Or,l’homme n’avait pas fini de parler que la rescapéesubitement changeait de visage. Elle avait tout à l’heureparu atterrée, maintenant elle semblait presque joyeuse.
— AuChili, répétait-elle, vous allez au Chili ?
Etbrusquement elle demanda :
— Àvous autres qui m’avez sauvée, je dirai merci plus tard,mais il faut, avant tout, que j’accomplisse une démarchegrave. Puis-je parler au capitaine ?
Il yeut encore des éclats de rire ; l’un des hommesdemanda :
— Çadépend… Qui faudrait-il annoncer ?
Larescapée n’hésita pas.
— Ditesque je me nomme Hélène Fandor.
Maiscomme Hélène – car c’était bienHélène – annonçait ainsi son nom, unnouvel éclat de rire faisait sursauter les hommes quicomposaient le surprenant équipage de La Cordillère.
— M’estavis, murmurait un vieux marin, que c’est surtout HélèneFantômas qu’il faudrait dire !
Quelétait donc l’étrange bâtiment qui avaitrecueilli, alors qu’elle périssait en mer, la femme deJérôme Fandor ?
ChapitreIII
L’inconnu
Siles menaces de Fantômas avaient laissé la malheureuseHélène accablée, prostrée, comme morted’effroi, il était évident que le bandit, enraison même de l’amour qu’il portait à lajeune fille qu’il continuait à regarder comme sa fille,devait, lui aussi, effroyablement souffrir des paroles de colèreque celle-ci lui avait adressées, de la rébellion dontelle avait fait preuve à son égard.
Fantômasaussi bien quittait la cabine où il venait d’entretenirsa fille, cette cabine d’où, quelques heures plus tard,Hélène devait si audacieusement s’évader,en proie au plus grand trouble.
Lebandit avait fait bonne figure tant qu’il s’étaittrouvé devant la jeune femme, donnant en cela une preuve deson extraordinaire énergie morale, mais, dès qu’ilse trouvait hors de sa présence, dès qu’il étaitseul avec lui-même, il perdait tout de son impassibilitéhabituelle.
— Hélène,murmurait Fantômas… aime Fandor ! Elle aime monennemi mortel, et moi, elle me hait…
Ah !certes, Fantômas à ce moment concevait une nouvellecolère à l’égard de Fandor. Certes, lejournaliste incarnait toujours à ses yeux l’ami dévouéde Juve, l’intrépide jeune homme qu’il combattaitdepuis dix ans, mais soudain il lui trouvait une autre qualité,une qualité qui motivait plus encore sa rancune, il étaitl’homme qu’aimait Hélène !
C’étaitalors un étrange sentiment qui s’emparait de Fantômas.Le misérable qui n’avait jusqu’alors jamais connude souffrance morale, qui avait toujours su se faire profondémentindifférent, complètement impassible, goûtaitl’âpre tourment de la jalousie. Il souffrait terriblementà la pensée que sa fille Hélène, qu’ilchérissait si tendrement, qui était même la seulepersonne au monde qu’il aimait depuis la mort de lady Beltham,non seulement n’avait pour lui aucune affection, mais encoreadorait son plus mortel ennemi.
Fantômas,en quittant le salon où il venait d’enfermer Hélène,marchait tête basse, l’air accablé.
Lapéniche qui lui servait de prison était, tout commel’avait deviné la jeune femme, truquée dans sonentier. Les tas de charbon qui se trouvaient sur le pont n’étaientlà que pour cacher les aménagements intérieurs,et il s’agissait d’un chargement factice, car, enréalité, la barge tout entière étaitinstallée en embarcation de plaisance comportant de nombreusescabines, et même un grand dortoir.
Fantômassuivit l’un des couloirs qui courait le long de cesappartements, voulant se diriger vers les pièces qui luiétaient réservées. Or, comme il avançaitainsi, atterré, accablé, courbant la tête sous lepoids de son chagrin, il heurtait à l’improviste unhomme, un matelot, semblait-il, qui s’effaçaitcependant, s’appuyant à la muraille pour le laisserpasser.
Fantômas,arraché à son rêve, tressaillit violemment.
— Imbécile,fit-il, contemplant l’homme qu’il venait de bousculer. Nepeux-tu te ranger ?
L’autrese courbait déjà en des saluts profonds.
— Maître,pardonnez-moi, murmurait-il.
MaisFantômas n’écoutait pas cette excuse. Brusquement,il avait repris possession de son sang-froid. Brusquement, ilretrouvait sa maîtrise ordinaire, réussissant, par uneffort d’énergie, à chasser de son esprit toutepréoccupation grave.
— Viens,ordonnait Fantômas. J’ai à te parler.
L’hommeet lui entrèrent dans un somptueux cabinet de travail, laporte se referma sur eux. Longtemps le bandit et son complicecomplotèrent ensemble.
Quedécidait alors Fantômas, qu’étudiait-ilavec ce compagnon qui était évidemment l’un deshôtes mystérieux de la fantastique péniche ?Il eût fallu, pour le deviner, connaître les intentionssecrètes du Génie du crime, savoir quelle revancheFantômas préparait aux défaites que Fandor etJuve venaient en quelque sorte de lui imposer, en sauvant la reineWilhemine, en conservant à la gracieuse souveraine le trôneque Fantômas n’avait pas craint de convoiter.
Maisqui, par malheur, pouvait jamais se vanter de connaîtred’avance les intentions de Fantômas ?
Lebandit, bien évidemment, ne confiait ses secrets àpersonne. Ses complices, eux-mêmes, le plus souvent, n’ensavaient pas les grandes lignes, et n’en connaissaient quecertains petits détails à peine suffisants pouralimenter leur curiosité, et bons tout au plus àpréciser la part effective qu’ils devaient prendre auxgéniales entreprises du bandit.
L’homme,après plus de deux heures d’entretien, quitta le cabinetde travail de Fantômas. Il était blême, iltremblait…
— Maître,murmurait-il simplement, vous serez obéi, je suis certain queje réussirai.
Lavoix de Fantômas répondit :
— J’ycompte bien, Ma Pomme !
Puis,la barge retomba dans le silence. La porte du cabinet de travail deFantômas s’était à nouveau refermée,l’homme qui répondait au sobriquet de Ma Pomme avaitdisparu ; le mystérieux bateau où sommeillaitencore Hélène, attendant l’heure propice pour sonévasion, paraissait en vérité complètementdésert, totalement inhabité.
Lesheures qu’Hélène avait vécues dans laprison que lui avait assignée son père se traînaientalors pour Fantômas avec une lenteur comparable à celledont la jeune femme souffrait.
Lebandit n’était pas moins ému que sa fille et toutcomme sa fille, souffrait. Il se promenait de long en large dans soncabinet de travail, et par moment ses sourcils se fronçaient,ses poings se serraient, comme si une colère effroyable l’eûtbrusquement secoué.
Quelétait donc le secret de cet homme, de cet homme invisible,dont le nom glaçait d’épouvante le monde entier ?
Quelleétait donc l’âme véritable de Fantômas,de ce Roi des tortionnaires, qui n’avait jamais reculédevant les plus horribles atrocités et qui souffrait ainsi sicruellement à la pensée que sa fille aimait un autrehomme que celui auquel il l’avait destinée ?
Toutela nuit, sans songer à prendre le moindre repos, Fantômasse promenait de la sorte dans ses appartements. À cinq heuresdu matin seulement, il semblait sortir de l’hésitation,de l’énervement anxieux dans lequel il se débattaitpéniblement.
— Oui,murmurait Fantômas. Il faudra que tout cela s’accomplisse.Je l’ai décidé ainsi tout d’abord, et mesdécisions sont irrévocables.
Brusquement,le bandit quitta son cabinet, longea les couloirs de la barge, sedirigeant vers le salon que devait occuper Hélène.
— Cen’est pas une femme, murmurait-il, ce n’est pas ma fillequi fera plier mon caprice… Morbleu ! coûte quecoûte, j’entends arriver à mes fins !
Fantômas,à cet instant, incarnait parfaitement le Maître del’effroi, le Génie du crime, le Démon du mal. Onle sentait tendu dans un désir suprême ; il étaitévident que, s’il retournait vers Hélène,c’était pour lui imposer de force quelque terriblevolonté.
Fantômasprit à sa ceinture une petite clef dont il se servait pourouvrir les serrures compliquées qui gardaient, pensait-il, lajeune femme. Il ouvrit la porte grande en appelant :
— Hélène,il faut m’entendre…
Maisà ce moment, la parole expirait sur ses lèvres…Fantômas, muet de surprise, s’immobilisait sur le seuilde la pièce.
Ilvenait d’apercevoir la muraille sabordée, il venait dese rendre compte qu’Hélène n’étaitplus là, qu’elle s’était évadée,il distinguait enfin sur la table le court billet qu’elle luiavait laissé.
Lasurprise était si forte à cet instant que Fantômaschancelait. C’était à la façon d’unhomme pris de vertige et qui ne reste debout qu’au prix d’unsuprême effort que Fantômas pouvait avancer jusqu’àcette table pour prendre la lettre d’Hélène.
Illa lut d’un regard, puis il la déchira avec une rageabominable.
— Lamalheureuse, murmurait-il… la malheureuse… elle ose medéfier… Hélène oublie-t-elle donc quel’amour peut faire place à la haine, que l’affectionpeut se changer en exécration… Hélène m’abravé, je me vengerai !
Fantômas,frémissant, s’approchait du sabord. Il pencha sa têtepar le trou qu’Hélène avait réussi àménager et qui lui avait servi à s’enfuir.
PuisFantômas pâlit plus encore.
— Elles’est jetée à l’eau, pensa-t-il…elle est tombée aux flots.
Etse tordant les mains, le bandit ajoutait :
— C’étaitl’heure du reflux… Mon Dieu, mon Dieu, peut-êtrea-t-elle été entraînée au large…peut-être est-elle morte…
Lafuite d’Hélène portait évidemment àFantômas un terrible coup. Le bandit paraissait quelquesinstants à bout d’énergie. Mais il n’étaitpas évidemment de ces natures qui peuvent se laisser abattre.Quel que fût le coup qui le frappât, il voulait enappeler ; quelles que fussent les difficultés que ledestin accumulait sur sa route, il les acceptait, les affrontait d’uncœur vaillant, et prétendait en triompher.
Bientôt,un sourire passait sur ses lèvres :
— Soit,murmurait-il. Avant tout, il faut savoir ce qu’est devenueHélène, je le saurai… Malheur à elle sielle s’est enfuie… mais malheur au monde si elle estmorte !
Fantômasquitta le salon. Il refermait soigneusement la porte, voulantprobablement cacher à ceux qui devaient être sescomplices en Hollande la disparition de la jeune femme. Il revenaitdans ses appartements particuliers, il prenait un timbre, sonnaitquatre coups…
— Vladimirva m’aider, pensa le bandit.
C’étaiten effet Vladimir, le faux comte d’Oberkhampf, qu’ilappelait au moyen de ces quatre coups de sonnette.
Fantômasattendit quelques instants, puis il tapa du pied, pris ànouveau d’impatience.
— Ehbien ! grondait-il.
Fantômassonna quatre coups encore…
Maisce second appel demeurait toujours aussi vain que le premier…Nul ne lui répondit.
Alorsune colère folle s’emparait du Maître de l’effroi.
— Ahça, murmurait-il, il est donc dit que chacun me désobéiradésormais ! Vladimir apprendra, par ma parole, que jen’aime pas attendre ce que je demande !
Fantômassonna cinq coups…
Àce nouveau signal, un extraordinaire personnage, une sorte de naindifforme qui remplissait précisément à bord dubateau les fonctions de groom, accourait en hâte.
— Tum’appelles, maître ?
— Oùest le comte d’Oberkhampf ?
Lenain prit une figure étonnée.
— Maître,murmurait-il, j’ai entendu que tu le demandais. J’aivoulu le prévenir, je l’ai cherché partout…et je n’ai pu réussir à le trouver. Il n’estpas à bord de la barge.
Lenain parlait en tremblant ; il n’osait pas lever les yeuxpour contempler Fantômas. S’il avait vu le visage dubandit, cependant, il se serait aperçu de la profonde émotionqui bouleversait encore une fois au cours de cette nuit tragiquecelui qui ne craignait point de se prétendre le Maîtrede tous et de tout…
Cemême jour, à cinq heures du soir, un homme vêtud’un grand manteau de couleur sombre, et porteur d’unvolumineux parapluie, pénétrait en faisant claquer sessabots, dans la salle basse d’un cabaret du port d’Amsterdam,où se trouvaient déjà de nombreux matelots.
L’hommeau manteau se dirigeait vers une table écartée, sejetait plutôt qu’il s’asseyait sur l’un destabourets réservés aux consommateurs.
— Del’alcool, commanda-t-il d’une voix brève.Servez-moi vite, et servez-moi bien.
Ilavait appuyé sa commande d’un argument toujoursimpérieux, jetant sur la table un louis d’or dont letintement ne devait pas être familier dans un pareil endroit.
L’hommeau manteau brun prenait son front à deux mains et semblaitréfléchir avec une extrême attention.
— C’estinvraisemblable, murmurait-il. Il est inouï que les choses sepassent ainsi et que je n’arrive point à rien deviner deleurs vérités… Suis-je victime d’uneerreur ? Suis-je, au contraire…
Maisl’homme n’achevait pas sa phrase. Une grosse servante, àla face débonnaire, venait d’apporter un verre d’alcool,de cet alcool pur qui est la boisson préféréedes matelots hollandais, à la table de l’homme.
L’inconnubut, prenant une large rasade, d’un geste las, énervé,fatigué.
— Jene sais plus que croire, faisait-il encore… Et pourtant, ilfaut que, coûte que coûte, j’arrive àdécouvrir la vérité ! Il est impossible queje reste ainsi dans l’indécision. Morbleu !donnant, donnant… Mais voudront-ils me répondre ?
L’hommeau manteau marron devait évidemment agiter quelque terribleproblème. Il devait avoir à vaincre de rudesdifficultés pour parvenir à quelque but mystérieux,et il semblait aussi hésitant qu’anxieux, aussi accabléque fou de colère…
Immobile,les coudes sur la table, et soutenant sa tête entre ses mains,il pensait, pensait sans relâche, le regard vague, ne voyantrien des allées et venues qui l’entouraient.
Lecabaret où cet homme venait d’entrer étaitcependant exceptionnellement bruyant ; c’était laclassique tabagie hollandaise, encombrée de lourds matelots auteint hâlé, buvant fort, parlant bas, chantant parmoments de lentes mélopées et fumant toujours d’énormespipes dont la fumée bleuâtre rendait vite l’atmosphèreopaque, embrumée, âcre et piquante.
L’hommene bougeait point. Il restait ainsi immobile et réfléchissantpendant près d’une heure. La servante, maintes fois,était venue lui demander s’il ne voulait point boireencore ; mais il n’avait même pas répondu,paraissant ne point entendre ses offres, paraissant même, cequi était plus extraordinaire encore, ne rien voir autour delui, ne plus pouvoir fixer son attention sur autre chose que sur sapropre pensée.
Etc’était après cette sorte d’égarementsi longtemps prolongé que l’individu, brusquement, seredressait.
— Soit,faisait-il, monologuant à la façon d’un homme quiprécise sa pensée pour ne plus pouvoir en douter. Il mefaut, coûte que coûte, sortir de cette indécision…J’imagine qu’ils le comprendront. Ce sera de leur part,d’ailleurs, une question d’honnêteté.J’aurai une réponse… oui, j’aurai uneréponse !…
Ilajoutait, un instant plus tard :
— Etla guerre reprendra sans doute, la guerre sans trêve ni merci ;la guerre qui se terminera maintenant, je le décide et je leveux, par leur mort et par mon triomphe !…
L’hommeavait tiré de sa poche un portefeuille dans lequel il tiraitune feuille de papier blanc, puis un crayon. D’une grandeécriture alors, mais d’une écriture zigzaguante,invraisemblable, il écrivait hâtivement quelques lignesqu’il relisait avec un grand soin.
— Celasuffira, pensa-t-il.
Uneenveloppe qu’il prenait dans la poche de son vêtementétait bientôt munie d’une adresse, et bientôtencore l’inconnu y enfermait la feuille de papier qu’ilavait rédigée quelques instants avant, soupirantprofondément en même temps, et cependant paraissantquelque peu soulagé par sa décision.
Àce moment, l’inconnu, heurtant sa monnaie, appelait ànouveau la servante.
— Del’alcool, appela-t-il…
Sonverre fut comble encore, la servante demandait :
— Vousne voulez pas manger un morceau ?
Maisl’homme au manteau sombre haussait les épaules :
— Lapaix, disait-il.
Et,son verre en main, l’inconnu recommençait àboire.