à propos des affaires mystérieuses de l’avenue Niel :
— Il y a dans l’entourage d’Hervé Martel des gens suspects et des événements mystérieux. Occupe-toi donc un peu de connaître les tenants et aboutissants de tout ce monde-là.
Or Fandor avait appris, dès qu’il avait commencé ses enquêtes, qu’il y avait, faisant partie du personnel de la charge d’Hervé Martel, une certaine jeune fille du nom d’Hélène. Certes, il en existait d’autres, du moins on le disait, mais pour Fandor, il n’en était qu’une. Le hasard, ou sa bonne étoile, ou simplement encore la perspicacité de Juve, allait-il le mettre sur la trace de la fille de Fantômas ?
Sur ce, Jérôme avait reçu un mot de Jean, porte-plume de son maître, le priant de surveiller le cocher Prosper et les individus qu’il fréquentait. C’est ainsi que Fandor, tout naturellement, était tombé sur Nalorgne et Pérouzin, ce qui explique qu’on le retrouve en train de les filer.
Le fiacre s’arrêta enfin aux fortifications. Et Fandor, décrivant avec sa bicyclette un virage savant, s’éloigna du véhicule pour se dissimuler dans l’ombre des fossés. Les parages de la porte de Montrouge étaient déserts en effet, à cette heure de la soirée. Cependant Nalorgne et Pérouzin, après avoir réglé leur fiacre, franchirent la barrière et s’acheminèrent à pied vers le sinistre quartier du Grand-Montrouge, dont les misérables habitations, mêlées à de vagues ateliers, à de sombres usines, donnent à l’ensemble de la région un aspect redoutable, lugubre.
— Où diable vont-ils ? se demandait Fandor, derrière eux, le guidon à la main.
Soudain, les deux associés s’arrêtèrent devant une masure surmontée d’une haute cheminée, ce qui lui donnait une allure d’usine. Ils frappèrent à une porte basse, attendirent quelques instants. La porte s’entrebâilla. Les deux hommes pénétrèrent dans la propriété, entrant dans le noir, et Fandor se retrouva dans une petite ruelle aux pavés inégaux.
Cependant aux coups frappés par Nalorgne et Pérouzin, quelqu’un était venu ouvrir. Les deux associés avaient reconnu Fantômas. Le bandit verrouilla soigneusement derrière lui, puis fit signe de le suivre aux agents d’affaires.
Nalorgne et Pérouzin n’étaient pas autrement rassurés. Jusqu’à présent, ils avaient trouvé profit à travailler pour Fantômas. Mais ils étaient loin d’avoir le tempérament énergique et combatif du Génie du Crime. Nalorgne et Pérouzin n’étaient mûrs que pour les petites escroqueries, les modestes indélicatesses, les ignominies restreintes. L’audace de Fantômas les terrorisait, mais, timides à l’extrême et perpétuellement inquiets, aussi bien du châtiment que de la vengeance, ils n’osaient réagir. Situation étrange que la leur, du reste. Ils faisaient des démarches pour être accrédités dans la police et faire partie de la Sûreté parisienne. En ce même temps, ils se trouvaient embauchés par le plus redoutable des criminels, et depuis quelques jours étaient devenus ses complices. Nalorgne et Pérouzin se demandaient fréquemment depuis quelques jours comment tout cela finirait. Pour l’instant toutefois, ils restaient plantés là, yeux écarquillés devant le spectacle que leur montrait le Maître. Après leur avoir fait traverser quelques pièces encombrées de caisses de toutes sortes, ils les avait introduits dans un vaste atelier où une odeur d’acide prenait à la gorge et vous arrachait des larmes brûlantes. Quelques ouvriers. Des caisses.
Un homme allait et venait de l’établi à la caisse ouverte. À chaque voyage, il portait des rouleaux d’or, qu’il déposait dans la seule caisse qui fût encore ouverte.
Fantômas expliquait :
— Voilà les caisses qui seront repêchées du navire coulé à Cherbourg. Vous voyez ce qu’elles contiennent ?
— Naturellement, fit Pérouzin, des louis d’or, dame !
Fantômas ricana, puis, haussant les épaules :
— Imbécile, c’est de la fausse monnaie. Vous Nalorgne, qui connaissez la musique, vérifiez donc si les marques, les désignations que je viens de faire reproduire sur les caisses que nous avons ici sont conformes aux connaissements.
— Ah çà ! dit Pérouzin, mais vous avez vos entrées partout. Ces papiers-là devraient être en la possession de la Compagnie d’assurances qui a garanti le risque, ou tout au moins entre les mains du courtier.
— Imbécile, fit Fantômas, ils étaient peut-être, ces jours derniers, dans les dossiers d’Hervé Martel. Mais j’en ai eu besoin, et les voilà.
Les deux associés, interdits, se taisaient, admirant l’imperturbable calme de Fantômas.
Dans l’atelier, silencieux, discrets et actifs, trois hommes s’empressaient. Un graveur donnait le dernier coup de poli aux pièces d’or qu’un autre ouvrier mettait en rouleaux, portait dans les caisses, cependant que le troisième ternissait le bois neuf où il portait les signes convenables. À n’en pas douter, on préparait la substitution. Mais comment allait procéder Fantômas ? C’est ce que Nalorgne et Pérouzin auraient bien voulu savoir. Fantômas, cependant, au lieu de les renseigner, les questionna :
— Qu’y a-t-il de nouveau avenue Niel ? Les inspecteurs de la Sûreté, Léon et Michel, y sont-ils toujours ?
— Ma foi, oui, déclarèrent ensemble Nalorgne et Pérouzin, voilà près d’une semaine qu’ils ne quittent pas le domicile du courtier. Cela menace de durer.
— Cela ne durera pas. Demain, tout sera fini. Tant pis pour eux. Tant pis pour Léon et Michel. Ils devraient savoir que Fantômas n’aime pas qu’on se mêle de ce qui ne vous regarde pas. Demain, ils l’apprendront à leurs dépens.